2.2. Du livre de peintre au livre objet.

Il nous faut ici encore prendre en compte le contexte artistique, car, si les origines de l’illustration remontent fort loin, le livre de peintre n’a reçu sa formulation définitive que récemment. Bien qu’il ne fût pas rare avant 1900 de voir des éditeurs tenter de renouveler l’illustration en faisant appel à des artistes plutôt qu’à des illustrateurs de métier, c’est en 1904 qu’un groupe de bibliophiles innove véritablement en créant la Société du livre d’art et en publiant, dans une typographie soignée, des textes contemporains illustrés par des peintres. Le livre, devenu depuis la fin du dix-huitième siècle un produit de consommation courante, dénaturé par le commerce croissant dont il est devenu l’objet, retrouve par cette ambition des éditeurs son caractère initial d’objet rare, son essence et son âme originelle.

Les artistes de l’« École de Paris » contribuent, par leurs innovations graphiques, à cette nouvelle manière d’illustrer le livre moderne, qui devient support d’expression et matière à peindre. Il ne s’agit plus désormais pour les artistes d’agrémenter un texte, mais de concevoir et de composer véritablement un livre avec son auteur, de collaborer avec lui pour créer quelque chose d’unique, une œuvre singulière à quatre mains. L’écrivain et le peintre participent ainsi étroitement, à parts égales, au projet commun, projet qui unit deux esprits, mais aussi deux processus de création distincts. Cette indépendance du peintre, cette autonomisation de l’image dans l’espace du livre est désormais acquise, comme le montre Jörge de Sousa Noronha dans son ouvrage La Mémoire lithographique :

‘L’époque contemporaine voit également l’évolution du concept même de “livre de peintre” ou de “livre d’artiste”, qui passe progressivement d’un simple livre d’images illustrant un texte d’auteur à un “livre-objet”, parfois sans aucun texte et souvent entièrement conçu et réalisé par l’artiste lui-même.453

Charles Cros, Stéphane Mallarmé et Édouard Manet ont été ainsi les instigateurs et les précurseurs de ce mouvement avec un ouvrage collectif publié en 1874 : cet album, intitulé Le Fleuve 454, contient huit eaux-fortes dessinées par l’artiste. L’édition originale de cet ouvrage est désormais considérée comme la « préface » d’un siècle de livres illustrés. Le livre, réalité fluctuante et inclassable, ne cesse en effet d’évoluer, des premiers codex aux récentes éditions électroniques en passant par le livre de peintre puis par le livre d’artiste, il incarne un lieu de confrontation, d’expérimentation de l’esprit comme de la matière.

Notes
453.

Jörge de Sousa Noronha – La Mémoire lithographique : 200 ans d’images, pp. 69-70.

454.

Charles Cros, Stéphane Mallarmé, Édouard Manet – Le Fleuve, Librairie de l’Eau-Forte, 1874.