2.1.4. Petites figures de la vie précaire.

Les lithographies sont introduites quant à elles immédiatement après le texte, suivant une page de titre comportant cette seule mention : « LITHOGRAPHIES ». Elles présentent toutes des marges importantes, comme il est d’usage, ce afin de laisser « respirer » l’image. Elles sont au nombre de trente-quatre et la plupart représentent des scènes simples et quotidiennes, qu’il nous semble nécessaire de rappeler afin d’établir certaines correspondances. Max Loreau parle d’un « album peuplé de personnages burlesques plus gauches que par le passé : à la fois plus incertains et plus violents, d’autant plus affirmés que plus frustes et précaires.430

Nous voyons ainsi successivement un homme sur un vélo (« Cyclotourisme », 13 septembre 1944), un autre dans une forêt (« Maison forestière », 18 septembre 1944), un autre à sa fenêtre (« Le Salut de la fenêtre »), une femme qui mange et qui boit (« Déjeuner de poisson », 18 septembre 1944), une autre qui tricote (« Travaux d’aiguilles », 15 septembre 1944), une qui se coiffe (« Négresse », 23 septembre 1944), un homme riant de profil (« Profil d’homme »), une femme tenant son ventre entre ses mains (« Ingénue », 20 septembre 1944), une autre qui tricote (« Raccommodeuse de chaussettes », 20 septembre 1944), une femme enceinte qui s’alimente (« Nutrition »), trois hommes sur un cheval (« Chevauchée », septembre 1944), d’autres qui regardent des oiseaux (« Paysage avec deux hommes et trois perdrix), une femme qui lève les bras (« Leveuse de bras », 26 septembre 1944), un homme qui joue du piano (« Pianiste »), une femme qui porte son enfant dans les bras (« Femme et son petit », 14 octobre 1944), un homme devant sa ferme (« Paysage », 16 octobre 1944), une femme qui tape à la machine (« Dactylographe », 25 octobre 1944), un groupe en voiture (« Promenade en auto », 27 octobre 1944) ; un couple qui dévore des oiseaux (« Mangeurs d’oiseaux », 28 octobre 1944), une femme distinguée (« Sophisticated Lady », 31 octobre 1944), une autre qui fume (« Mademoiselle Swing »), un homme de profil (« Profil viril », 4 novembre 1944), une femme et son enfant (« Maternité »), trois vaches (« Vache 1 », « Vache 2 », « Vache 3 »), une autre vache debout cette fois (« Vache 4 », 9 novembre 1944, lithographie « dédiée à A. Frénaud, amitié, J. Dubuffet »), un couple qui danse (« Valse », 14 novembre 1944), un homme qui téléphone (« Le Supplice au téléphone », 30 octobre 1944), une femme qui se coiffe (« Coquette au miroir », 17 novembre 1944, dédiée à Jean Paulhan), une femme qui moud du café (« Mouleuse de café », 18 novembre 1944, dédiée à Francis Ponge), une femme qui plume un canard (« Plumeuse ») et un homme qui se mouche (« Moucheur »).

Yves Peyré qualifie très justement les lithographies de l’album de :

‘Scènes de genres, croquis de rue, de quotidienneté exhibée ou claquemurée ; voilà, surprise et cernée, la vie des hommes, sa pauvreté, sa détresse, sa grandeur dérisoire et l’allant d’une tendresse pour les gens ordinaires, si forte chez Dubuffet.431

L’artiste nous confronte à la vie des gens du commun, embrassant dans sa vision l’atmosphère de l’époque, dans une véritable chronique du quotidien. Jean Dubuffet dégage ici le merveilleux de la vie ordinaire et révèle l’insolite qui habite chacun de nos gestes journaliers. Mais les thèmes de ces lithographies témoignent également de l’apprentissage académique du peintre, marqué notamment par l’exercice du portrait, et du début de sa pratique personnelle, qui le voit se tourner vers les paysages. D’autant plus que ces thèmes plutôt convenus sont alors très en vogue : le public, sous l’occupation, « raffole des représentations rassurantes de la figure humaine, du paysage et de la nature morte. »432

Bien que les titres des lithographies n’apparaissent à aucun moment dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, la plupart sont contemporains des planches elles-mêmes puisqu’ils figurent au sein même du catalogue de l’exposition chez René Drouin, mais aussi dans la correspondance avec le marchand Pierre Matisse. Portant notre attention sur ces titres, nous pouvons mieux envisager le travail de synthèse opéré par l’artiste, ainsi que les thèmes mis en lumière ou en avant. Dans l’ensemble, Jean Dubuffet respecte la redondance d’usage entre l’œuvre et son titre, se contentant parfois d’ajouter un adjectif pour faciliter l’identification ou la particularisation. Nous allons donc, brièvement, mettre en regard deux documents, tous deux conservés à la Fondation Dubuffet, qui font état avec précision de la liste lithographique. Ainsi, le 2 février 1947, suite à la proposition faite par le marchand Pierre Matisse du rachat de toutes le stock d’épreuves restantes, Jean Dubuffet établit lui-même une liste dactylographiée récapitulant le nombre d’invendus. Cette liste présente donc, pour chaque lithographie, le nombre d’exemplaires encore disponibles – sur la dizaine mise en vente lors de l’exposition –, la mention « néant » indiquant que toutes les épreuves ont été écoulées.

  1. Cyclotourisme : néant.
  2. Maison forestière : 9.
  3. Image pour « Quelques mots pour M. Dubuffet » (Éluard) : 9.
  4. Déjeuner de poisson : 8.
  5. Travaux d’aiguille : néant.
  6. Négresse : 8.
  7. Profil d’homme : néant.
  8. Ingénue : 9.
  9. Raccommodeuse de chaussette : 1.
  10. Nutrition : néant.
  11. Chevauchée, lithographie en 5 couleurs pour « lithographe du commun » (Seghers) : néant.
  12. Paysage avec deux hommes et trois perdrix : 9.
  13. Image pour affiche René Drouin : 2.
  14. Chevauchée : 8.
  15. Pianiste : 1.
  16. Femme et son petit : 7.
  17. Paysage : 8.
  18. Dactylographe : 2.
  19. Promenade en auto : 5.
  20. Mangeurs d’oiseaux : néant.
  21. Sophisticated Lady : 3.
  22. Mademoiselle Swing : néant.
  23. Profil viril : 8.
  24. Maternité : 9.
  25. Vache n° 1 : 8.
  26. Vache n° 2 : néant.
  27. Vache n° 3 : néant.
  28. Vache n° 4 (A. Frénaud) : néant.
  29. Valse : 8.
  30. Le Supplice du Téléphone : 5.
  31. Coquette au miroir : 5.
  32. Mouleuse de café : 8.
  33. Plumeuse : 8.
  34. Moucheur : 9.

Les chiffres indiqués à la suite du titre figurant le nombre d’épreuves restantes, nous avons choisi de les laisser figurer, car ils permettent de rendre compte du succès de certaines lithographies plutôt que d’autres : ainsi, les thèmes liés plus ou moins directement à ces temps de restriction, comme « Raccommodeuse de chaussette », « Nutrition », « Pianiste », « Dactylographe », « Mangeurs d’oiseaux » ou la série des « Vaches » ont eu la préférence des amateurs.

L’autre document constitue notre référence en matière de titres, puisqu’il s’agit du catalogue de l’exposition Pierre Matisse, composé en étroite collaboration avec le peintre. Nous avons là aussi choisi de faire figurer toutes les indications de tirages :

  1. Cyclotourisme : 228 épreuves dont 161 pour la couverture de L’Homme du commun de Seghers, 60 pour Matière et mémoire et 7 épreuves d’artistes (numérotées de A à G).
  2. Maison forestière : 82 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 3 épreuves numérotées, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 9 épreuves d’artistes (numérotées de A à I).
  3. Le salut de la fenêtre : 170 épreuves dont 100 pour Quelques mots rassemblés pour M. Dubuffet d’Éluard, 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  4. Déjeuner de poisson : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  5. Travaux d’aiguille : 69 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 3 épreuves (numérotées de 1 à 3) et 6 épreuves d’artiste (numérotées de A à F).
  6. Négresse : 76 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 6 épreuves d’artiste (numérotées de A à F).
  7. Profil d’homme moustachu : 60 épreuves pour Matière et mémoire.
  8. Ingénue : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  9. Raccommodeuse de chaussette (lithographie en 2 couleurs) : 75 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 5 épreuves d’artiste (numérotées de A à E).
  10. Nutrition : 63 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 3 épreuves (numérotées de 1 à 3).
  11. Départ à cheval (lithographie en 5 couleurs) : 228 épreuves dont 161 pour L’Homme du commun, 60 pour Matière et mémoire et 5 épreuves d’artiste (numérotées de A à E).
  12. Paysage avec deux hommes et trois perdrix : 80 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 10 épreuves d’artiste (numérotées de A à J).
  13. Leveuse de bras : 123 épreuves dont 60 pour l’affiche Drouin, 60 pour Matière et mémoire et 3 épreuves d’artiste (numérotées de A à C).
  14. Chevauchée : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  15. Pianiste : 77 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 7 épreuves d’artiste (numérotées de A à G).
  16. Femme et son petit : 77 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 7 épreuves d’artiste (numérotées de A à G).
  17. Paysage : 73 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 3 épreuves d’artiste (numérotées de A à C).
  18. Dactylographe : 77 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 7 épreuves d’artiste (numérotées de A à G).
  19. Promenade en auto : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  20. Mangeurs d’oiseaux : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  21. Sophisticated Lady : 77 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 7 épreuves d’artiste (numérotées de A à G).
  22. Mademoiselle Swing : 73 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 3 épreuves d’artiste (numérotées de A à C).
  23. Profil viril : 76 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 6 épreuves d’artiste (numérotées de A à F).
  24. Maternité : 74 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 4 épreuves d’artiste (numérotées de A à D).
  25. Vache 1 : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  26. Vache 2 : 70 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire et 10 épreuves (numérotées de 1 à 10).
  27. Vache 3 : 60 épreuves pour Matière et mémoire.
  28. Vache 4 : 210 épreuves dont 150 pour Vache bleue dans une ville d’A. Frénaud et 60 pour Matière et mémoire.
  29. Valse : 74 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 4 épreuves d’artiste (numérotées de A à D).
  30. Le Supplice du téléphone : 74 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 4 épreuves d’artiste (numérotées de A à D).
  31. Coquette au miroir : 74 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 4 épreuves d’artiste (numérotées de A à D).
  32. Mouleuse de café : 73 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 3 épreuves d’artiste (numérotées de A à C).
  33. Plumeuse : 72 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 2 épreuves d’artiste (numérotées de A à B).
  34. Moucheur : 72 épreuves dont 60 pour Matière et mémoire, 10 épreuves (numérotées de 1 à 10) et 2 épreuves d’artiste (numérotées de A à B).

La succession des lithographies, présentées en série, constitue déjà en elle-même une réflexion sur l’art et son histoire, par le traitement de thèmes insolites (une mouleuse de café, une plumeuse, un homme qui téléphone…) aux côtés de thèmes classique de la peinture (scènes de maternité, de femme à sa toilette, paysage…). Jean Dubuffet nous livre une esthétique et un inventaire du quotidien qui devient, la séquence des pages introduisant une temporalité et un certain effet de narration, chronique de la banalité quotidienne.

Nous pouvons déjà observer quelques différences, entre la première et la seconde liste, concernant le titre de quatre lithographies. Ainsi, la numéro 3, désignée comme une « image pour "Quelques mots pour M. Dubuffet" » lors de la vente des épreuves, et destinée à l’origine à l’illustration de l’ouvrage de Paul Éluard, devient « Le salut de la fenêtre » dans le catalogue d’exposition. De même, la numéro 13 (« Image pour affiche René Drouin »), réservée à l’affiche de l’exposition, ne reçoit le titre de « Leveuse de bras » que dans le catalogue, lorsque le peintre décide de l’intégrer à la série de l’album. Voici pour les deux titres trouvés après coup par l’artiste, mais nous observons un autre phénomène, destiné sans doute à mieux distinguer les lithographies entre elles, à les qualifier plus précisément : ainsi, la numéro 7, intitulée initialement « Profil d’homme », devient « Profil d’homme moustachu », tandis que la numéro 11, dont le premier titre est « Chevauchée » (comme la numéro 14, ce qui pouvait prêter à confusion) se singularise en « Départ à cheval ». Lors d’un entretien avec Françoise Choay, le peintre explique que les titres lui permettent d’identifier ses tableaux une fois qu’ils sont terminés :

‘Les titres sont toujours donnés après les tableaux faits et comme on donne un nom – ou un surnom – aux personnes de son entourage […] C’est surtout pour moi-même, pour mon propre usage, que je leur donne un titre. Bien sûr qu’un titre bien trouvé, bien approprié, ajoute beaucoup à la force de fonctionnement de l’ouvrage, c’est de toute évidence.433

Les titres fonctionnent comme une grille de lecture, et cela est d’autant plus important lorsque il s’agit d’œuvres représentant des scènes banales et quotidiennes, comme dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école. De cette façon, le peintre les investit d’une dimension universelle et symbolique : ainsi, les titres ne comportent pas d’articles définis – mis à part « Le Supplice du téléphone » –, ils sont plus souvent réduit à un seul terme, simplement descriptif. La liste de ces titres s’apparente à une typologie des menus activités humaines : préparation et ingestion des repas, avec « Déjeuner de poisson », « Nutrition », « Mangeurs d’oiseau », « Plumeuse », « Mouleuse de café », travaux de couture avec « Travaux d’aiguille », « Raccommodeuse de chaussette », ou activités de loisir avec « Cyclotourisme », « Chevauchée », « Promenade en auto », « Valse », « Pianiste »... Michel Ragon parle ainsi d’une véritable « œuvre écrite à côté de l’œuvre peinte »434. Pierre Alechinsky, dans un ouvrage consacré exclusivement au recensement et à l’énumération des différents titres de ses tableaux, Bureau du titre,affirme l’importance poétique de l’effet de titre : « Titrer, c’est écrire un peu. »435

Les moyens formels de Jean Dubuffet sont ceux qui caractérisent de manière générale le langage iconographique de son époque. L’artiste s’y inscrit par la remise en cause de la valeur figurative et représentative de l’art au moyen de formes rudimentaires, et la mise en valeur de la matière. La série est ainsi marquée par les crevasses du matériau, les « griffures au tesson de bouteille, rayures au papier de verre, grinçants grattages à la lame de rasoir » (M.M., p. 3). Dans les peintures de l’époque les griffures sont, comme le souligne Pierre Alechinsky, les « symptômes » d’une « lutte contre le talent – le talent conforme : savoir dessiner »436. Les thèmes figurés sont associés au monde contemporain (voiture, machine à écrire, moulin à café) et à des scènes populaires et communes (promenades, danses, toilette féminine). Mais la dimension temporelle est également omniprésente, marquée par la présence de traces, de taches et d’empreintes, parfois digitales. Le geste du peintre, qui imprègne la matière minérale et les lithographies, constitue un aspect important du texte de Francis Ponge.

Cette manière de représentation n’est cependant pas uniquement tributaire du contexte historique, elle tient également à un réel objectif de l’artiste. Ce dernier, par les jeux de matière, les tracés spontanés et simples, les griffures, suscite un art du jaillissement, un art profondément ancré dans la mémoire humaine. Les lithographies recèlent donc un éventail de possibilités de sens, et ce dans la plus complète spontanéité et liberté technique. Il s’agit là d’un dessein de Jean Dubuffet, qui pense que plus le peintre introduit de détails, de particularités dans son œuvre, moins il demeure de virtualités de sens pour le récepteur. C’est pourquoi il s’attache, dans ses lithographies, à demeurer dans le commun et le général et à ne produire que des figures simples et rudimentaires, aux contours marqués. Ces « petites figures de la vie précaire » s’adressent à l’homme du commun de l’époque, le peintre mettant en scène les préoccupations matérielles de la population.

Denis Diderot déjà, dans ses critiques d’art, conseillait aux peintres de ne pas se limiter aux seuls sujets héroïques ou mythiques, et de s’intéresser davantage aux thèmes de la vie quotidienne437. Bien des années plus tard, Roland Barthes, dans son texte « Plaisir de la vie quotidienne », s’interroge sur ce qui est depuis une constante de l’esthétique moderne.

‘Pourquoi, dans des œuvres historiques, romanesques, biographiques, y a-t-il (pour certains dont je suis) un plaisir à voir représenter la “vie quotidienne” d’une époque, d’un personnage ? Pourquoi cette curiosité des menus détails : horaires, habitudes, repas, logements, vêtements, etc ?438

Toutes ces scènes de la vie quotidienne ont, dans le contexte difficile qui est celui de la composition des lithographies, valeur d’espoir. C’est l’époque où chacun recommence à vivre pleinement, comme en témoigne notamment Simone de Beauvoir439 dans La Force des choses, ce même si la plupart des restrictions demeurent. La démarche de l’artiste peut être mise en rapport avec cette réflexion de Roland Barthes, qui traduit à notre sens toute l’exaltation qui irradie ces figures : « Toute rupture un peu ample du quotidien introduit à la fête. »440 Mais c’est Henri Michaux, dans Saisir, qui, sans doute, exprime le mieux cet aspect :

‘Le secret du quotidien, de l’ordinaire sans fin, de l’ordinaire néanmoins extraordinaire, quand un certain recul le rend à son étrangeté, sa fatale étrangeté.441

Cet intérêt pour le quotidien est perceptible notamment dans l’admiration que vouait Jean Dubuffet aux textes de Louis Ferdinand Céline, auquel il consacre un essai littéraire, « Céline Pilote »442, dont voici un extrait :

‘La littérature est en retard de cent ans sur la peinture. Elle s’alimente depuis plusieurs siècles non pas aux données immédiates de la vie mais aux œuvres antérieures comme abeilles nourries au miel et non aux fleurs. […] La peinture elle aussi a longtemps cru que son affaire était de donner à ses christs et ses vierges des expressions ingénieusement renouvelées. C’est quant elle s’est avisée d’y substituer des pommes, des verres à absinthe et des paquets de tabac qu’elle a fait sa révolution. Celle-ci fut de porter l’invention non plus sur le choix de l’objet figuré mais sur les moyens et les matériaux mis en œuvre, les modes de transcription, la syntaxe.443

Le peintre reconnaît dans leurs travaux respectifs la même entreprise de « démystification »444. Jean Dubuffet admire son usage du langage argotique, comme en témoignent ses propres textes de jargon, ainsi que sa mise en scène de la folie et du quotidien : les sujets abordés dans les lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, rappellent imperceptiblement ceux du Voyage au bout de la nuit, paru en 1932 : les promenades à bicyclette, les récurrentes occurrences du mot « vache » en particulier, nous le verrons, pour caractériser la guerre, le goût pour la description du quotidien, de l’anecdotique, la mise à nu de l’humain, présenté de face et de profil (scènes de maternité, d’accouchement), mais aussi l’attention particulière pour les accessoires tels que moulins à café (une « sorte de moulin à café ») les mouchoirs, les mégots de cigarette… Louis Ferdinand Céline nous parle ainsi des « choses familières », comme les « rites alimentaires simplifiés à l’exacte mesure du besoin quotidien »445, tout comme Jean Dubuffet :

‘Tout comme un peintre, Céline cherche à transposer et non à reproduire la réalité, en l’occurrence celle du langage oral. Et dans ce travail de transposition, il ne peut éviter d’avoir recours au code commun […] De l’oralité, Céline retrouve la liberté, en réalisant tous les possibles qu’offre la langue et que la Norme s’est souvent empressée d’endiguer, surtout depuis l’époque classique. Cette liberté dans l’écriture, il y parvient plus pleinement dans Mort à crédit qui n’est pourtant que l’affermissement, sinon l’aboutissement, de l’effort tenté dès Voyage au bout de la nuit pour faire éclater les entraves qui pèsent sur le langage du roman, par tous les moyens.446

Les lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école apparaissent comme une illustration du Voyage au bout de la nuit par l’accumulation affichée de thèmes apparemment anodins, mais aussi par une vision sans complaisance de la figure et de la condition humaine, de son quotidien, de sa précarité, en confrontant le rire, l’esprit de fête, à l’horreur. Le peintre, comme Louis-Ferdinand Céline, nous présente des morceaux de vie ; par la représentation artistique les gestes de tous les jours acquièrent ainsi une étrangeté et ils nous semblent neufs. Mais la différence essentielle est que l’art de Jean Dubuffet est motivé par son amour de l’homme du commun, alors que l’auteur du Voyage fait preuve d’une certaine aversion à l’égard de l’humanité, motivée par son profond dégoût de la matière. Les deux hommes présentent par ailleurs le même refus des enclaves, qu’elles soient littéraires ou artistiques, ils refusent d’être esclaves de la norme.

Dans Les Fleurs de Tarbes, ouvrage admiré aussi bien par Francis Ponge que par Jean Dubuffet, Jean Paulhan souligne que c’est le quotidien qui nous est, au final, le plus secret et le plus caché, ce sont nos actions quotidiennes qui sont les moins justifiables. Il s’agit selon lui d’une manifestation de l’étrangeté même de notre condition :

‘C’est comme s’il y avait des secrets pour les actions banales, mais des raisons pour les actes étranges.447

Le rôle de l’art et de la poésie est alors d’ôter le voile opaque de l’habitude qui recouvre toute chose. La poésie nous montre, comme si c’était la première fois, ce que l’habitude a fini par nous dissimuler. Il en est ainsi par exemple des textes de Francis Ponge, qui prennent pour sujet « Le Cageot » ou « La Bougie », autant d’éléments qui nous entourent constamment et dont nous ne remarquons la présence que s’ils viennent à nous manquer. Ainsi « Le Pain », aliment banal mais qui se fait vital et précieux en période de restriction, notamment sous l’occupation.

Francis Ponge, dans son texte consacré au Savon, démontre ainsi la valeur conférée à toute chose, même la plus commune, lorsque celle-ci est raréfiée.

‘À l’égard des objets de fabrication humaine les plus courants, d’apparences les plus simples ou élémentaires, les plus indispensables aussi – ou nous paraissant tels –, nous sommes devenus, nous autres, les hommes “civilisés”, relativement à nos lointains (pas si lointains) ancêtres, bien différents : bien autres, en effet.
Nous en sommes venus à considérer ces objets comme des objets naturels, comme des objets que la nature nous doit, sans le moindre effort de notre part, sinon celui de les payer (peu cher). Et qui ne serait pas capable d’acheter, par exemple, un morceau de savon ?
Lorsque, par extraordinaire, il arrive que de tels objets nous manquent, deviennent “ introuvables ”, nous voilà saisis d’un vif sentiment de surprise et de frustration, qui, en quelque façon, nous déséquilibre. Moralement (c’est-à-dire : pratiquement), nous nous trouvons acculés à un choix. Nous pouvons décider d’apprendre soit à nous passer d’eux, soit à les fabriquer nous-mêmes à partir de zéro, c’est-à-dire, en fait, à partir des éléments premiers qui se trouvent à notre disposition. De toute façon, nous nous trouvons, à leur égard, dessillés : nous les voyons enfin, au lieu, purement et simplement, de les utiliser.
Leur caractère précieux nous apparaît alors, leur valeur nous est révélée. Notre propre valeur à nos propres yeux change du même coup : nous l’éprouvons à leur propos. Le monde redevient intéressant, à la façon d’un jeu, comme on dit, “intéressé” : quand on décide, vous savez, d’intéresser la partie, enfin de ne plus jouer “pour rire”, mais “pour de vrai”, “pour de l’argent”. Quelque passion (le goût du risque, c’est-à-dire, en somme, celui du drame) s’y mêle alors. Le rythme de la circulation sanguine s’accélère ; l’activité, la dépense nerveuse s’accroît.448

C’est le manque qui devient ici raison d’écrire, la rareté du commun devient motif d’inspiration poétique. Le philosophe Ernst Cassirer pense ainsi que les « objets signifient toujours davantage que leur apparence ils traduisent les préoccupations de leurs créateurs. »449. Francis Ponge parle en effet de la « raison inconsciente […] de son inspiration du savon. »450

Cette réflexion du poète éclaire encore le sens des lithographies, car Jean Dubuffet, comme lui, va être sensible, dans ces temps de restriction, à cette revalorisation du quotidien qu’il va tenter de mettre en scène dans ses travaux, comme le montrent Marianne Jakobi et Julien Dieudonné :

‘Vivre parmi le rien fait de toute chose l’occasion d’une fête du regard et de l’esprit. Le moindre des gestes s’exhausse au rang de cérémonie.451

C’est sans doute ce genre d’émotion qui nous saisit face à l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, fête du regard et de l’esprit en temps de restriction ; c’est ce désir de possession qui nous étreint alors, accentué par la rareté tentatrice de l’objet-album. Car l’insertion des lithographies dans l’espace du livre permet une confrontation intime et renouvelable à l’œuvre, contrairement à l’exposition.

Jean Dubuffet refuse d’utiliser tout effet de perspective : série de vues frontales dans lesquelles les divers plans se superposent, les lithographies de cet album utilisent pleinement toutes les significations inhérentes au trait, elles en exploitent les possibilités de sens, ce qui leur donne ce caractère de généralité propre aux peintures rupestres préhistoriques, elles aussi dessinées à même la pierre, marquées de façon quasi indélébiles. Celles-ci sont considérées comme le plus ancien procédé de reproduction, avec notamment les empreintes répétées d’une main sur la pierre. Quant aux peintures pariétales, souvent figuratives, elles avaient pour vocation de communiquer des messages simples et informatifs, tels que « parti à la chasse pendant trois jours », « tué deux bisons »… Elles sont également investies de fonctions magiques, elles assurent protection à la communauté, marquent la propriété et jouent un rôle éducatif. Elles sont toujours intégrées dans un rituel. La lithographie, en tant que technique et comme en témoigne la longue liste des opérations nécessaires à l’élaboration de la planche, est à l’image de ces rituels. Cela est souligné notamment par Francis Ponge, qui dans son texte parle de « l’artiste merveilleux », du « merveilleux artiste » (M.M., p. 5). Certaines lithographies semblent être gravées à la craie sur un tableau noir d’écolier, ce qui a été certainement un motif d’inspiration pour le poète.

Jean Dubuffet intègre quelques années plus tard une reproduction des lithographies de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, précisant pour chacune le nombre d’épreuves tirées et leur destination, dans le premier fascicule du catalogue de ses travaux, Marionnettes de la ville et de la campagne. Il revient également sur ses essais lithographiques dans ses « Notes sur les peintures faites en 1957 », dans lesquelles il explique travailler alors sur des thèmes identiques à ceux de l’album.

‘Semblablement j’eus plaisir, dans certains tableaux figurant des scènes ou des personnages, à confronter mes techniques nouvelles avec des thèmes de même sorte que ceux qui alimentaient mes très anciens travaux de 1943/1944 ; je ressens qu’un tableau comme Le Désistement vient combler une lacune ; il réalise ce que je n’avais pas réussi à obtenir de la susdite époque : une livraison des personnages apparaissant dans les lithographies de l’album « Matière et Mémoire » où tous les moyens mis en œuvre – textures, mouvements, graphies – concourent à une transposition satisfaisante de ces dessins anciens, alors que les peintures de la même époque n’y parvenaient, me semble-t-il, pas. 452

Le peintre marque ici sa préférence pour la technique lithographique, du moins concernant « la livraison des personnages » qui figurent dans l’album, et qu’il n’était pas selon lui parvenu à transposer en peinture. Ces petites figures de la vie précaire s’incarnent d’une façon privilégiée dans le processus chimique et la matière minérale.

Notes
430.

Max Loreau – Jean Dubuffet, Délits, déportements, lieux de haut jeu, p. 21.

431.

Yves Peyré – Peinture et Poésie : le dialogue par le livre, p. 53.

432.

Marianne Jakobi et Julien Dieudonné – Dubuffet, p. 116.

433.

Jean Dubuffet – « Entretien avec Françoise Choay », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. II, p. 220.

434.

Michel Ragon – Jean Dubuffet, p. 49.

435.

Pierre Alechinsky – Bureau du titre, p. 7.

436.

Pierre Alechinsky – « Pollock et Guernica », in. Baluchon et ricochets, p. 102.

437.

Denis Diderot – Essais sur la peinture.

438.

Roland Barthes – Le Plaisir du texte, p. 85.

439.

Simone de Beauvoir – La Force des choses : « La peur retrouvait en moi une place encore toute chaude. Mais la joie la balayait vite. Jour et nuit avec nos amis, causant, buvant, flânant, riant, nous fêtions notre délivrance. Et tous ceux qui la célébraient comme nous devenaient, proches ou lointains, nos amis. Quelle débauche de fraternité ! Les ténèbres qui avaient enfermé la France explosaient. » pp. 13-14.

440.

Roland Barthes – Mythologies, p. 61.

441.

Henri Michaux – Saisir, non paginé.

442.

Jean Dubuffet – « Céline pilote », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 209-217.

443.

Jean Dubuffet, ibidem, pp. 212-213.

444.

Jean Dubuffet, ibidem, p. 210.

445.

Louis Ferdinand Céline – Voyage au bout de la nuit, pp. 204-206.

446.

Catherine Rouayrenc – « La Parole faite style », in. « C’est mon secret. La technique de l’écriture populaire dans Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit », pp. 189-190.

447.

Jean Paulhan – Les Fleurs de Tarbes, p. 212.

448.

Francis Ponge – « Le Savon », Appendice IV, in. Œuvres complètes, t. II, pp. 412-413.

449.

Ernst Cassirer, cité par Jean-Luc Chalumeau in. La Lecture de l’art, p. 186.

450.

Gérard Farasse – « Jacques Derrida, répliques, entretien sur Francis Ponge, in. Revue des Sciences Humaines : Ponge à l’étude, p. 197.

451.

Marianne Jakobi et Julien Dieudonné – Dubuffet, p. 206.

452.

Jean Dubuffet – « Notes sur les peintures faites en 1957 », in Prospectus et tous écrits suivants, t. II, pp. 128-129.