Une fois les lithographies terminées, Jean Dubuffet se lance dans la composition du texte destiné à accompagner l’exposition, une « Notice » pour Le Petit guide du visiteur édité pour cette occasion. Ce texte sera intégré, sous le titre « Notice commune », au Prospectus aux amateurs de tous genre 288 . Au début du mois de février, le peintre songe à réécrire entièrement cette première version et s’inquiète auprès de Jean Paulhan de ce que « ça fasse un peu Céline »289, qu’il admet aimer beaucoup. Cette influence, si elle n’est pas conséquente dans le domaine artistique, l’inquiète en ce qui concerne l’écriture : Jean Dubuffet refuse de ressembler à quelqu’un d’autre…
Le lundi 26 février, Francis Ponge écrit à Jean Paulhan290 pour l’inviter à dîner chez lui, avec Lili et Jean Dubuffet, le 1er mars. L’invitation est acceptée. En mars 1945, Jean Paulhan émet un autre désir ; il souhaiterait que Francis Ponge écrive un texte sur l’œuvre de Georges Braque291, qu’il se propose de lui faire rencontrer. Pour tout dire, comme souvent, il ne lui laisse pas le choix, ayant annoncé la nouvelle au peintre avant même d’en avoir parlé au poète.
Un mois plus tard se déroule une autre exposition, à la galerie André cette fois, du 14 au 30 avril 1945. L’élaboration du catalogue et des cartes d’invitation va poser quelques problèmes, du fait des désirs contradictoires de chacun. Lors de l’édition de l’album, un tiré à part de dix exemplaires à été effectué de chaque lithographie, afin de les mettre en vente lors de l’exposition : chaque épreuve séparée est numérotée de un à dix et signée au crayon par l’artiste. Le catalogue, également édité chez Mourlot, de format 10,5 x 13, arbore, sur une couverture rose, le titre suivant « Exposition de LITHOGRAPHIES de Jean Dubuffet, avec quelques peintures et dessins du même artiste ayant rapport aux MURS. PETIT GUIDE DU VISITEUR DE L’EXPOSITION ». Ce catalogue de treize pages présente une brève notice de l’album, qui est exposé et décrit comme une
‘Suite de 34 lithographies exécutées sur pierres pendant un stage de trois mois de J. Dubuffet aux ateliers Mourlot Frères, tirées sur papier d’Auvergne accompagnées d’un avant-propos de Francis Ponge.292 ’Au mois de juin 1945, Francis Ponge, épaulé par Jean Paulhan, concourt pour le prix de la Pléiade, qui lui échappe. Il en garde une certaine rancune envers le mentor qui n’a pas voté pour lui, comme cela semblait aller de soi, ce pour des raisons plutôt obscures qu’il tentera de lui expliquer dans une lettre :
‘Voter pour toi, c’est exactement ce que je ne pouvais pas faire. Voilà quelque vingt ans passés que j’ai fait accepter tes premières pages à la nrf. Aujourd’hui, je ne pouvais voter que pour quelqu’un qui fût à présent ce que tu étais vers 1923.293 ’Le jury du prix de la Pléiade est alors composé de nombreuses personnalités du monde des lettres, Marcel Arland, Maurice Blanchot, Joё Bousquet, Paul Éluard, Jean Grenier, Albert Camus, André Malraux, Jean Paulhan, Raymond Queneau, Jean-Paul Sartre et Roland Thual, forment le comité. Francis Ponge apprendra qu’il avait été à égalité pendant un grand nombre de tours avec Breuil, provoquant un clivage plus politique que littéraire, les écrivains de gauche (Éluard, Camus, Malraux, Sartre) votant pour Francis Ponge tandis que les autres se rallient contre lui. La voix de Joë Bousquet, qui allait aussi à Francis Ponge, est détournée au dernier moment par Jean Paulhan au profit de son concurrent. Jean-Paul Sartre n’abandonne qu’au dernier tour, écœuré par les manigances de Jean Paulhan. Albert Camus, à qui Francis Ponge téléphone pour le remercier d’avoir voté en sa faveur, lui répond : « J’ai voté pour la qualité ». Dans La Force des choses, Simone de Beauvoir parle de cette déception : « Je ne sais qui avait imposé le lauréat, mais ils paraissaient tous consternés. »294
Le mois de juin 1945 est marqué par la prépublication de « Matière et mémoire » dans Fontaine. Cette revue, basée à Alger, s’est illustrée par la qualité des textes publiés sous l’occupation ; un réseau de correspondants avait été mis en place pour que les textes des poètes parisiens puissent atteindre Alger. La revue sera même parachutée en France par l’aviation anglaise295. Max-Pol Fouchet, le directeur, signe et publie en juillet 1940 un texte, « Nous ne sommes pas vaincus », qui provoque la saisie du numéro. Il affirme qu’il ne restera, de cette époque comme des autres, que le nom et les écrits des poètes, philosophes, romanciers, plutôt que les grandes actions conquérantes et le nom des vainqueurs : « Notre époque, sachons-le, sera celle de Bergson, de Valéry, de Claudel, de Gide… »296. Henri Bergson est, pour le directeur de Fontaine, celui qui détermine le mieux la nature de ce siècle. Max-Pol Fouchet s’intéresse également aux textes de Francis Ponge, dont celui de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, qu’il intégre à la revue. Francis Ponge manque alors d’argent, pour pouvoir partir en vacances il cherche à vendre Le Bocal à vache, une toile offerte par Jean Dubuffet. Claude Hersent lui en propose 300.000 francs, par l’intermédiaire de Jean Paulhan, en juillet 1945.
Les pierres seront conservées chez Jean Dubuffet jusqu’au tirage. Jörge de Sousa Noronha, dans son ouvrage technique sur La Lithographie 297 détaille de façon précise le procédé du tirage des épreuves. Les trois premières sont en général trop pâles, il faut attendre que l’image « monte », comme une photographie. Ce n’est qu’au bout de huit à dix épreuves que la pierre peut être considérée comme « stable » ; l’artiste continue alors le tirage jusqu’à atteindre l’image qu’il souhaite et qui constitue le « bon à tirer ». Cette épreuve sert de modèle pour l’ensemble du tirage, elle porte alors la signature de l’artiste. Il est préférable dès lors d’appliquer un tirage en continu, afin d’obtenir un rendu plus homogène entre les séries. L’on ne parle plus alors d’épreuves mais de tirage ou d’estampes. Toutes les lithographies contenues dans l’album peuvent être qualifiées de multiples, dans le sens où l’entend la définition établie en 1960 lors du Troisième Congrès international des Artistes à Vienne :
‘D’une manière générale, sont considérées comme estampes originales ou multiples les épreuves tirées en noir et blanc ou en couleur à partir d’une ou plusieurs planches, entièrement conçues et réalisées à la main par l’artiste, à l’exclusion de tous procédés mécaniques et photomécaniques.298 ’Le tirage manuel, vu la rapide usure de l’image sur la pierre, n’autorise qu’un petit nombre d’épreuves (une centaine au maximum), dont aucune n’est parfaitement identique à la précédente. C’est là notamment que réside l’intérêt de cette multiplication d’originaux. Lors du tirage de l’album, il avait été fait un tiré à part de dix exemplaires de chaque lithographie : chaque estampe séparée est signée au crayon par l’artiste. Ces « d’épreuves d’artiste », tirées en surplus (souvent 10 pour cent du tirage), sont numérotées.
Il sera édité un tiré à part du texte de Francis Ponge299, de 20 exemplaires hors commerce sur papier Arches, dont un orné d’une lithographie originale de Pablo Picasso (« Tête de jeune homme », datée du 7 novembre 1945), inspirée par « Matière et Mémoire ». Yves Peyré, dans son ouvrage Peinture et Poésie, le dialogue par le livre, relate en détail cette nouvelle collaboration, qui témoigne de l’indépendance du texte du poète vis-à-vis des lithographies de Jean Dubuffet.
‘La ratification de cette indépendance nous vient d’une scène d’atelier. Au moment où Mourlot tirait l’ensemble, Picasso travaillait dans le même lieu. Il ne pu s’empêcher de lire le texte de Ponge et demanda aussitôt une pierre sur laquelle instantanément il traça une superbe lithographie en hommage à Ponge (une dédicace accompagne en effet le premier état – unique – de la planche datée dans la pierre). Picasso assenait on ne peut plus clairement que tous les fervents de la lithographies se retrouvaient dans le texte de Ponge, cet engouement multiple suffisant à repousser un peu plus Matière et mémoire vers l’album.300 ’Il semble donc que, malgré son amateurisme vis-à-vis de la technique lithographique, Francis Ponge soit parvenu à capter et à rendre sensibles les éléments les plus emblématiques et les plus émouvants de ce procédé : la sensualité de la matière (celle de la pierre, de l’encre et du papier) et de l’opération chimique sous presse. Il retrouve ainsi, au sein même du geste plastique, son propre « projet d’expression », sans avoir à assujettir son texte à la série de lithographies de l’album.
Après quatre ans de paralysie de l’édition, beaucoup d’ouvrages peinent à paraître. Les auteurs qui ont la chance d’être publiés ne peuvent compter sur plus de cinq milles exemplaires. ‘Ces conditions historiques vont déterminer un certain nombre d’orientations matérielles particulières à cette œuvre. Il en est ainsi, par exemple, du papier, un lot retrouvé et sauvé par Fernand Mourlot, juste suffisant pour une soixantaine d’exemplaires. Papier trouvé plutôt que choisi, dont le caractère de rareté va susciter l’émulation, l’amour même du peintre. La modestie, la simplicité de la reliure d’origine (la reliure de la B.N.F. est le reflet d’une autre interprétation de l’œuvre, puisqu’elle sera réalisée en 1985, soit quarante ans après la parution de l’album), simple emboîtage sans aucune fioriture, témoignent d’une adhésion à ce quotidien. Tous ces éléments d’ordre matériel, imposés par les restrictions ambiantes, reflètent de façon éclatante les conditions d’émergence de l’album, ils participent « à la facture, à la formulation de l’expression », ils réagissent sur l’expression, qui en est « modifiée »’ (M.M., p. 2)‘. Michel Thévoz parle très justement de ces facteurs externes qui deviennent, dans l’œuvre d’art, le reflet d’une « exigence interne » :’
‘Mais c’est sans doute un autre privilège de l’artiste que de pouvoir enrôler ses propres fatalités au point que, pour le regard rétrospectif du biographe, elles paraissent avoir été appelées par une exigence interne de l’œuvre.301 ’Le tirage est donc restreint à 60 exemplaires, édités en novembre 1945. Jean Dubuffet, dans ses « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages », insiste sur le fait qu’imprimer un trop grand nombre d’épreuves est contraire à « l’esprit de la lithographie »302.
L’imprimé est en général tourné vers le public et adressé à la postérité : l’album, lui, incarne une volonté de rareté, de confidentialité. D’autre part, l’œuvre d’art, par le procédé de reproduction utilisé, déplace elle aussi son domaine de réception. Comme le montre Walter Benjamin303, la reproduction technique est toujours plus indépendante, puisqu’elle peut transporter l’œuvre dans différents endroits simultanément, et dans des situations où l’original n’aurait jamais pu se trouver. Par la multiplication des exemplaires, même si celle-ci est peu importante, l’œuvre d’art s’ouvre à de nouveaux récepteurs, souvent différents de ceux qui lui sont habituels. Mais le public de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école reste radicalement opposé à cet homme du commun que le peintre veut toucher ; le tarif auquel est vendu chacun des exemplaire en est la cause :
‘Ces expériences lithographiques contreviennent au système du peintre : réunies dans des ouvrages de grand luxe (Matière et mémoire coûte cinq mille francs), destinées exclusivement aux bibliophiles, elles signent la soumission de Dubuffet aux usages de l’édition d’art et son entrée dans un autre système, celui du marché de l’art, de ses pratiques et de ses conventions. Contre le dogme du dilettantisme et de l’amateurisme, elles sont aussi la marque d’une professionnalisation de la démarche artistique…304 ’Jean Dubuffet sous-loue son appartement rue Lhomond à Francis Ponge à partir de septembre 1945. De nombreuses lettres, conservées notamment à la Fondation du peintre, témoignent de formalités inhérentes au déménagement. La correspondance demeure toutefois affectueuse, même si elle se raréfie avec le temps. La conclusion quant au problème de l’invitation à l’exposition à la Galerie André (« Ponge on s’en fout… ») montre que les divergences ont été nombreuses, parfois violentes, comme le montrent ces deux extraits des lettres de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, la première du 21 janvier 1946 et la seconde du 19 mars 1946 :
‘Par exemple l’autre fois à notre dîner je disais à la bonne Germaine : J’aime Francis autant que Jean. C’était d’ailleurs faux de toutes les façons. Mais je pensais Jean au nominatif. Autant que Jean aime Francis. C’était idiot puisque moi je n’aime pas Francis. Mais on pouvait aussi l’entendre avec Jean à l’accusatif, c’est une pensée qui ne me laisse pas en repos depuis lors.305Les lithographies seront présentées au public à trois reprises, en novembre 1944, chez René Drouin, en avril 1945, lors de la parution de l’album, à la galerie André et en 1947, à New-York. Trois catalogues sont édités, dont la Fondation Dubuffet conserve des exemplaires. Le dernier catalogue, de format 17 x 21, dont la couverture est une lithographie originale, est tiré à 750 exemplaires. Sur la couverture noire grattée figure cette mention d’une écriture maladroite et en lettres capitales « LITHOGRAPHIES, JEAN DUBUFFET », au dos est indiqué la date de l’exposition ainsi que l’adresse de la galerie. Ce catalogue présente un récapitulatif du nombre total d’épreuves tirées de chaque pierre, ainsi que de leur destination. Une lettre de l’artiste307 témoigne de cet important travail d’archivage.
Le 4 avril 1947, le poète suisse Charles-Albert Cingria est violemment attaqué, dans un article anonyme des Lettres françaises, pour ses tendances politiques qualifiées d’extrême droite et pour certains de ses propos considérés comme pro-allemands. Jean Dubuffet, qui admire beaucoup le personnage, tente de le défendre, en adressant une lettre ouverte au directeur de la revue ; il ne parviendra qu’à focaliser la polémique sur lui et à s’attirer les foudres d’autres critiques. Dans une lettre du mois d’avril 1947, adressée à Francis Ponge, Jean Paulhan s’amuse de la fougue du peintre. Tous deux, malgré les sollicitations de Jean Dubuffet, qui leur adresse des copies de sa lettre ouverte, restent résolument à l’écart de cette affaire. Les opinions du peintre et du poète seront souvent divergentes, comme c’est ici le cas, mais n’altéreront jamais leur estime respective. Là encore les lettres circulent, s’échangent entre les trois correspondants :
‘Oui, Dubuffet m’a envoyé son petit factum. Je lui ai écrit ce que j’en pensais. Il m’a écrit à son tour. Et je lui réponds aujourd’hui. Naturellement il te montre tout cela.308 ’En réponse, Francis Ponge envoie à Jean Dubuffet une lettre dactylographiée de trois pages, dans laquelle il exprime son désaccord avec le contenu de la lettre adressée au directeur des Lettres françaises. Le poète donne son opinion sur chacun des différents protagonistes de l’affaire, dont Jean Dubuffet lui-même, réitérant son éloge du « merveilleux artiste », qui clôt le texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Nous en retranscrivons ici un extrait dans laquelle le poète dit au peintre ce qu’il pense de lui.
‘Jean Dubuffet : ici c’est plus difficile, parce que je le connais beaucoup. Mon opinion est plus complexe. La voici au mieux et au pire (tu l’auras voulu) : Au mieux, Jean Dubuffet est un merveilleux artiste, peut-être le plus merveilleux. Quand je suis près de lui, j’ai l’impression d’être au soleil. Ce qui n’implique aucun jugement moral, mais plutôt physique. Aucun autre homme ne me donne ce plaisir.Jean Dubuffet ne songera bientôt plus à cette affaire, se jetant dans son entreprise de portraits ; Jean Paulhan, le premier, se prête de bonne grâce aux séances de poses, et lui envoye ensuite régulièrement de nouveaux modèles, sélectionnés parmi les connaissances et les fréquentations de l’un et l’autre. Dès le mois de juin, le peintre entreprend de faire le portrait de Francis Ponge, qui pose à trois reprises (17, 18 et 23 juin 1947) : les longues stations immobiles qu’implique l’exercice ravivent leur dialogue et l’attrait réciproque. Chaque portrait peut en lui-même être considéré comme un acte d’interprétation critique, non seulement de la figure du poète, mais aussi de son écriture, comme en témoignent les matériaux (huile, chaux, plâtre, ciment) et les titres choisis. Dès le mois de juin, Jean Dubuffet écrit à Jean Paulhan : « j’ai entrepris le portrait de Ponge »310. De ces séances naîtront en particulier trois tableaux, intitulés « Ponge feu follet noir » (n° 25), « Francis Ponge jubilation (n° 27) et « Ponge plâtre meringué » (n° 28)311, qui seront exposés avec une cinquantaine d’autres portraits d’écrivains sous le titre « Les gens sont bien plus beaux qu’ils croient. Vive leur vraie figure », en octobre 1947. Les nombreux croquis préparatoires présentent tous le poète souriant, ils s’intitulent ainsi « Ponge hilare », « Francis Ponge transfiguré », ou « Francis Ponge traits à l’encre »312.
Au cours de l’été 1948, « Des silex de M. Juva », un texte de Jean Dubuffet, est publié par Jean Paulhan dans le cinquième numéro des Cahiers de la Pléiade et occasionne une nouvelle brouille entre le poète et le peintre. Ce dernier adresse une épreuve à Francis Ponge, avant la mise sous presse, au mois de septembre 1948. Ce texte constitue parfois une reformulation très nette de ce qu’avait écrit le poète sur la pierre et notamment dans Le Galet. Après lecture Francis Ponge inscrit sur la première page une appréciation à l’encre rouge, comme le font les professeurs, avant de renvoyer sa copie au cancre, avec l’annotation suivante. La composition de Jean Dubuffet reçoit même une note, de six et demi sur vingt, le jugement du poète est sans appel :
‘ Aucun progrès.Cela suffit à ce que le poète et le peintre évitent pendant un certain temps toute nouvelle rencontre, Jean Paulhan les recevant chez lui séparément. Deux ans plus tard, une nouvelle brouille oppose cette fois le mentor aux deux « mauvais élèves », comme le montrent ces quelques extraits des huit lettres écrites ce même jour par Francis Ponge à Jean Paulhan, dont la plupart n’ont pas été envoyées.
‘Comment peux-tu croire encore avoir quelque chose à m’apprendre ?Cette dernière version, retranscrite dans leur Correspondance, sera celle qu’il choisira d’adresser à celui qu’il appelle désormais « Monsieur le Directeur Honoraire » :
‘Avons-nous un peu daubé sur ton compte ? – C’est bien possible, après tout. Lui attaquant (comme il sait le faire) et moi peut-être pour ne pas contrarier cette jolie nature faisant chorus.314 ’En février 1946 Jean Dubuffet envoie un exemplaire de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école à Joë Bousquet. En janvier 1947 son article, intitulé « Francis Ponge et Jean Dubuffet. Matière et mémoire », est publié dans le quarante-septième numéro de la Gazette des Lettres de Lausanne. La même année, le poète, dans une lettre à Jean Dubuffet, parle de cet écrit de Joё Bousquet, qu’il trouve ridiculement et exagérément élogieux315. Le peintre, quant à lui, ne sera guère plus tendre avec le texte qui lui est consacré, intitulé « Conte à J.D. », disant à Jean Paulhan que ce n’est « vraiment pas lisible »316. C’est pourtant l’un des plus fervents admirateurs de ses travaux, et plus particulièrement de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, dont il parle très justement. Joë Bousquet reviendra sur la relation du peintre à la pierre, mais aussi au langage, dans son ouvrage D’un Regard l’autre, texte inédit qui ne sera publié qu’en 1982 et dont deux chapitres successifs sont intitulés « En partant de Paulhan », et « À partir de Dubuffet ».
‘Jean Dubuffet donne la vie à la pierre, il a voulu fouiller l’automatisme jusqu’à cette révélation. Les écrivains ont pétri le langage et introduit son merveilleux pouvoir de division dans les manies de l’esprit. Si Dubuffet fait apparaître ce privilège de division dans la pierre, toutes les activités créatrices lui seront redevables d’un peu de force et de lumière. L’être est création et cette création se poursuit dans un perpétuel échange ontologique.317 ’S’ils ne travailleront plus ensemble, ils restent néanmoins chacun attentifs aux travaux de l’autre ; Francis Ponge se rend ainsi régulièrement aux expositions du peintre. Il lui adresse ses publications, qui trouvent à chaque fois avec Jean Dubuffet un lecteur enthousiaste. Une lettre du peintre, suite à un de ces envois, témoigne de cette émulation commune :
‘Mon cher Francis,Leurs liens se resserrent encore lorsque Jean Dubuffet, en grand besoin d’une assistante compétente, propose au poète, par lettre, d’offrir le poste à sa fille Armande319. Celle-ci accompagnera dès lors le parcours du peintre, devenant par la suite directrice de la Fondation Dubuffet, fondée par l’artiste rue de Sèvres, prolongeant la rencontre provoquée par Jean Paulhan.
Cette collaboration demeure donc inédite, même si une réédition de L’Œillet, illustrée par Jean Dubuffet, avait été envisagée en novembre 1947. Malgré leur longue carrière respective, dans des cercles et cénacles souvent voisins, voire communs, il n’y eut plus aucune matérialisation de leur communauté de dessein. Signalons toutefois pour mémoire qu’un assemblage de Jean Dubuffet sera reproduit dans l’édition originale de La Fabrique du pré, sous la légende « J’habite un riant pays ». Le titre du tableau, « Comme la moraine des forêts » (1956) participe à la genèse du poème ; là encore, l’image nourrit le texte. Elle constitue l’amorce de la réflexion et de la rêverie poétique, elle l’inhibe même parfois :
‘Le pré, surface amène, moraine des forêts » ; voilà tout ce qui me revient spontanément, de mon long travail de tant de jours depuis des années (trois et demie). Rien d’autre.320 ’La dernière rencontre du peintre et du poète avec Jean Paulhan se déroule, par hasard, le même jour, le 8 juillet 1968. Cette ultime visite commune au mentor est provoquée par des circonstances difficiles. Francis Ponge est à peine rentré à Paris : à son arrivée, sa fille Armande, devenue secrétaire de Jean Dubuffet, lui apprend que Jean Paulhan est soigné à la clinique Hartmann, celle où Hélène Saurel (la sœur de Francis Ponge) vient de décéder. Après s’être rendu dans la salle où repose le corps, le poète demande à voir Jean Paulhan. On lui répond qu’il dort et ne peut être dérangé. Il attend alors un long moment dans le jardin et voit tout à coup passer Jean Dubuffet, l’air agité, comme à son habitude ; étonnés par cette coïncidence tous deux bavardent un moment, puis sont finalement autorisés à monter voir quelques instants Jean Paulhan, fatigué mais encore très présent. Francis Ponge évoque cette dernière rencontre dans une lettre à Alain Berne-Joffroy.
‘Je ne sais si je vous avais dit par téléphone, en juillet, que le jour même de la mise en bière de ma sœur à la clinique Hartmann, j’avais vu, quelques instants, Paulhan dans la chambre où il était soigné. Ce devait être notre dernière rencontre…321Les lithographies de Jean Dubuffet avaient avant même leur édition en album un public attentif. Pierre Seghers, d’abord, pour lequel le peintre compose « Cyclotourisme », « plus digne » de figurer sur la couverture de son ouvrage que la première effectuée ; puis Jean Paulhan, qui suivra pas à pas la progression des travaux, tout comme Fernand Mourlot. Francis Ponge, enfin, se rendant à l’atelier, observant le peintre à l’œuvre : le poète pense qu’il est nécessaire de tirer des « leçons d’autres techniques »322, comme il le fait ici de la lithographie. René Char, dans Recherche de la base et du sommet intitule la section consacrée aux textes sur les peintres « Alliés substantiels »323 ; l’intime compagnonnage n’est possible que lorsqu’il se crée un accord implicite entre les projets d’expression, mais que chacun reste libre dans la manifestation de ce désir. Le sens du terme substantiel nous renseigne encore sur cet aspect, puisqu’il désigne ce qui détermine la matière, ce qui la complète de substances nourrissantes. Comme le montre Jean Tardieu, la collaboration entre peintre et poète est pour chacun une possibilité de ressource infinie :
‘À bras ouverts de branches et de bourgeons, à bras ouverts de barques et de pluie, de vent marin, de lèvres salées, de soif et de faim de la vie, le peintre va au-devant du poète. Ils ouvrent ensemble toutes les portes. Ils brisent toutes les barrières. Ils font le saut définitif dans la Ressource sans fin. "Tout est possible ! J’assemble, à ma fantaisie, les fragments du miroir brisé. J’en compose un objet qui jamais avant moi ne fut."324 ’Le poète, comme la pierre, réfléchit sur l’expression du peintre : « il peut être bon qu’il ait réfléchi d’abord là-dessus (ou là-dessous) » (p. 2). Il réagit sur elle, il collabore à sa formulation qu’il modifie, répète, il devient miroir déformant, à l’image de ceux qui fascinent Jean Paulhan.
Différents éléments ont donc eu une influence sur la composition de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Le contexte historique et artistique bien sûr, mais aussi des interventions extérieures, qui vont fortement conditionner la façon dont l’ouvrage sera perçu par le public : l’augmentation du tirage initial, dans un premier temps, puis l’ajout d’un texte, et donc d’un autre nom que celui de l’artiste sur la couverture. Enfin, le choix d’un titre, qui détermine l’horizon d’attente des lecteurs : Francis Ponge dit ainsi dans Pour un Malherbe que le titre « révèle », et « justifie »325 parfois, les intentions de l’auteur. Tous ces éléments participent à un « détournement » des objectifs initiaux du peintre. La collaboration avec le poète est « rencontre vraie », au sens où l’entend Henri Maldiney, elle est l’expression d’un don sans dû :
‘Une rencontre vraie ne remplit pas l’attente. Elle la sur-prend ; et du même coup la transforme et même, dans l’instant qu’elle la comble, la crée. Elle exige une part d’inconnu qui seule permet le don en récusant le dû.326 ’Jean Dubuffet – Prospectus aux amateurs de tous genre, Paris, Gallimard, 1946.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 175.
Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, in. Correspondance 1923-1968, t. I, p. 334.
Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, ibidem, p. 335.
Catalogue de l’exposition Jean Dubuffet à la galerie André, conservé à la Fondation Dubuffet.
Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, in. Correspondance 1923-1968, t. I, pp. 350-351.
Anecdote relatée par Claire Boaretto, dans une note de la Correspondance 1923-1968, t. I, p. 351.
Jérôme Prieur – « Entre les lignes », in. Archives de la vie littéraire sous l’occupation : À travers le désastre, p. 21.
Max-Pol Fouchet – « Nous ne sommes pas vaincus », in. Fontaine, Alger, juillet 1940.
Jörge de Sousa Noronha – La Lithographie : Précis technique.
Jörge de Sousa Noronha, ibidem, p. 107.
Francis Ponge – Matière et Mémoire, Paris, Fernand Mourlot, 1945, 20 exemplaires dont un orné d’une lithographie originale de Pablo Picasso, « Tête de jeune homme ».
Yves Peyré – Peinture et Poésie. Le dialogue par le livre, p. 70.
Michel Thévoz – Détournement d’écriture, p. 48.
Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 256.
Walter Benjamin – L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Marianne Jakobi et Julien Dieudonné – Dubuffet, p. 138.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, pp. 276-277.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, p. 288.
Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, conservée à la Fondation Dubuffet.
Lettre de Francis Ponge à Jean Paulhan, in. Correspondance 1923-1968, t. II, p. 45.
Lettre de Francis Ponge à Jean Dubuffet, conservée à la Fondation Dubuffet.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 289.
Ces tableaux sont reproduits dans le fascicule III du Catalogue des travaux de Jean Dubuffet : Plus beaux qu’ils croient, Portraits, pp. 89, p. 101 et 104.
Croquis reproduits dans le même ouvrage, pp. 88-90.
Lettre de Francis Ponge à Jean Dubuffet, 12 septembre 1952, conservée à la Fondation Dubuffet.
Lettres de Francis Ponge à Jean Paulhan, 12 septembre 1952, in. Correspondance 1923-1968, t. II, pp. 119-122.
Lettre de Francis Ponge à Jean Dubuffet, conservée à la Fondation Dubuffet.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, 29 juillet 1947, in. Dubuffet/Paulhan, Correspondance, p. 432.
Joë Bousquet – « À partir de Dubuffet », in. D’un Regard l’autre, p. 65.
Lettre de Jean Dubuffet à Francis Ponge, 20 janvier 1962, in. Prospectus et tous écrits suivants, t. III, pp. 352-353.
Lettre de Jean Dubuffet à Francis Ponge, conservée à la Fondation Dubuffet.
Francis Ponge – « La Fabrique du pré », in. Œuvres complètes, t. II, p. 470.
Lettre de Francis Ponge à Alain Berne-Joffroy, 14 octobre 1968, citée in. Correspondance 1923-1968, t. II, p. 348.
Francis Ponge – « Pour un Malherbe », in. Œuvres complètes, t. II, p. 28.
René Char – « Alliés substantiels », in. Recherche de la base et du sommet.
Jean Tardieu – « Les Portes de toile », in. Le Miroir ébloui, p. 158.
Francis Ponge – « Pour un Malherbe », in. Œuvres complètes, t. II, p. 141.
Henri Maldiney – L’Art, l’éclair de l’être, p. 256.