2.1.2. Mise en page et promesse du titre.

Michel Thévoz, analysant le code typographique dans son ouvrage Détournement d’écriture, démontre que, lors du passage du manuscrit à l’imprimé, c’est l’esprit qui supplante alors la matière. La typographie est effectivement un facteur de « normalisation et de stabilisation linguistique »366, un effacement de la trace et du geste graphique. L’histoire de l’écriture établit que l’écriture occidentale va, au fil des siècles, s’épurer, et contribuer « à induire le rapport de subordination métaphysique de la matière à l’esprit »367. Mais il ne faut pas pour autant en conclure à une neutralité du caractère d’imprimerie, il agit sur l’expression, sur la perception du texte, il le modifie, comme le fait la pierre lithographique dans le texte de Francis Ponge. La typographie est en lettres romaines, il s’agit d’un caractère appelé Garamond.

Il est intéressant de rappeler brièvement l’histoire de ce code typographique : les caractères romains ont été crées en opposition aux lettres gothiques, architecturales et stylisées, mais du même coup profondément éloignées de l’humain. L’imprimeur humaniste Geoffroy Tory démontre dans un traité de 1529 la qualité anthropomorphique de ce type de caractère réservé à ses débuts aux textes poétiques, idéal d’équilibre, de rondeur et d’harmonie dans les proportions, qui reproduit selon lui le corps et le visage humain et incarne « l’architecture de l’univers »368. Claude Garamond a été l’élève de Geoffroy Tory, suivant ses préceptes il crée à partir de 1544 le caractère qui portera son nom. Là encore, cet élément participe au sens de l’œuvre, puisque ce code typographique privilégie la matière à l’esprit : les œuvres de François Rabelais sont notamment imprimées en Garamond. Rappelons que Francis Ponge considère la matière comme l’unique « providence de l’esprit »369, puisqu’elle en est un moyen d’incarnation. Uniformisation, normalisation, l’épreuve typographique doit laisser transparaître quelque chose de la trace graphique originelle, en ce sens, elle est, pour Francis Ponge, partie prenante du défi poétique :

‘Pour Ponge, en tout cas, l’épreuve typographique représente un défi poétique qu’il ne peut relever qu’en faisant passer dans la page imprimée la gestualité à la fois orale et graphique qui génère le poème.370

Le caractère d’imprimerie, comme c’est le cas dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, par les soins qui lui sont apportés, possède une charge émotive et sensuelle, une signification propre.

Francis Ponge s’est intéressé au travail d’impression lorsqu’il avait été employé au service de fabrication des Editions Gallimard en 1923, puis journaliste au Progrès de Lyon et à Action. C’est pourquoi il est si attentif aux effets de la lettre d’imprimerie, cet « uniforme » du langage qui incarne pour lui un discours collectif et anonyme, dépersonnalisé, mais qui doit néanmoins être dans une certaine mesure en adéquation avec le sens du texte :

‘Ces mots donc, que vous êtes en train de lire, c’est ainsi que je les ai prévus : imprimés. Il s’agit de mots usinés, redressés (par rapport au manuscrit), nettoyés, fringués, mis en rang et que je ne signerai qu’après être minutieusement passé entre leurs lignes, comme un colonel.
Et encore faudra-t-il pour que je les signe que l’uniforme choisi, le caractère, la justification, la mise en page, je ne dis pas me paraissent adéquats – mais non trop inadéquats, c’est bien sûr.371

Il s’agit donc de respecter au mieux la typographie et la mise en page du texte, qui présente une certaine ressemblance avec l’image de la pierre : en effet, la justification des lettres, parfaitement étudiée, le présente comme un bloc compact, qui occupe un espace identique à celui de l’empreinte de la pierre sur les pages de l’album. Mais un problème se pose pour retranscrire exactement ce texte, puisque la police est exclusive et que chaque espacement entre les lettres a été strictement ajusté selon des normes ou des principes esthétiques que nous ne pourrions reproduire à l’identique. C’est pourquoi il serait utile de présenter un fac-similé du texte, seule façon d’obtenir un rendu véritablement conforme à l’original. 

Le texte et l’image se confrontent au sein d’un même espace, en un jeu d’échos dans lequel chacun enrichit la partition de l’autre ; ils sont solidaires, la mise en page témoigne d’une véritable coordination bien plus que d’une juxtaposition. « Matière et Mémoire » est présenté comme une préface, une interprétation, une transposition plutôt que comme une simple description. L’album est formé d’éléments disparates, les lithographies, le texte, mais aussi, dans l’exemplaire de référence, l’invitation à l’exposition et les feuillets de notes ; leur intégration dans l’album dévoile le cheminement poétique et témoigne de la durée d’une expérience, celle du peintre confronté à la matière et celle du poète qui observe ces « épousailles » (M.M., p. 4). Nous sommes face à une confrontation de deux expressions, un corps à corps au sein du livre, une étreinte qui oscille entre duel et duo, comme l’indique Francis Ponge, écrivant que « l’artiste lutte ou joue » (p. 3) avec la matière minérale.

Attardons nous quelques instants sur le mot « Proêmes », qui semble parfaitement s’appliquer au texte. Son emploi est attesté par le Littré, qui donne cette définition : « terme didactique. Préface, prélude d’un chant, entrée en matière, exorde d’un discours ». Nous pouvons donc également comparer ce texte à un prélude, mot désignant « soit une introduction précédant un morceau, soit une composition libre constituant une pièce autonome »372. En effet, « Matière et Mémoire » participe à cette dialectique, chère à Francis Ponge, de la partie et du tout, du fragment et de l’ensemble, puisque ce texte, publié en édition originale avec les lithographies, sera réédité seul par la suite en recueil, bien qu’intégré à un nouvel ensemble, à un nouvel ouvrage. Ce texte, qui a pour fonction principale de présenter l’image, de l’introduire, puisqu’il s’agit d’un texte de commande, n’en conserve pas moins une possibilité d’autonomie manifeste, signe de sa dualité. Rappelons également que « Matière et Mémoire » avait été publié en préoriginale dans la revue Fontaine en juin 1945, soit environ quatre mois avant la parution de l’album. L’ordre d’apparition du texte et de la série lithographique est symbolisé par celui du titre, Matière et mémoire, et du sous-titre ou les lithographes à l’école. Francis Ponge exprime ainsi la dualité qui se manifeste dans les œuvres de Jean Dubuffet, dualité qui comme l’indique Jean Bellemin-Noel « commence avec le dualisme, celui de l’âme et du corps, évoqué d’entrée de jeu. »373

Dans l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de France, la série de lithographies est encadrée par des zones de texte : la place centrale occupée par le graphisme relève d’une symbolique. Le poète semble tourner autours de cet élément fondateur qu’incarne la suite de lithographies ; il offre et confie ces images, qu’il tend au lecteur. Cette position des lithographies démontre qu’elles sont considérées comme le cœur, le noyau de l’œuvre : elles paraissent irradier les mots du poète d’une lumineuse évidence. L’album est, à la lecture, une aventure où se combinent les matières textuelles et graphiques, la manifestation et la mémoire de la rencontre : sa composition a été, pour l’artiste et le poète, une véritable expérience. Dans ses « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », Jean Dubuffet réfléchit sur le « pouvoir évocateur » des titres, mais aussi de toute intrusion d’un langage dans l’art :

‘C’est le redoublement de pouvoir évocateur dont les planches étaient dotées à l’instant qu’elles recevaient leur titre, et la force irrésistible avec laquelle l’image s’engouffrait dans la baie ouverte par le nom qui lui était conféré, celui-ci fût-il parfois un peu arbitraire. Il était instructif de vérifier là à quel point la fonction de l’artiste consiste, autant qu’à créer des images, à les nommer. Je crois même que cette fonction de lire, de visionner dans toute image donnée, de la doter d’associations d’idées, d’y voir apparaître des clefs de transcriptions des choses et des propositions de nouveaux modes de représentation, sinon même de nouvelles thématiques et nouveaux champs plastiques et poétiques, est beaucoup plus importante pour un artiste que l’élaboration des images elles-mêmes. Je crois que les découvertes fécondes se font non à partir de l’exécution des images mais à partir de l’interprétation qui en est faite.374

Le titre choisi par Francis Ponge fonctionne ainsi comme une libre interprétation du travail lithographique du peintre, il révèle de nouveaux sens à l’image.

Le choix du titre sera l’objet de discussions passionnées entre les deux signataires de l’album, qui demandent même à plusieurs reprises l’opinion du « commanditaire » Jean Paulhan, alors seul réel souscripteur de l’album, les deux autres étant Fernand Mourlot et le peintre. Ainsi, une lettre de Jean Dubuffet au poète, datée du 24 novembre 1944, ouvre le débat :

‘On a décidé Ponge et moi de vous demander conseil sur un projet de titre (dont il a eu l’idée) pour l’album des lithographies. C’est L’ÉCOLE DE LA LITHOGRAPHIE.’

Cette lettre – dont nous ne connaissons pas la réponse – est suivie d’une autre, datée du mercredi 29 novembre 1944, qui réajuste le titre en mettant l’accent sur l’humain : « L’École de la lithographie » devient « L’École des lithographes », Jean Dubuffet ironise même sur les hésitations et les scrupules du poète, proposant « L’Écueil des lithographes » :

‘Le titre, oui, L’École des Lithographes, cela a bon air, ou, phonétiquement presque égal : L’Écueil des Lithographes, ou bien enfin autre chose, oui, Ponge va sûrement trouver mieux.375

Car bientôt Jean Dubuffet se révèle excédé par les délais de réflexion et de composition de Francis Ponge. Les lithographies achevées depuis deux mois, le peintre se montre impatient et songe à choisir le titre lui-même, dans une lettre à Jean Paulhan, datée du 12 janvier 1945 :

‘Pour le recueil de lithos Mourlot, que diriez-vous de ce titre, que je me propose de suggérer à Ponge :
Expériences lithographiques
D’un Amateur
Exécutées au cours d’un stage aux Ateliers
Mourlot Frères, à Paris.376

Le titre proposé est simplement descriptif, l’idée de scolarité est remplacée par celle de « stage », plus proche de ce que souhaitait Jean Dubuffet. Car l’artiste n’avait pour objectif, au départ, que de conserver la trace de son apprentissage lithographique, l’album incarnait alors le support idéal : « livre – trace »377, selon le terme d’Anne Mœglin-Delcroix dans son ouvrage Sur le Livre d’artiste, livre témoin, empreinte matérielle d’une expérience, mémorial d’un instant de création. Le support livre assure aux estampes non seulement une « mémoire », une possibilité de conservation et de consultation, mais aussi un autre champ d’existence, par la multiplication des exemplaires, une victoire sur le temps et l’espace. Car l’adjonction du texte de Francis Ponge va faire de ce recueil bien plus qu’un simple catalogue : par les relations qui s’établissent entre les co-signataires, ce livre de peintre s’approche du livre de dialogue.

Ces fluctuations, ces hésitations sont symptomatiques, du point de vue notamment de la genèse de l’œuvre. Le choix du titre, s’il s’échelonne sur plusieurs mois, intervient d’emblée à un stade transitoire : les lithographies sont pour la plupart terminées, même si le texte n’est encore qu’au stade de projet. Ce titre marque l’intermédiaire physique du passage de l’image au texte, il incarne le lien primitif entre le poète et le peintre, puisqu’il sera au cœur des discussions et du dialogue épistolaire. Mais il fonctionne également comme une première adresse à l’amateur, au lecteur idéal qu’incarne Jean Paulhan. Ainsi, dans son étude sur une ébauche inédite de Balzac, Andréa del Lungo, analysant une liste de titres envisagés par l’auteur, définit le choix d’un titre comme première étape du parcours génétique et lui confère valeur d’« annonce de l’œuvre à venir et obligation d’écriture. »378

Le titre affirme la singularité du texte poétique, mais aussi la continuité de l’œuvre commune. Il ne peut être considéré comme une simple répétition de ce qui est peint : en effet, Jean Dubuffet est conscient du pouvoir d’évocation du titre, qui va déterminer la perception et la réception de l’album. Daniel Bergez montre qu’il « circoncit par avance un espace symbolique », en « déterminant l’horizon d’attente »379 du récepteur, il offre au lecteur un axe de lecture, non pas unique mais privilégié. C’est Michel Butor qui fournit, à notre sens, la meilleure analyse du champ d’action symbolique et significatif du titre :

‘Le titre est certainement une sorte de mode d’emploi. De même que pour un livre, il sert de vestibule et, en même temps, il reste. Le titre nous fait voir l’œuvre d’une certaine façon ; si le tableau avait été nommé autrement, dans bien des cas nous aurions été sensibles à d’autres détails, d’autres organisations. Introduction donc, mais pas seulement, c’est quelque chose qui demeure, court avec, le titre allant devant comme une sorte d’annonciateur.380

C’est à Henri Bergson que Francis Ponge emprunte le titre de son étude, « Matière et Mémoire » ; ce choix, selon Robert Mélançon, relève « d’une intention polémiste de l’auteur, et ce afin d’opposer à une philosophie spiritualiste une mémoire toute matérielle »381. Ce philosophe a été, comme en témoignent certains entretiens382, le cauchemar de l’auteur durant sa scolarité, et il a gardé un goût amer de cette discipline, qui sera encore accentué par la récupération philosophique à outrance de certaines de ses œuvres, notamment du Parti pris des choses, « ce petit ouvrage un peu trop couvert de philosophes »383  : « les philosophes en ont un peu trop parlé »384. À l’inverse, Jean Dubuffet aimait à se proclamer philosophe, avec beaucoup d’autodérision. Mais il semble probable que ce titre intervienne également en temps qu’hommage : sous l’occupation, les textes d’Henri Bergson comme ceux de Sigmund Freud sont prohibés, leurs livres interdits, saisis et détruits. Le premier, qui préfère « renoncer à ses titres plutôt que d’être exempté des lois antisémites de Vichy »385, décède le 4 janvier 1941 à Paris, dans l’indifférence des pouvoirs publics, sa famille n’a pas droit aux condoléances officielles. C’est Paul Valéry, lors du discours prononcé à l’académie le 9 janvier, qui lui rendra un dernier hommage, parlant du philosophe comme du « dernier représentant de la pensée »386.

Ce titre incarne donc une prise de position du poète sur la situation intellectuelle rendue de plus en plus précaire à mesure que le climat politique se durcit. Henri Bergson est alors reconnu comme l’une des figures les plus importantes de la philosophie contemporaine : le Général De Gaulle, lors d’un discours à l’Alliance Française (le 30 octobre 1943) le considère comme l’incarnation de « la clairvoyance de la pensée française »387. C’est ainsi en lisant ses ouvrages que Jean-Paul Sartre décide de se consacrer à cette discipline. André Gide, de son côté, se révèle hermétique aux conceptions du philosophe, il passe cinq jours, en 1942, à lire Matière et Mémoire, sans parvenir à comprendre et s’y s’intéresser réellement. Puis, quelques années plus tard, dans son Journal, il se rend à l’évidence : ‘« J’ai été longtemps bergsonien sans le savoir ».’ 388

Jean Paulhan est également un de ses fervents « adeptes », comme en témoigne sa correspondance. En effet, rédigeant Les Fleurs de Tarbes, il relit les ouvrages du philosophe, et sollicite régulièrement l’avis de Francis Ponge au point que, le poète, pour alimenter la discussion, se replonge lui aussi dans ces écrits dont il avait abandonné la lecture dans sa jeunesse. L’expression « Matière et Mémoire », depuis le succès du livre d’Henri Bergson, est devenu un lieu commun, un cliché, au sens où l’entend par exemple Jean Paulhan dans Les Fleurs de Tarbes. Ce dernier s’étonne que les lieux communs du langage et de la pensée, proscrits en règle générale par l’écrivain, soient si souvent utilisés par le « Terroriste » dans les titres, où, de « honteux » et « détestables », ils deviennent « triomphants », et même « agressifs »389, signe de connivence entre l’auteur et le lecteur. Francis Ponge, cherchant un titre à l’album et lisant régulièrement les progressions du manuscrit de Jean Paulhan, ne pouvait pas ignorer cette opinion du mentor :

‘Quelle différence ? Eh, c’est que – titres, et mis en évidence – il est constant que l’écrivain les connaît et qu’il en use pour ce qu’ils sont. L’on devine mille autres usages : l’ironie, l’insistance, la déformation légère, un subtil décalage, une chute de voix, en ménageant autour du cliché comme une zone de réflexion, suffisent à nous avertir que « nous pouvons y aller », que nous ne risquons pas d’être dupes, et que l’auteur et nous sommes bien du même côté du lieu commun.390

Résumons brièvement les principales thèses développées par Henri Bergson dans Matière et Mémoire, afin de voir en quoi Francis Ponge, dans son propre texte, se réapproprie cette pensée philosophique. Le philosophe, dans l’avant-propos à la septième édition de l’ouvrage, explicite ses ambitions et qualifie son livre de « nettement dualiste », terme qui peut également caractériser l’album :

‘Ce livre affirme la réalité de l’esprit, la réalité de la matière, et essaie de déterminer le rapport de l’un à l’autre sur un exemple précis, celui de la mémoire. Il est donc nettement dualiste.391

Le premier chapitre s’attache ainsi à élaborer une définition de la façon de considérer la matière. Les deuxième et troisième chapitres passent au crible les différents problèmes de la relation de l’esprit au corps, tandis que le dernier tire les conséquences de cette nouvelle manière de voir. Le philosophe cherche à démontrer que le dualisme entre le corps et l’esprit est résolu en partie par le recours à la mémoire, le souvenir représentant le point d’intersection entre l’esprit et la matière. Henri Bergson confère à la matière un certain nombre de qualités qui seront reprises délibérément par le poète, qui parle des « réactions » et des « réponses » de la pierre « sensibilisée » (M.M., pp. 2 et 1).

‘On trouve qu’à l’état de simple masse protoplasmique la matière vivante est déjà irritable et contractile, qu’elle subit l’influence des stimulants extérieurs, qu’elle y répond par des réactionsmécaniques, physiques et chimiques.392

C’est ce que le philosophe appelle la « perception pure » qui permet d’appréhender l’essentiel de la matière, le reste étant dégagé par la mémoire et s’ajoutant à la première perception. La matière et la mémoire, si elles se complètent, sont toutefois deux puissances absolument et résolument indépendantes. Cette idée nous renvoie à la relation particulière qui s’opère au sein du livre de peintre en général, et plus particulièrement de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, entre les manifestations poétiques et picturales. Cette relation est traduite allégoriquement par le poète, dans le rapport du peintre, qui incarne la conscience, à la pierre, symbolisant, par ses réactions, ses refoulements, ses réponses imprévisibles, l’inconscient défini par Henri Bergson. Ce dernier, dans son second chapitre, distingue deux types de mémoire, celle obtenue par le souvenir spontané et celle conquise par le souvenir acquis.

‘Disons donc, pour résumer ce qui précède, que le passé parait bien s’emmagasiner, comme nous l’avions prévu, sous ces deux formes extrêmes, d’un côté les mécanismes moteurs qui l’utilisent, de l’autre les images – souvenirs personnelles qui en dessinent tous les évènements avec leur contour, leur couleur et leur place dans le temps. […] La première, conquise par l’effort, reste sous la dépendance de notre volonté ; la seconde, toute spontanée, met autant de caprice à reproduire que de fidélité à conserver.393

Là encore, comment ne pas faire le lien entre la mémoire convoquée par l’esprit du peintre, mais aussi du poète, marquée par la réflexion, et celle conférée à la pierre, toute sensitive, dans le texte de Francis Ponge ? « C’est la mémoire, l’esprit (et la confiance qu’ils impliquent en l’identité personnelle) qui font ici la troisième dimension. Et voici donc une inscription dans le temps aussi bien que dans la matière » (M.M., p. 4). Ainsi, si la « perception pure » nous permet d’appréhender la matière et la mémoire de la saisir dans notre esprit, l’union entre la matière et l’esprit est alors confirmée :

‘L’esprit emprunte à la matière les perceptions d’où il tire sa nourriture, et les lui rend sous forme de mouvement, où il a imprimé sa liberté.394

Cette dernière affirmation d’Henri Bergson, qui clôt l’ouvrage, est emblématique de la relation qui s’opère, au cours de la genèse de l’œuvre, entre le peintre et le poète. Jean Dubuffet est l’esprit qui imprime la matière pierre, Francis Ponge est l’esprit qui absorbe la matière minérale imprimée par le peintre, qui emprunte sa capacité réceptive, dans laquelle il grave sa propre empreinte, comme le montre Joë Bousquet :

‘L’acte de Dubuffet fait apparaître dans la matière les pouvoirs discriminateurs de l’esprit. De même, le poète fait remise au langage de ses propres facultés d’invention, non sans lui emprunter sa capacité réceptive et en accommoder de ses pensées la page blanche.395

Ce titre évoque également la figure humaine, notre être est composé de matière, vivante et périssable, mais notre personne et, par extension, notre personnalité, ne sont qu’un agrégat de souvenirs et d’habitudes. C’est là une des thèses développées par Paul Valéry dans un texte de 1938 et intitulé « Fluctuations sur la liberté »396 : le poète explique que cette personnalité peut, à tout moment, s’effacer de notre mémoire, comme c’est le cas pour certains traumatismes. C’est donc à la fois la matière et la mémoire, leur combinaison, qui construisent l’« identité personnelle » (M.M., p. 4).

Le titre indique, au moyen de la conjonction « et », la coprésence dans l’album, par le biais du texte et des lithographies de ces deux composantes, la matière et la mémoire. Le poète refuse de les opposer et renonce à prendre parti. La seconde conjonction qui intègre le sous-titre a valeur inclusive également mais elle est marquée par l’indécision, elle constitue la marque du libre arbitre du lecteur. Le sous-titre est descriptif, puisque Jean Dubuffet est alors réellement en apprentissage de la technique lithographique, et que le poète lui aussi se révèle novice en cette matière. Rappelons cet extrait d’une chronique d’Alexandre Vialatte, consacrée à Jean Paulhan et à sa collaboration avec Jean Dubuffet pour La Métromanie, ou les dessous de la capitale, dans lequel le critique compare les deux co-auteurs à des « collégiens déchaînés », et dit du peintre qu’il donne « libre cours à une verve d’élève de l’école maternelle lâché devant un mur d’urinoir ».397 Nous avons vu quel rôle Jean Paulhan accordait à Francis Ponge, à la fois, tout comme le peintre, « mauvais élève » et « chef d’école ». Le cancre devient professeur et l’amateur donne des leçons aux lithographes chevronnés, de retour, à la lecture du texte de Francis Ponge, sur les bancs de l’école.

Chacune des lithographies incarne ainsi une étape de la formation, de l’initiation du peintre, tandis que les notes et le texte définitif nous confrontent aux premiers contacts du poète avec cette pierre, témoignent de son propre apprentissage. Cette constante référence à la scolarité est intéressante, pour bon nombre d’aspects : les textes de Francis Ponge en général, celui-ci en particulier, s’apparentent à un exercice d’écriture que le philosophe Henry Maldiney, dans son ouvrage Le Vouloir dire de Francis Ponge, compare à la fois à une leçon de choses et à une rédaction :

‘Il y a une correspondance en profondeur entre la méthode créatrice de Francis Ponge (My creative method) et les méthodes formatrices de l’ancienne école primaire. On y pratiquait en particulier deux exercices qui, à la différence des autres, comme le calcul ou la dictée, ne visaient pas à des résultats conformes. Le premier était la leçon de choses, le second la rédaction. 398

Le sous-titre ou les lithographes à l’école se présente, par le choix et la disposition des termes, comme le pendant du Peintre à l’étude, recueil de Francis Ponge qui paraît ultérieurement et au sein duquel sera repris le texte de Matière et mémoire. Par le titre de l’album, le poète exprime une volonté de comparer la lithographie et, par extension la peinture, à l’école et à l’écriture, tout en soulignant leurs nombreuses similitudes, notamment dans le domaine de l’apprentissage où la lettre et le dessin sont omniprésents et indispensables : l’art peut « être considéré à juste titre dès lors comme moyen de connaissance » (M.M., p. 5). Mais il témoigne aussi d’une certaine méfiance à l’égard de la scolarité, manifestée notamment par Jean Dubuffet dans une lettre à Jean Paulhan, datée du 23 août 1947.

‘Cahiers est un mot qui a été trop usagé, trop de revues se sont appelées cahier de ceci et cahier de cela ; et puis ça rappelle l’école ; ça donne à penser aux gens qui ne le pensent déjà que trop que la poésie est affaire de maîtres d’école et de sages forts en thèmes.399

Le titre de l’album renvoie donc à la dimension philosophique des travaux de Jean Dubuffet, la série lithographique se veut « matière et mémoire », tandis que le sous-titre souligne à notre sens les enjeux critiques du texte de Francis Ponge, tout en explicitant la démarche du peintre.

Notes
366.

Michel Thévoz – Détournement d’écriture, p. 12.

367.

Michel Thévoz, ibidem, p. 15.

368.

Geoffroy Tory – Le Champfleury, l’art et la science de la due et vraie proportion des lettres attiques, qu’on dit lettres romaines, Paris, Geoffroy Tory et Gilles de Gourmont, 1529.

369.

Francis Ponge – « Le Verre d’eau » : « comme cela définit bien en quelque façon le sens de mon œuvre ? Qui est d’ôter à la matière son caractère inerte ; de lui reconnaître sa qualité de vie particulière, […] (qui en fait la providence de l’esprit) », in. Œuvres complètes, t. I, p. 605.

370.

Michel Thévoz – « La Nuit du Logos », in. Détournement d’écriture, p. 22.

371.

Francis Ponge – « Proclamation et petit four », in. Œuvres complètes, t. I, pp. 641-642.

372.

Philippe Met – « Dans l’atelier du Savon », in. Francis Ponge, Œuvres complètes, t. II, p. 1503.

373.

Jean Bellemin-Noel – Le Texte et l’avant-texte, p. 109.

374.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 275.

375.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Correspondance 1944-1968, p. 153.

376.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, ibidem, p. 166.

377.

Anne Mœglin-Delcroix – Sur le Livre d’artiste, p. 20.

378.

Andrea del Lungo – « Plaisirs du titre et souffrances du commencement. À propos d’une ébauche inédite de Balzac », in. Genesis, n° 21, p. 10.

379.

Daniel Bergez – « Le Titre du tableau », in. Littérature et Peinture, p. 141.

380.

Michel Butor et Michel Sicard – Alechinsky dans le texte, p. 167.

381.

Robert Mélançon – « Dans l’atelier du Peintre à l’étude », in. Francis Ponge, Œuvres complètes, t. I, p. 940.

382.

Francis Ponge – « Florilège d’entretiens », in. Œuvres complètes, t. II, p. 1412.

383.

Francis Ponge, dédicace du Parti pris des choses à Gaëtan Picon, janvier 1945, in. Album amicorum, p. 20.

384.

Francis Ponge – « Tentative orale », in. Œuvres complètes, t. I, p. 663.

385.

Martin Flinker – « Persécutés et déportés », in. Archives de la vie littéraire sous l’occupation : À travers le désastre, p. 186.

386.

Paul Valéry – « Discours sur la mort de Bergson », in. Œuvres complètes, t. I, pp. 883-886.

387.

Charles de Gaulle – Discours aux Français : 18 juin 1940 – 4 janvier 1944, Alger, Office Français d’Edition, p. 344.

388.

André Gide – Journal 1939-1949, in. Œuvres complètes, p. 709.

389.

Jean Paulhan – « La Rhétorique ou la Terreur parfaite », in. Les Fleurs de Tarbes, p. 150.

390.

Jean Paulhan – Les Fleurs de Tarbes, pp. 150-151.

391.

Henri Bergson – « Avant-propos de la septième édition », in. Matière et Mémoire, p. 1.

392.

Henri Bergson, ibidem, p. 24.

393.

Henri Bergson – Matière et Mémoire, p. 94.

394.

Henri Bergson, ibidem, p. 280.

395.

Joë Bousquet – « À partir de Dubuffet », in. D’un Regard l’autre, p. 66.

396.

Paul Valéry – « Fluctuations sur la liberté », Regards sur le monde actuel, in. Œuvres complètes, t. II, pp. 951-969.

397.

Alexandre Vialatte – « Jean Paulhan en deux morceaux, premier morceau », in. Jean Dubuffet, Alexandre Vialatte, Correspondance(s), p. 29.

398.

Henry Maldiney – Le Vouloir dire de Francis Ponge, p. 13.

399.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, p. 457.