2.1.1. Présence du livre.

Le livre incarne à la fois le symbole et le support de la réflexion, la succession des pages permet toutes les combinaisons, toutes les histoires : cette forme est donc particulièrement indiquée pour la présentation et la conservation de séries d’images, comme les catalogues de travaux. « Objet critique ultrasensible »334, selon les mots de Michel Butor, il est également devenu un espace expérimental, une forme artistique, une œuvre d’art parfois : certains exemplaires, comme celui conservé à la Bibliothèque Nationale de France, unique par sa reliure et l’intégration du dossier génétique, deviennent « livre objet ». En ce sens cet album en particulier, par la qualité du papier, de l’impression lithographique et de la typographie – et le livre illustré en général – est le témoin d’un « art du livre », d’une tradition bibliophilique qui remonte aux manuscrits médiévaux enluminés, comme le montre Anne Mœglin-Delcroix :

‘La première attitude, celle qui inspire le livre illustré, consiste à tenir l’art du livre pour une entreprise de sauvegarde, de conservation de la tradition, voire une réaction contre ce que François Chapon a significativement appelé "la vulgarisation" des moyens modernes de reproduction. Il s’agit donc de préserver de la disparition une fabrication artisanale du livre en dépit de son industrialisation croissante à partir de la fin du 19ème siècle et de la médiocrité qui effectivement en résulte le plus souvent.335

La thématique des lithographies de Jean Dubuffet, qui se présentent comme une chronique des préoccupations matérielles du peintre à la libération, s’accorde parfaitement avec le support livre, qui incarne, depuis son industrialisation massive, un des médiums privilégié de l’expression du quotidien. Il fonctionne de plus comme une charnière, comme l’articulation qui réunit dans un espace commun le texte et la série d’images.

Matière et mémoire ou les lithographes à l’école s’apparente à un album par son format, qui est celui d’un in-folio, dimension traditionnelle du genre. C’est à l’époque romantique, aux alentours des années 1820-1830 que cette forme atteint son apogée. Le mot album fait référence au terme qui désignait initialement les recueils de lithographies, ouvrages en général de forme oblongue, qui permettent la conservation d’estampes représentant paysages, portraits ou monuments. Il s’appliquera ensuite par extension aux livres de grands formats, en couleurs, destinés aux enfants et racontant une histoire en images. Dans l’album, c’est l’image qui constitue la source et le prétexte et qui, dans une certaine mesure, représente une contrainte pour le poète. Mais celui-ci conserve toutefois une marge de manœuvre importante : chacun possède son propre espace, le texte introduit l’image, cette délimitation permettant l’autonomie respective. L’image est ici plus instigatrice, maïeutique336 que contraignante ou tyrannique, Francis Ponge est comme la pierre, à la fois « interlocuteur » et « dépositaire » (M.M., p. 2), il répond aux questions posées par la série de lithographie de Jean Dubuffet, retrouvant ainsi en l’autre et en lui-même l’expression de son propre art poétique. L’artiste, « non aveugle » aux « désirs » du poète, « réserve à ses réactions une place convenable »337. Il s’agit en quelque sorte d’un livre démocratique, dans le sens où chacun des co-signataires se place sur un pied d’égalité, chacun conservant sa liberté, l’album est la manifestation d’une fraternité, d’un accord sans contraintes et d’une correspondance entre les projets respectifs d’expression.

Nous n’avons pu localiser que trois exemplaires de cet album : deux sont conservés à la Fondation Dubuffet, l’autre à la Bibliothèque Nationale de France. Le Musée des Arts Décoratifs en a exposé un en 1960, lors d’une exposition consacrée au peintre, « Jean Dubuffet, 1942-1960 », comme l’indique le catalogue338. La Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, qui possède un important fond d’archives pongiennes en cours de catalogage339, ne détient aucun document relatif à cette œuvre. D’autre part, dans une lettre à Pierre Matisse, datée du 8 décembre 1946, Jean Dubuffet fait état du don d’un exemplaire de l’album au Musée d’Art moderne de New-York :

‘Drouin est venu choisir (après vous) parmi les tableaux faits avant le 1er octobre, comme convenu, ceux qui lui plaisaient. Il est venu avec H.P. Roché et aussi avec un certain Léo Castelli, qui réside à New-York et qui y fricote je ne sais quoi dans les musées (il m’a dit qu’il avait donné au Musée d’Art Moderne l’album de lithographie « Matière et Mémoire » que Drouin lui avait confié lors de son précédent voyage à Paris.340

Cet exemplaire est toujours conservé dans ce musée, puisque certaines des lithographies, notamment « Coquette au miroir », sont présentées lors d’expositions ponctuelles, comme celle organisée en 1989341.

Enfin, certains documents, appartenant à des collections privées, ne sont pas encore référencés ; mais nous savons grâce à la revue Genesis (Revue Internationale de Critique Génétique) et son numéro consacré à Francis Ponge342 qu’il existe un autre exemplaire, contenant une partie du dossier génétique, que nous n’avons pu localiser à ce jour. Cet exemplaire, dit « truffé de notes manuscrites »343, a été acquis en 1946 par le peintre Constant Rey-Millet. Celui-ci, issu d’une famille aisée, achetait régulièrement des livres et des manuscrits à Francis Ponge. Pour de plus amples informations sur ce sujet nous renvoyons au numéro spécial de la revue précédemment citée ainsi qu’au « Catalogue des manuscrits de Francis Ponge », établit par François Chapon344.

Il serait très intéressant de pouvoir confronter les différents exemplaires (nous ne pouvons le faire qu’avec les trois que nous avons pu consulter), car certains semblent présenter des singularités, des variantes. Celui destiné à Jean Paulhan, par exemple, serait dédicacé par les deux co-signataires. De même, deux exemplaires contenaient des notes manuscrites, le dossier était donc initialement divisé en deux. Mais rien ne nous permet d’affirmer que ces deux parties composent désormais le dossier de notes conservé à la Bibliothèque Nationale de France ; il semble qu’il manque effectivement quelques feuillets, comme nous le verrons au cours de l’analyse. Louis Hay démontre ainsi que la plupart des ouvrages ont à la fois une signification historique et matérielle, qui se dévoile notamment dans le dossier génétique :

‘Dès l’origine, chaque écrit prend place dans une configuration historique : livre manuscrit, ouvrage imprimé, manuscrit de travail. Ses caractéristiques matérielles deviennent ainsi indices d’une fonction et d’une appartenance culturelle qui constituent la première signification de l’objet. En second lieu, celui-ci est témoin de sa propre histoire qui demeure inscrite dans ses matériaux (papiers, encres, crayons) comme dans sa composition (dossiers, plans, brouillons).345

Le premier exemplaire, qui porte le numéro 22, est conservé à la Bibliothèque Nationale de France dans la réserve des livres rares346. Nous reproduisons ici la notice bibliographique de cet ouvrage347 :

- Auteur : Ponge, Francis et Dubuffet, Jean.
- Titre : Matière et mémoire : ou les lithographes à l’école.
- Publication : Paris : F. Mourlot, 1945.
- Description : 13-(1) p[ages] -(34) f[euilles] de pl[anches] dont 2 en coul[eurs] -(69) f[euilles] ; 34 cm.
- Notes : Ed[ition] originale, tirée à 60 ex[emplaires] – Ex[emplaire] n°22 - Joint, une invitation à l’exposition de lithographies de l’artiste à la galerie André, du 14 au 28 avril 1945 - Vente Abel Raynaud, Paris, 17 XI 1980, n°181. - Joint, le dossier du texte de F. Ponge, comprenant une liste dactylographiée, 8 f[euilles] de notes manuscrites autographes, 3 versions successives (les 2 dernières datées du 5, puis du 6 II 45) et dactylographiées (les 2 premières corrigées) en 33 f[euilles], 9 [feuilles] de premières épreuves corrigées pour la revue Fontaine, n°43, juin 1945, et 18 f[euilles] d’épreuves corrigées (datées du 28 III 45) pour la présente édition. – Acq[uisition] 82-9202. – Rel[iure] de maroquin gris doublé à décor incrusté d’écorces de platane et de fils électriques (Leroux, 1985). – Rel[iure] réalisée grâce à un don de M. Henri Paricaud à la S.A.B.N.
- Côte : BN, Impr. (Res.g.-v-497).

Cet exemplaire porte la cote « Res.g.-v-497 » et présente un certain nombre de particularités, décrites notamment dans l’ouvrage consacré aux Trésors de la Bibliothèque Nationale de France 348 . La Fondation Jean Dubuffet nous a offert l’opportunité de consulter deux autres exemplaires, en état original, l’un portant le numéro III et appartenant à la série des dix exemplaires hors commerce, et l’autre portant le numéro 34. Ces deux exemplaires sont conservés au 137 rue de Sèvres, dans le sixième arrondissement de Paris349.

Le texte, suivi des 34 lithographies originales, a été publié chez Fernand Mourlot en 1945 et tiré à soixante exemplaires sous le titre Matière et mémoire ou les Lithographes à l’école, par Francis Ponge et Jean Dubuffet. Si l’album appartient à la catégorie du « livre rare », selon la définition de Luis J. Prieto, l’exemplaire n° 22, quant à lui, s’apparente à une œuvre originale, puisqu’il présente des éléments autographes uniques :

‘Un objet est unique (…) lorsqu’il est le seul à être authentique d’un certain point de vue, et il est plus ou moins rare lorsqu’il est un des objets respectivement moins ou plus nombreux qui partagent une certaine authenticité.350

Nous allons dans un premier temps décrire un exemplaire indemne de toute retouche – l’exemplaire III, conservé à la Fondation Dubuffet – pour ensuite mettre en lumière les différentes particularités et différences de notre exemplaire de référence, consulté à la Bibliothèque Nationale de France.

Exemplaire III : C’est l’un des dix exemplaires édités hors commerce, son état est tel qu’en 1945. L’album est de grand format, comme il est d’usage, ce qui lui donne un caractère assez imposant. Ce format nous ramène à notre enfance, les premières confrontations avec le livre se faisant souvent par le biais de l’image : celle-ci répète ou complète le texte, permettant à l’enfant de comprendre l’histoire même s’il ne sait pas encore lire. Le genre de l’ouvrage, album plutôt que livre de peintre, clairement affiché, témoigne donc d’un désir de rendre le livre, la littérature, plus ludique. Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école se présente sous emboîtage gris ; une étiquette, identique à celle qui figure alors sur les livres ou les cahiers d’écoliers, est collée sur la tranche et indique le titre :

‘F.P.
Matière
et
Mémoire
J.D.’

Les initiales de Francis Ponge et de Jean Dubuffet encadrent le titre, l’album fait le lien entre les deux créateurs. Le nom du poète précède celui du peintre et annonce l’agencement de l’ouvrage, le texte précédant, préfaçant, les lithographies. De plus, cet ordre d’apparition est la conséquence d’une norme éditoriale et ne peut donc être considéré comme le reflet d’une quelconque hiérarchie entre les deux partenaires.

Sous l’emboîtage nous découvrons une couverture vierge, qui s’apparente à du papier kraft ; sur le plat de l’album (en haut de la page et au centre) figure le titre, qui se présente comme tel :

‘Matière et mémoire
ou
les lithographes à l’école’

La disposition des éléments du titre semblent le partager en deux, « Matière et mémoire » s’appliquant au texte et « les lithographes à l’école » à la série de lithographies. Néanmoins, la conjonction de coordination « ou », mise en avant par sa position spatiale, indique la liaison, l’union entre l’expression littéraire et la manifestation artistique : cette particule, qui permet de relier deux éléments de même rang, « placés sur le même plan syntaxique » et « occupant la même fonction dans la phrase »351, souligne l’égalité et l’équilibre qui s’instaure entre le texte et les lithographies dans l’album, mais aussi leur autonomie respective :

‘L’usage de la conjonction de coordination garantit ainsi l’autonomie syntaxique des éléments qu’elle conjoint. […] la conjonction de coordination crée dans la phrase un syntagme unique, dont les membres sont solidaires et constituants d’un tout.352

Cette conjonction utilisée dans le titre souligne une « alternative ou une disjonction inclusive »353 entre les deux éléments, elle suggère un « choix possible et indifférent »354 entre eux.

La police utilisée est la même que celle du corps du texte de Francis Ponge, du Garamond, légèrement italique et d’une hauteur de lettre d’environ 1,5 cm, la typographie est manifestement très soignée. Les majuscules d’usage ne sont pas respectées, selon le vœu de Jean Dubuffet – qui n’en mettait pas dans les titres de ses tableaux –, nous suivrons donc cette norme au sein même de la présente étude. À l’intérieur, les pages ne sont pas reliées entre elles, elles vont simplement deux par deux puisqu’il s’agit de feuilles de grands formats pliées en deux, qui se succèdent au fil de la lecture. Les albums d’estampes ne sont pas reliés en général, afin d’en permettre l’exposition : le lecteur peut ainsi s’approprier l’ouvrage, créer son propre chemin, son propre parcours. La consultation et le rythme de « lecture » sont plus fluides, plus autonomes : l’œuvre devient un montage aléatoire et ludique, l’objet d’une manipulation matérielle et mentale, qui, selon Yves Peyré, s’opère parfois au détriment de la matérialité même du livre :

‘Le plus flagrant [artifice] étant l’exposition simultanée des diverses doubles pages d’un livre, la simultanéité ne s’obtenant qu’au prix de la disparition du livre comme réalité propre qui impose de tourner les pages, de feuilleter le volume, de parcourir la matière assemblée et agencée selon un ordre ; ne reste alors que l’épars des préparatifs, des sortes de bonnes feuilles, non le livre lui-même.355

Jean Dubuffet avait ainsi pour habitude de trancher les fils de couture des livres qu’il aimait et qu’il consultait régulièrement. Découdre les cahiers lui permettait de consulter l’ouvrage à sa guise, dans l’ordre qui lui convenait, et de ne retenir que quelques passages isolés. Ce traitement particulier des livres par le peintre356 en fonction de son propre usage témoigne de son refus de sacraliser la littérature. Enfin, dans le cas de l’album, cette indépendance des pages restitue aux lithographies leur caractère d’œuvre d’art puisqu’il est possible, les cahiers de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école n’étant pas cousus, d’afficher et d’encadrer les images séparément (cela explique la disparition, dans l’exemplaire 34, d’un certain nombre de lithographies, suite à une exposition).

La page de titre (page 1)357 reprend les mêmes caractères italiques que sur la couverture, de taille et d’emplacement identiques :

‘Matière et mémoire
ou
les lithographes à l’école
par
Francis Ponge
et
Jean Dubuffet’

Là aussi la disposition binaire, en miroir, de chaque élément participe à l’affirmation d’une collaboration sans soumission, d’une responsabilité intellectuelle partagée. En bas de page, au centre, figure cette mention d’édition :

‘Paris
M.CM.XL.V’

La page suivante (page 3) présente, au centre et de façon identique à la page de titre, les co-signataires de l’œuvre :

‘Francis Ponge
et
Jean Dubuffet’

Au dos, sur la page de gauche (page 4), figure, centrée, cette mention d’édition.

‘JUSTIFICATION DU TIRAGE
Cet ouvrage a été tiré
à 60 exemplaires sur papier
d’Auvergne ; 50 exemplaires
numérotés à la presse de 1 à 50
et 10 exemplaires hors commerce
marqués en chiffres romains
Exemplaire III’

Le texte commence sur la page de droite (page 5), la police choisie par Francis Ponge et Fernand Mourlot est emblématique puisque le Garamond est un corps qui incarne la période humaniste, durant laquelle il a été crée. La première lettre, le « L » de « L’esprit non prévenu », est une lettrine non imagée, à hauteur de trois lignes. « Matière et Mémoire » s’étend sur dix pages, toutes numérotées sauf la dernière (page 14) sur laquelle figure, à la suite du texte et en lettres capitales, la mention d’auteur, comme il est d’usage au terme d’une préface (alignée à droite de la page). La page suivante (page 15) présente la série, au centre et en capitale sont annoncées les : « LITHOGRAPHIES ». Celles-ci, en pleine page, débutent sur la page de droite (page 17) et se succèdent une page sur deux, jusqu’à la dernière, qui porte le numéro 34 (page 83). Chaque lithographie est numérotée au crayon de papier, en bas à gauche de la page, mais l’écriture n’est vraisemblablement pas celle du peintre, de plus, elle est différente d’un exemplaire à l’autre ; Fernand Mourlot ou ses assistants se sont apparemment chargés de cette tâche. Sur la feuille suivante (page 85) figure cette dernière indication, la mention d’édition, qui clôt l’album :

‘Les 34 lithographies
que contient cet ouvrage ont
été exécutées par Jean Dubuffet
lors d’un stage à l’Imprimerie
Mourlot frères, en 1944.
La typographie est de l’Imprimerie
Union.
Fernand Mourlot, éditeur à Paris.’

Les exemplaires, tel qu’il était annoncé dans le catalogue de l’exposition, devaient être tous signés par le peintre ; toutefois, ni celui de la Bibliothèque Nationale, ni ceux de la Fondation Dubuffet ne portent cette signature.

Exemplaire 22 : Alors que la qualité des lithographies contrastait avec la simplicité et la modestie de la reliure originale, c’est le rapport inverse qui s’opère avec cet exemplaire : le luxe du cuir tranche avec le graphisme primitif et pariétal des estampes. Il est conservé sous une reliure de Georges Leroux datant de 1985, dont on trouve une description et une photographie dans l’ouvrage de Jean Toulet, Georges Leroux. Catalogue de l’exposition à la B.N. 358 . Ce volume a été relié sur commande de la Bibliothèque Nationale de France et grâce à un don d’Henri Paricaud359, quarante ans après sa parution. La reliure, de maroquin gris doublé présente sur le plat et le dos de l’album un décor incrusté d’écorces de platane et de fils électriques. Le titre n’apparaît que sur la tranche de l’album, le plat ayant été intégralement recouvert de cuir, et le sous-titre, ou les lithographes à l’école n’y figure pas. Les lettres sont disposées de manière fragmentaire, de façon à pouvoir être lues verticalement, elles s’apparentent ainsi à des notes de musique sur une partition :

‘ma
ti
ère
et

moi
re’

Les mots sont donc décomposés par syllabe, ce qui confère d’emblée à l’album un troisième caractère (les deux premiers étant artistique et littéraire), musical cette fois. Le relieur livre ici une libre interprétation de l’œuvre, il « collabore à la facture » de cet exemplaire, ajoutant une pièce à l’ouvrage commun, il participe « à la formulation de l’expression » (M.M., p. 2), tirée de son propre regard sur l’album et ses co-signataires. En effet, Francis Ponge était très attaché à la sonorité des mots, à la succession des syllabes et au symbolisme que revêtent, aux émotions que déclenchent certaines de ces sonorités. Et l’on oublie trop souvent la passion pourtant affichée de Jean Dubuffet pour la musique, s’y essayant plus ou moins régulièrement360, mais avec une allégresse toujours perceptible ; il célèbrera ainsi la mélodie particulière et enchanteresse, dont parle Francis Ponge dans son texte, cette « musique plus discrète – comme une musique de chevet » (M.M., p. 2) qui émane de l’atelier lithographique.

La typographie cursive évoque l’écriture d’un écolier et rappelle ainsi de façon allusive le sous-titre manquant, achevant de faire de cet ouvrage une œuvre d’apprentissage. Les lettres dorées du titre contrastent avec l’apparente pauvreté des matériaux utilisés pour l’incrustation et leur confère un certain prestige. Là encore nous pouvons penser aux albums dans lesquels les enfants collent les feuilles d’arbres, les bouts d’écorces et tous ces menus trésors découverts sur le chemin de l’école. Ces différents aspects témoignent de l’attention portée par le relieur au respect de l’œuvre, mais aussi concernant les partis pris esthétiques des co-créateurs. Nous sommes ici en présence d’un véritable livre, qui s’ouvre et dont les feuillets sont solidaires les uns des autres, car contrairement à l’album d’origine, toutes les pages ont été reliées entre elles. La première page est en daim de couleur grise et est suivie de trois feuilles vierges. La page de couverture originale a été réintégrée, sous forme de page de titre, et est suivie d’une page blanche. Sur la page suivante est collée une invitation, celle de l’exposition à la galerie André. Suite à la dernière mention d’édition (page 85) se succèdent trois pages blanches, ainsi qu’une page de couleur marron clair (page 93). Cet exemplaire est « truffé », selon l’expression consacrée :

‘Dans le jargon des libraires, on parle d’exemplaire « truffé » lorsqu’on a fait relier dans le livre, généralement avant la page de titre, des manuscrits, des lettres autographes, des dessins ou des photographies en rapport avec le sujet de l’ouvrage.361

Commence alors le dossier du texte, introduit par une page de la pochette cartonnée de couleur rose qui contenait les notes avant leur reliure. Le manuscrit de « Matière et mémoire » a été décrit par François Chapon dans le catalogue de l’exposition Francis Ponge au Centre Georges Pompidou du 24 février au 4 avril 1977362.

En haut, au centre, Francis Ponge a inscrit la mention suivante :

‘Matière et mémoire
Ou
Les Lithographes à l’Ecole
____________
(Notes, manuscrits, dactylographies et
épreuves ayant servi pour…)
________________
________________
Au dos de cette page cartonnée, en lettres capitales et à l’envers, signe qu’il s’agit d’une feuille de récupération, la mention « CAPITALISATION ». Chaque feuille de notes est collée sur la page de droite : de la première (page 99) à la dernière (page 205), 69 feuilles de notes sont offertes à l’analyse, appartenant à différents stades de la rédaction363. La réunion du texte imprimé et de ses brouillons est emblématique chez Francis Ponge, comme le montre Bernard Beugnot, elle incarne les deux « tentations » du poète :
De ces ambivalences sourd un clivage de l’œuvre en deux versants, qui en représenteraient aussi deux moments : les textes clos d’une part, les textes ouverts d’autre part ; tentation de l’inscription et du proverbe d’un côté, de l’autre la variation, le dossier, le brouillon.364

Cet exemplaire, de par l’ajout du dossier génétique, acquiert un statut différent, il est véritablement unique. Le langage, texte définitif d’un côté et texte en cours de l’autre, encadre et emboîte les lithographies. Il semble s’accorder à la distinction que fait Walter Benjamin, dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, entre œuvre originale et copie. Si l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de France ne peut être considéré comme l’original (du point de vue chronologique notamment), il s’en rapproche du moins par l’adjonction d’éléments qui sont, eux, uniques :

‘À la plus parfaite reproduction il manquera toujours une chose : le hic et nunc de l’œuvre d’art – l’unicité de son existence au lieu où elle se trouve. C’est cette existence unique pourtant, et elle seule, qui, aussi longtemps qu’elle dure, subit le travail de l’histoire. Nous entendons par là aussi bien les altérations subies par sa structure matérielle que ses possesseurs successifs. 
C’est le hic et le nunc d’une œuvre qui fondent son authenticité, et celle-ci, par définition, échappe à toute reproduction.365

Exemplaire 34 : Cet exemplaire, conservé à la Fondation Dubuffet, a été amputé d’une partie de ses lithographies, pour les besoins d’une exposition, et ne possède plus de couverture, pour une raison indéterminée.

L’exemplaire 28 a été mis en vente à l’hôtel Drouot en 2010, l’album, décrit comme un « monument littéraire et lithographique », est estimé à 70 000 euros.

Notes
334.

Michel Butor – « Michel Butor et ses livres-objets » (dvd), in. Petite Histoire de la littérature française.

335.

Anne Mœglin-Delcroix – Sur le Livre d’artiste, p. 77.

336.

Méthode socratique fondée sur le dialogue, consistant à faire « accoucher » l’interlocuteur d’une idée en lui posant une série de questions l’amenant à réviser son jugement.

337.

Francis Ponge : « Mais qu’un artiste à la fois non trop prétentieux à son égard, et non aveugle à ses désirs, un artiste soucieux d’elle, amoureux d’elle se présente et réserve à ses réactions la place convenable, elle paraît alors heureuse d’avoir eu sa part, de s’être exprimée elle aussi, et ce bonheur sera communiqué aux planches, à l’œuvre elle-même. », in. Matière et mémoire…, p. 3.

338.

Catalogue de l’exposition « Jean Dubuffet, 1942-1960 », Musée des Arts Décoratifs, pp. 62, 65 et 69.

339.

Pour quelques études de ce fond nous renvoyons à l’ouvrage collectif La Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : archive de la modernité, où figurent les textes d’Almuth Grésillon, « Francis Ponge, L’Ardoise "dans tous ses états" », et de Gérard Farasse, « Ex-dono Francis Ponge », pp. 149 et 175.

340.

Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, conservée à la Fondation Dubuffet.

341.

Catalogue de l’exposition « Dubuffet prints from the Museum of Modern Art », New-York, Museum of Modern Art, 1989, pp. 7 et 101.

342.

Genesis, n° 12, « Francis Ponge », janvier 1998.

343.

Manuscrit recensé sur le site internet « Argile, Archive et génétique littéraire ».

344.

François Chapon – « Catalogue des manuscrits de Francis Ponge », in. Francis Ponge, pp. 17-66, pp. 24 et 76 pour les manuscrits du texte « Matière et Mémoire ».

345.

Louis Hay – « Introduction », in. La Naissance du texte, p. 10.

346.

Cette réserve conserve, toutes disciplines confondues, un fond d’environ 200 000 volumes sélectionnés en fonction de leur rareté et de leur caractère précieux. La salle de lecture abrite par ailleurs une collection d’environ 8000 volumes en accès libre relevant des domaines d’études suivants : histoire de l’édition, typographie, illustration du livre, reliure, histoire du papier, bibliophilie, histoire des collections et des ventes de livres.

347.

Certaines abréviations utilisées dans cette notice ont été remplacées par les mots complets afin de permettre une lecture plus aisée de ce document.

348.

Marie-Hélène Tesnière, Marie-Odile Germain, Antoine Coron – Trésors de la Bibliothèque Nationale de France, p. 152.

349.

La Fondation Dubuffet, lieu d’exposition temporaire, est un centre d’histoire et d’étude dont l’objectif est la conservation et l’exploitation des archives du peintre à partir desquelles se développent toutes ses activités.

350.

Luis J. Prieto – « Le Mythe de l’original », in. Esthétique et Poétique,, p. 148.

351.

Delphine Denis et Anne Sancier-Chateau – Grammaire du français, p. 129.

352.

Delphine Denis et Anne Sancier-Chateau, ibidem, pp. 129 et 131.

353.

Delphine Denis et Anne Sancier-Chateau, ibidem, p. 136.

354.

Delphine Denis et Anne Sancier-Chateau, ibidem, p. 136.

355.

Yves Peyré – « Le Livre comme creuset », in. Le Livre et l’Artiste, p. 44.

356.

Jean Dubuffet ne gardait de certains volumes que les passages qui l’intéressaient, en soulignant les parties importantes, ajoutant à même les pages ses propres considérations ; il faisait également régulièrement don d’une partie de sa bibliothèque, pour se débarrasser de ce qu’il appelle des « bouteilles vides » : « Dans ces jours fériés, on range un peu ses affaires. J’ai un tas de livres sur mon étagère, des livres lus, donc vidés de leur contenu en quelque sorte : des cadavres, des bouteilles vides. J’ai décidé de remplacer cela par une bibliothèque d’un nouveau genre. Rien que des bouteilles enchantées, qui ne se vident pas, vous pouvez toujours y boire, elles restent toujours pleines. J’installe sur ma nouvelle planche : Moby Dick, Les Possédés, Aytré. », Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Correspondance, p. 74.

357.

Les références de page en italique sont données à titre indicatif, car elles ne figurent pas dans la pagination de l’album ; la pagination réelle ne débute qu’à la page 5 et se termine à la fin du texte, page 13.

358.

Jean Toulet – Georges Leroux. Catalogue de l’exposition à la B.N., pp. 32 et 114.

359.

Homme d’affaire et bibliophile, président des amis de la Reliure Originale, il commande à ce titre depuis 1977 des reliures originales pour le compte de la Bibliothèque Nationale. Le catalogue des ventes de sa bibliothèque personnelle présente ainsi deux ouvrages de Jean Dubuffet, Vignettes Lorgnettes et Le Mirivis des Naturgies, reliés par Georges Leroux en 1964 et 1966.

360.

Le peintre danois Asger Jorn lui propose, en 1961, de l’accompagner : « Il jouait du violon et de la trompette et moi du piano. J’achetai un magnétophone pour enregistrer nos improvisations. Puis des instruments de toutes sortes, que me procurait Alain Vian, qui en était marchand, et que, sans savoir en jouer, j’utilisais à ma façon. », in. Biographie au pas de course, p. 80.

361.

Jean-Daniel Canaux – « Les Manuscrits et dossiers littéraires chez le relieur bibliophile », in. Le Manuscrit littéraire, son statut, son histoire, du Moyen Age à nos jours, p. 379.

362.

François Chapon – Francis Ponge. Manuscrits, livres, peintures, pp. 24-25.

363.

Pour une description complète et exhaustive de ce dossier de notes nous renvoyons le lecteur aux chapitres concernés : 2.2.3. « Les notes. », 3.1.3. « Sélections de termes clés » et 3.1.4. « Quand l’écriture se cherche ».

364.

Bernard Beugnot – « Dans l’atelier du Parti pris des choses », in. Œuvres complètes, t. I, pp. 893-894.

365.

Walter Benjamin – L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, p. 13.