2.1.3. Matière et Mémoire.

Depuis le début du 19ème siècle, il est d’usage de solliciter les poètes et écrivains pour rendre compte d’expositions, ou du travail de certains artistes. Denis Diderot déjà s’y était essayé avec succès. Depuis la création de la notion de « transposition d’art », par Théophile Gautier, de nombreux hommes de lettres vont se confronter à l’histoire de l’art et à sa critique : Stendhal, Charles Baudelaire, Émile Zola, Guy de Maupassant… Ainsi, Guillaume Apollinaire, par exemple, se tourne vers la chronique artistique, activité plus rentable que la poésie. Ce regard des hommes de lettres sur la création artistique va souvent imprégner le langage poétique, mais aussi modifier la conception de l’art : la peinture, au même titre que la littérature, est désormais envisagée comme une méthode d’investigation, un « moyen de connaissance », comme l’indique Francis Ponge dans le texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Le philosophe Henri Bergson pensait que chaque idée avancée doit être démontrée à la fois par l’observation et l’expérience : ces deux notions, capitales pour le philosophe, sont essentielles à la critique d’art.

Ainsi, dans « Matière et mémoire », Francis Ponge observe le peintre à l’œuvre, les réactions de la matière, et se confronte à ses côtés à l’expérience lithographique. Le poète nous présente une « introduction à la méthode » lithographique de Jean Dubuffet : Paul Valéry, en 1894, dans son Introduction à la méthode de Léonard de Vinci 400 , brossait déjà le portrait d’un peintre à l’œuvre, menant ses expériences. Il donne également une définition très juste de l’art qui s’accorde à ce qu’exprime Francis Ponge, lorsqu’il parle de la résistance de la pierre :

‘Art est donc cette combinaison extérieure d’une diversité vivante et agissante dont les actes se condensent, se rencontrent dans une matière qui les subit ensemble, qui leur résiste, qui les excite, qui les transforme ; qui trompe, irrite, et parfois comble son homme.401

C’est tout un processus que décrit le texte du poète, qui se pose en témoin de l’acte créatif et passe la matière de l’œuvre au filtre de la mémoire. Francis Ponge explique lui-même dans une lettre à André Ballard, alors directeur des Cahiers du sud, à propos de « Braque lithographe », qu’il attache à ce genre de texte une attention et une importance égales à celles de ses « textes dits poétiques. »402 Mais il est conscient de l’écueil qui guette le poète se faisant critique : dans Pour un Malherbe, il s’étonne qu’un tel poète soit alors méprisé non seulement par ses confrères, « qui le pardonnent difficilement »403, mais aussi par les critiques de profession.

Pour sa part, l’auteur de « Matière et mémoire » ne voit aucun inconvénient à ce dialogue entre les arts, dans la mesure où le poète « devenu critique reste lui-même »404. Il doit donc à la fois satisfaire au sujet occasionnel qui lui est proposé (car il s’agit souvent d’un texte de commande), tout en conservant son inspiration propre, son langage particulier. Ce texte, par sa forme et sa place au sein du recueil, s’apparente à une préface, une introduction aux lithographies. La notion de préface405 semble mieux convenir puisqu’elle implique l’idée d’un « discours préliminaire », mais aussi d’un regard de l’un sur l’œuvre de l’autre, d’une « explication ». Il peut également être qualifié de prélude406, qui « précède » et « prépare » le « chant » lithographique de Jean Dubuffet, ou de prologue407 ; ainsi, Jean Paulhan, dans les Fleurs de Tarbes, cite un extrait du Traité de Rhétorique établi par Brunetto Latini :

‘Du prologue.
Fais à l’exemple de celui qui veut maisonner, car il ne court pas à l’œuvre hâtivement mais d’abord mesure la maison à la ligne de son cœur, et en compose en sa mémoire tout l’ordre et la figure. Et toi, garde que ta langue ne coure à parler, ni ta main à écrire. Que ta matière demeure longuement sur la balance de ton cœur et y reçoive l’ordre de sa voie et de sa fin.408

Nous pouvons remarquer ici le rapprochement de ces deux notions, la « matière » et la « mémoire », qui semblent capitales pour celui qui veut composer.

Mais ce texte s’apparente aussi à un article d’encyclopédie ou à un traité. Roland Barthes, dans ses Nouveaux essais critiques, consacre un chapitre aux « Planches de l’Encyclopédie », qui pratiquent déjà, selon lui, une véritable « philosophie de l’objet »409 que nous retrouverons dans un grand nombre des textes de Francis Ponge. Le critique dénombre trois niveaux dans la perception de l’objet par l’image : le premier anthologique, le second anecdotique, le troisième génétique410. Ces trois niveaux semblent constituer les lignes directrices choisies par le poète pour confronter son lecteur à la pierre. Il le conduit aux lithographies, suivant le chemin qui va de la matière à l’objet, du matériau à l’œuvre. Roland Barthes explique que l’état de naissance est en général privilégié dans ces articles :

‘De ces trois états, assignés ici et là à l’objet-image, l’un est certainement privilégié par l’Encyclopédie : celui de la naissance : il est bon de pouvoir montrer comment on peut faire surgir les choses de leur inexistence même et créditer ainsi l’homme d’un pouvoir inouï de création.411

Le « merveilleux artiste » Jean Dubuffet, qui donne vie à la pierre et fascine « l’esprit non prévenu » de Francis Ponge, est au cœur de cette mythologie démiurgique.

Cet écrit peut donc en lui-même être qualifié de « lithographie », mot qui, dans une acception ancienne que relève Littré, désigne un traité sur les pierres. Le texte de Matière et mémoire s’apparente à un « traité lithosophique », puisque le poète lui attribue une fonction pratique, comme l’indique le sous-titre « les lithographes à l’école » ; la structure en est didactique, car chaque paragraphe nous présente une nouvelle facette, une nouvelle caractéristique de la pierre, que nous appréhendons ici sous tous ses aspects. Malherbes lui-même – l’un des auteurs de prédilection de Francis Ponge – préconisait cette forme de vulgarisation, cet art de plaire et d’instruire simultanément. Le texte est établi sur ce principe, il peut même s’apparenter à une fable, puisque la pierre y est personnifiée. Après une « définition-description », le poète tire de la rencontre avec le peintre, mais surtout avec l’objet-pierre, une morale, qui est aussi une leçon rhétorique et esthétique : l’artiste doit permettre à la matière de s’exprimer.

‘Mais c’est ici qu’intervient, que peut intervenir le merveilleux artiste, celui qui a ménagé le plus de tentations possibles à la pierre, qui l’a engagée ainsi à se pâmer quelque peu… Et quoi de plus émouvant que ces égarements, ces faveurs, – ces oublis obtenus d’une pierre ? C’est ce que plusieurs amateurs préféreront dans la planche tirée, c’est ce dont ils sont reconnaissants à l’artiste merveilleux.412

Les paragraphes, toujours dans un souci de clarté, sont organisés de façon didactique, selon un processus d’autocorrection progressive : chacun, en effet, réécrit celui ou ceux qui le précèdent, réajustant la description et la définition de l’objet. Le texte suit donc un processus de rectification continue de l’expression, jusqu’à ce que celle-ci soit parfaitement adéquate, comme l’indiquent les nombreuses interventions du poète : « Bien, il faudra en tenir compte », « Mais j’y songe… », « Certes je sais bien », « Et si l’on me fait remarquer », « Mais il faut pour être juste constater encore ceci », « C’est qu’il faut bien noter en effet », « On voit que je cherche mes mots » (M.M., pp. 1, 2 et 3). « L’insistance »413 est l’un des nombreux procédés rhétoriques recensés par Jean Paulhan dans son Traité des figures ou la Rhétorique décryptée que nous retrouvons dans le texte de Francis Ponge, notamment ceux incarnant des « figures de passion », comme « l’apostrophe ("cette mitraille de l’éloquence", disait Courier) », « l’interrogation », « l’exclamation » ou « la répétition »414. Mais le procédé le plus apparent, et qui est une des constantes de « Matière et Mémoire », est « la prétérition (ou l’omission) »415, qui s’exerce sur le nom du lithographe, par laquelle « l’auteur affirme – ou tout du moins donne clairement à entendre – cela même qu’il prétend passer sous silence. »416

« Matière et Mémoire » incarne donc un aspect particulier du commentaire, qui s’apparente à une critique indirecte. Jean Tardieu parle ainsi de « poème traduit des arts », dans lequel le poète transpose ou transfère ses propres obsessions :

‘Parmi les multiples aspects du commentaire, il en est un qui, renonçant à expliquer, s’oriente vers une transposition tout à fait libre et tout à fait subjective, n’ayant d’autre but que de créer des "objets d’expression" par rapport à telle œuvre (ou à tel ensemble d’œuvres), exactement comme l’artiste lui-même revendique le droit de s’exprimer librement à partir de sa propre exigence.417

Francis Ponge, refusant d’être simple traducteur de l’œuvre picturale, nous confronte à cette critique d’art un peu particulière, cette libre « transposition » : il ne s’agit pas pour lui d’observer ou d’analyser le résultat, mais plutôt d’étudier le processus, et ce toujours sous le rapport de la durée, le déroulement de l’acte créatif. Car, dans ce texte, Francis Ponge ne fait aucune référence nominative au peintre, alors que sont cités Lili (la compagne de l’artiste) et Fernand Mourlot. Alors que la pierre est humanisée, « sensibilisée. Rendue pareille à une muqueuse. De la façon la plus humaine… » (M.M., p. 1), il s’opère en parallèle une généralisation de l’individualité créatrice, Jean Dubuffet n’étant qu’implicitement présenté sous le terme d’artiste. Comme le montre Robert Mélançon, « Matière et Mémoire » ne répond pas simplement à la sollicitation de l’artiste, ce texte est l’occasion pour le poète de méditer sur son propre processus de création :

‘L’écrit sur l’art ne répond donc pas seulement à une sollicitation extérieure, et il ne diffère pas fondamentalement de ces « écrits d’une autre sorte » dont il éloigne son auteur. La peinture lui lance un défi qu’il n’importe pas moins de relever que celui du monde muet des choses : « Y a-t-il des mots pour la peinture ? 418 ’

Tout le propos repose donc sur le procédé lithographique qui donne vie a la matière minérale et assure sa collaboration au travail du peintre. Ainsi, la pierre lithographique échappe par cette capacité de réaction au mutisme usuellement propre à l’objet, puisqu’elle possède le pouvoir de répondre à l’artiste, de participer activement à l’émergence de l’œuvre. C’est cette autonomisation de l’objet qui intéresse le poète au procédé lithographique, qu’il réhabilite et affirme en tant que forme d’art à part entière et non plus simple procédé de reproduction. Cet attachement à la matière, en particulier minérale, cet « intérêt » pour elle, est ce qui rapproche indéniablement le peintre de Francis Ponge. Dans une lettre à Renato Barilli, Jean Dubuffet confie son affection pour la matière, ainsi que ses préférences :

‘Il y a lieu d’observer que pour ce qui me concerne, c’est surtout l’aspect minéral que j’ai mis en œuvre et mes références les plus fréquentes sont à la terre et aux pierres.419

Ce que Jean Paulhan va reconnaître dans les œuvres de Jean Dubuffet, et qui va tant plaire au poète du Parti pris des choses, c’est son intime connaissance de la matière, ses égards pour elle et l’usage souvent insolite qu’il en fait. Le peintre a conscience de ce qu’est la matière, de ses possibilités d’expression, tout comme Georges Braque : Francis Ponge dit ainsi de ce dernier, dans le texte qu’il lui consacre, que « l’une des antinomies résolues par lui est celle jusqu’alors admise entre l’esprit et la matière (L’esprit vainc la matière, disait-on) »420. Le poète ne pouvait qu’être séduit par cette démarche, lui qui s’est toujours élevé contre la classique distinction de la matière et de l’esprit, préconisant plutôt de les envisager dans leur continuité, dans leurs rapports. Les travaux de Jean Dubuffet s’inscrivent dans cette volonté, lui qui propose, dans une lettre à Gaëtan Picon, de confondre intimement le matériel et le mental :

‘La vieille opposition du matériel et du mental, que je sens chez Loreau bien enracinée, je me suis toujours appliqué à la faire disparaître de mon esprit, à l’abolir. Toute la série des « Sols et terrains » visait à ouvrir grand les vannes entre les eaux du matériel et celles du mental, à les confondre intimement.421

La matière et l’esprit ne se contredisent pas, l’esprit peut au contraire s’incarner dans la matière. C’est dans cette ambition clairement affichée du peintre que Francis Ponge reconnaît sa propre démarche poétique, le choix du titre pour le recueil commun venant confirmer cette proximité de pensée.

Les écrits d’Henri Bergson vont jouer un rôle important dans l’évolution des mentalités, dans la mesure où ses travaux remettent en cause la suprématie de l’analyse rationnelle : le philosophe s’attache ainsi à démontrer que c’est souvent l’intuition, l’émotion qui prime, c’est elle qui détermine le plus fortement la conscience. Il s’attache à comprendre comment agit notre perception du temps et quel est son impact sur la conscience. D’autre part, les recherches menées par Sigmund Freud auront elles aussi une influence considérable dans la production littéraire du vingtième siècle : dans L’Introduction à la psychanalyse, éditée en 1916, il démontre qu’une partie de notre personnalité, de notre façon d’être et d’agir, nous échappe, c’est l’inconscient qui nous explique ainsi parfois le mieux. Nous emmagasinons et gardons à notre insu un certain nombre d’éléments, refoulés, tandis que d’autres sont exprimés. Nous verrons dans le dernier chapitre quels sont les points communs mis en avant par Francis Ponge entre l’inconscient et la pierre.

Il semble que Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école se place sous cette double influence ; la première, clairement affichée dans le choix du titre, s’illustre par l’alliance du texte, incarnation de l’esprit, et de l’image, qui figure la matière. Mais, comme le démontre justement Henri Bergson, cette union n’est possible que par l’intermédiaire, ou la médiation, de la mémoire. Cette rencontre entre le peintre et le poète, cette « intime confusion » entre le matériel et le mental, est source de création commune ; une œuvre nouvelle surgit, le texte et l’image, par le reflet qu’ils posent l’un sur l’autre, se trouvant modifiés une fois réunis. Jean-Michel Adam nous livre dans son ouvrage une brève analyse de la façon dont Francis Ponge envisage la mémoire, notamment dans « Matière et Mémoire » :

‘On retrouve la mémoire en plusieurs points de La Fabrique du pré, mais c’est certainement dans « Matière et Mémoire » que Ponge en parle le plus clairement […] Passant de la pierre à la page, il précise cette idée d’une mémoire du texte indéfiniment reproductible et surtout inscrit dans la matière et la durée.
Le poème « mâchonné sans fin » est une autre version de la pierre lithographique. Seul le proverbe, dont la densité favorise la mémorisation et le rend ainsi disponible pour tous, est susceptible de permettre une telle reproduction infinie.422

Car dans ce texte, comme dans le principe lithographique, c’est de la matière que surgit la mémoire, c’est la pierre qui absorbe, retient et conserve l’expression, puis qui communique cette « expression modifiée » : la matière se fait mémoire individuelle et collective, comme le remarque le poète : « Et voici donc une inscription dans le temps aussi bien que dans la matière. » (M.M., p. 4). Depuis l’antiquité, le dessin est considéré comme l’un des grands moyens de diffusion des idées et de transmission des savoirs. Il est ainsi intégré, comme le démontre France Yates, aux arts de la mémoire, au même titre que l’écriture423. Cette notion temporelle est importante : le poème, comme la pierre lithographique, doit mûrir, passer par différents stades de traitement. Ces deux procédés d’expression s’apparentent à ce que le poète disait du vin, dans une lettre à Jean Paulhan : ce sont des produits « de la patience humaine, de l’attente appliquée. »

C’est donc une conquête que nous présente Francis Ponge, celle de la pierre par l’artiste, et celle de l’artiste par le langage. Ce texte pose quelques problèmes typologiques, à la fois traité technique, critique d’art et art poétique, il accompagne la série lithographique tout en conservant son autonomie. Il reste néanmoins un élément que nous n’avons pas encore pris en compte et qui peut se révéler significatif. Dans une lettre à Jean Paulhan, datée du mois d’avril 1944, Francis Ponge s’intéresse à un terme trouvé dans son édition du Littré. Il s’agit du mot « momon », qui lui inspire, d’une certaine manière, une nouvelle façon d’écrire, et lui semble incarner sa pratique d’écriture. Le momon, explique Francis Ponge, est quelque chose d’assez sinistre, ce mot désigne une danse ou un défi, réalisé par quelqu’un portant un masque ; étymologiquement, ce mot lui parait proche de mômerie. Le poète, à partir de ces sens premiers, compose sa propre définition que nous retranscrivons ici :

‘Genre littéraire, caractéristique des époques de « terreur », où l’auteur pour une raison ou une autre (humour, souci, désespoir logique), ridiculise plus ou moins discrètement son propre moyen d’expression.424

Le poète choisit comme exemple représentatif de ce genre qu’il vient de créer son texte consacré au « Savon ». Le momon est donc une sorte de mascarade, mais aussi un jeu, comme l’attestent les expressions « jouer un momon », qui signifie participer au jeu de dés lancés par les masques, et « couvrir le momon », lorsque le pari est accepté. Nous retrouvons ici quelques préceptes qui feront notamment le succès du Parti pris des choses. Un texte comme celui de « Matière et Mémoire », composé peu de temps après cette découverte du poète, peut donc s’apparenter à un momon puisqu’il s’inscrit dans une époque de « terreur », et que Francis Ponge, sous le masque du critique d’art, observe sa propre pratique d’écriture. Pourtant le poète, quelques années plus tard, s’attelant au classement systématique de son œuvre littéraire, choisira de le ranger dans la catégorie des « Ménées » :

‘En même temps je poursuivrai des Ménées (mais plus virulentes et plus peut-être que celles rassemblées dans la Rage de l’expression). 1. Crevette dans tous ses états 2. Matière et mémoire. Fautrier 3. Le savon 4. Tentative orale 5. Creative Method 6. Charbons 7. Verre d’eau 8. Soleil 9. Chèvre.425

Émile Littré en donne cette définition : il s’agirait du nom donné, chez les Grecs, à un livre contenant les prières et les hymnes à réciter en chœur ; il est en général divisé en douze livres, un pour chaque mois. Nous voyons que, par le choix de ce terme, Francis Ponge envisage ce texte de commande comme l’équivalent d’une démarche liturgique, et affirme le lien tissé entre cet écrit et les lithographies, devant être considérés « en chœur ».

Les trois moments et lieux du texte, tels que Bernard Beugnot les définit, nous permettent de distinguer des étapes dans la genèse de « Matière et Mémoire » :

‘Les textes publiés obéissent en effet à une chronologie complexe, où interfèrent trois moments qui sont aussi des lieux : l’atelier, travail rédactionnel qui peut à l’occasion s’étendre sur des années, voire des décennies ; la revue ou plus rarement l’édition bibliophilique, publication ponctuelle ; enfin, le recueil, plus ou moins étoffé et complexe, dont l’organisation prend figure d’inventaire et scande la carrière.426

Le travail de rédaction, dans le secret de l’atelier, constitue le moment intime où l’auteur est encore « en tête-à-tête » avec son œuvre. Cette étape est celle des cahiers préparatoires, du dossier de notes manuscrites intégré à l’exemplaire de la Bibliothèque Nationale de France. En second lieu vient l’édition à faible tirage, pour un public souvent sélectionné et spécialisé : c’est le cas notamment des publications en revue, ou des ouvrages de bibliophilie, tels que Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. Nous pouvons d’ores et déjà remarquer que cette étape est pleinement réalisée puisque le texte seul sera publié dans la revue Fontaine quelque temps avant la parution de l’album. Enfin, la publication en recueil permet d’intégrer le texte à d’autres, de lui conférer une place au sein de l’œuvre du poète, et de le fixer dans un corpus stable. « Matière et mémoire »est intégré dans Le Peintre à l’étude en 1948 puis dans L’Atelier contemporain en 1977, ce qui témoigne d’une volonté de rendre accessible ce texte à caractère confidentiel. Mais il s’agit aussi de rassembler ces poèmes parus en revues ou dans des albums de luxe et de les présenter, non plus dans leur confrontation à l’image, mais en tant que textes autonomes, dont la réunion permet d’établir une esthétique, un art poétique. Francis Ponge explique dans sa « Note au lecteur » l’enseignement apporté par ce dialogue avec les peintres, en ce qui concerne sa propre pratique créative :

‘Que se passe-t-il, en somme, dans l’atelier contemporain ?
Je m’étais, depuis toujours, posé ce genre de question, bien entendu, et voilà celles encore, auxquelles, de façon un peu plus explicite peut-être, j’allais donc, dorénavant, continuer à répondre, selon mes moyens, qui sont ceux de l’écriture, et dans mon propre atelier, au sortir, de jours en jours et d’années en années, de ceux de Braque ou de Picasso, de Fautrier ou de Dubuffet, de Giacometti ou de Germaine Richier, de bien d’autres amis encore, s’efforçant tous, de façon variée et avec plus ou moins de bonheur, par l’action sur de tout autres matières de tout autres outils que les miens, à donner forme matérielle et durable, et force communicative d’autant, à des soucis ou des élans originellement tout analogues et, dans les meilleurs cas, finalement à des orgasmes rigoureusement homologues aux miens, malgré la spécificité de leur langage.427

Il compare ici encore ces relations de co-créations à un acte d’amour, où se mêlent le désir, la tendresse et la violence parfois. Cet orgasme, ce « bonheur d’expression » (M.M., p. 3) est provoqué par l’alchimie qui résulte de la confrontation, au sein d’un même espace, de deux matières, résolument différentes, qui réagissent l’une à l’autre. Il en est du livre de dialogue comme du phénomène d’attirance et de répulsion qui entre en jeu lors du procédé lithographique, c’est une réaction chimique entre deux substances.

Le texte de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est emblématique d’un certain nombre de constantes poétiques de Francis Ponge dont il fait lui-même l’inventaire dans la cinquième partie de Pour un Malherbe 428 : il s’agit d’accorder, comme le préconisait Henri Bergson, une extrême sensibilité aux mots, à la matière du texte, mais aussi aux choses naturelles. Parallèlement, le poète doit se méfier des opinions faussées, des idées reçues, mais aussi des anecdotes et aventures humaines. Francis Ponge répond à ses propres exigences en n’abordant pas directement les œuvres ou leur auteur, mais en s’intéressant à l’élément naturel du procédé lithographique : la pierre et ses réactions.

Le dernier point qu’aborde Francis Ponge, enfin, est sans doute celui qui le rapproche le plus des théories de Jean Dubuffet ; le poète parle de la nécessité d’être un amateur éclairé, guidé par son « inconscience bénie ». Il aime se confronter à des sujets qu’il qualifie lui-même d’« impossibles », pour lesquels la conscience et le savoir ne sont d’aucun recours et « à propos desquels il nous faut tout réapprendre de zéro »429. Cette inconscience bénie de « l’esprit non prévenu », qui devient « amateur » à la fin du texte, répond aux attentes du peintre, qui se dit « émerveillé » par le texte suscité par ses travaux lithographiques. C’était un amateur qu’il fallait pour rédiger cet « avant-propos », quelqu’un qui sache se pencher sur les choses avec un regard d’homme plutôt que de spécialiste. Quelqu’un qui sache écouter la matière, qui la laisse s’« exprimer» (M.M., p. 3), qui lui réponde. Francis Ponge incarne le spectateur idéal, l’homme du commun, l’amateur qui supplante le connaisseur, le novice qui devient professeur. Son texte est une méditation lithographique, méditation « liminaire » et néanmoins essentielle, qui témoigne d’une rencontre, mais aussi d’un véritable échange entre le peintre et le poète.

Notes
400.

Paul Valéry – Introduction à la méthode de Léonard de Vinci, éditions de la N.R.F., 1919.

401.

Paul Valéry – « Tel Quel I », in. Œuvres complètes, t. II, p. 475.

402.

Lettre de Francis Ponge à André Ballare, 13 aout 1963, Archives de la ville de Marseille, fonds des Cahiers du Sud.

403.

Francis Ponge – « Pour un Malherbe », in. Œuvres complètes, t. II, p. 32.

404.

Francis Ponge, ibidem.

405.

Le Littré donne cette définition : « Préface : Discours préliminaire mis à la tête d’un livre. Paroles dites pour en venir à quelque explication. », in. Abrégé du Dictionnaire de la langue française de M. Émile Littré, Famot, 1974, t. III, p. 913.

406.

Le Littré donne cette définition : « Prélude : En musique, ce qu’on chante pour se mettre dans le ton, pour essayer la portée de sa voix. Ce qu’on joue sur un instrument pour se mettre dans le ton et juger si l’instrument est d’accord. Sorte d’improvisation dans le goût des préludes. Pièce d’introduction qui précède les fugues. Au figuré, ce qui précède une chose, ce qui la prépare. », ibidem, p. 915.

407.

Le Littré donne cette définition : « Prologue : Dans le théâtre grec, la première partie de l’action, avant le premier chant du chœur. Chez les modernes, partie d’ouvrage qui sert de prélude à une pièce dramatique. Avant-propos. », ibidem, p. 934.

408.

Jean Paulhan – Les Fleurs de Tarbes, p. 216.

409.

Roland Barthes – « Les Planches de l’Encyclopédie », in. Le Degré zéro de l’écriture suivi de Nouveaux essais critiques, p. 89.

410.

Roland Barthes, ibidem : « Cet objet encyclopédique est ordinairement saisi par l’image à trois niveaux : anthologique lorsque l’objet, isolé de tout contexte, est présenté en soi ; anecdotique, lorsqu’il est "naturalisé" par son insertion dans une grand scène vivante (c’est ce que l’on appelle la vignette) ; génétique, lorsque l’image nous livre le trajet qui va de la matière brute à l’objet fini : genèse, essence, praxis, l’objet est ainsi cerné sous toutes ses catégories. », p. 90.

411.

Roland Barthes, ibidem, p. 90.

412.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 5.

413.

Jean Paulhan – « Traité des figures ou la Rhétorique décryptée », in. Œuvres complètes, t. II, p. 287.

414.

Jean Paulhan, ibidem, p. 292.

415.

Jean Paulhan, ibidem, p. 287.

416.

Jean Paulhan, ibidem, p. 287.

417.

Jean Tardieu – « Les Portes de toile », in. Le Miroir ébloui, p. 29.

418.

Robert Mélançon – « Dans l’Atelier du Peintre à l’étude », p. 927.

419.

Jean Dubuffet – « Empreintes », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. II, p. 467.

420.

Francis Ponge – « Braque ou un méditatif à l’œuvre » », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, p. 719.

421.

Jean Dubuffet – « Correspondances », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. IV, p. 324.

422.

Jean-Michel Adam – « Ponge rhétoriquement », in. Ponge, résolument, pp. 24-25.

423.

Frances Yates – L’Art de la mémoire, pp. 38-44.

424.

Francis Ponge – Lettre à Jean Paulhan, in. Correspondance, t. I, p. 313.

425.

Francis Ponge – Note manuscrite du 8 mars 1954, in. Œuvres complètes, t. I, p. 816.

426.

Bernard Beugnot – « Note sur l’édition », in. Œuvres complètes, t. I, p. XCVII.

427.

Francis Ponge – « Au lecteur », in. L’Atelier contemporain, Œuvres complètes, t. II, pp. 565-566.

428.

Francis Ponge – « Pour un Malherbe », in. Œuvres complètes, t. II, pp. 173-174.

429.

Francis Ponge, ibidem, p.174.