« L’intime compagnonnage » entre un peintre et un poète, selon Jean Dubuffet, est donc l’expression d’un profond accord de « position et de vues » ; cet accord, qui n’est pas nécessairement explicite dans l’œuvre commune, en surface, comme c’est le cas dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, est source de richesse créatrice. L’alliance du texte et de l’image génère une œuvre hybride, une « œuvre d’art littéraire » dans laquelle se manifeste le « bonheur d’expression » (M.M., p. 3) partagé. Jean Tardieu, dans son recueil de textes sur l’art intitulé Le Miroir ébloui, nous éclaire sur l’intérêt de cette union du pictural et du littéraire :
‘Parvenu à ce point où son œuvre nous parle immédiatement, sans le secours des mots, avec une telle abondance, un tel don de persuasion et de surprise que nous en avons souvent le souffle coupé, le peintre peut, à juste titre, considérer que son but est atteint, que sa mission essentielle est accomplie.Le commentaire, s’il n’est pas indispensable à l’œuvre d’art, permet néanmoins de l’ « arracher » à son « apparent mutisme », à la fois témoin, interlocuteur, dépositaire et intermédiaire457, le texte fait de l’œuvre un « objet de communication ». Miroir ébloui, le texte poétique incarne ainsi le reflet de l’œuvre plastique, un reflet qui manifeste à la fois son accord et son indépendance, éclairant à son tour la source de lumière.
Nous commencerons par dresser un bref panorama typologique, en nous référant aux recherches menées par Anne Mœglin-Delcroix, notamment dans L’Esthétique du livre d’artiste. Dans son ouvrage Sur le Livre d’artiste, elle formule une première distinction capitale entre livre d’artiste et livre de peintre : selon les critères établis, les premiers sont considérés comme des œuvres d’art, et conservés au « Département des Estampes » de la Bibliothèque Nationale de France, tandis que les seconds – dont l’exemplaire de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école – sont au « Département des Imprimés ». Les autres caractéristiques du livre d’artiste sont : une réalisation à peu de frais, un tirage non limité, qui permet d’aborder un plus large public, l’absence d’éditeur et l’omniprésence de l’artiste à toutes les étapes, ainsi que les moyens et matériaux modestes utilisés. Le concept prédomine sur la qualité d’édition et constitue souvent une contestation explicite du marché de l’art. Si cette définition correspond à l’idée primitive que se faisait Jean Dubuffet de son album d’expériences lithographiques, nous pouvons remarquer que l’édition finale de Matière et mémoire ou les lithographes à l’école s’en éloigne radicalement. Ainsi, malgré les efforts du peintre pour vendre les exemplaires à un prix raisonnable, il ne pourra empêcher l’ « agiotage »458, cette dérive spéculative provoquée par la limitation du tirage et par l’intérêt des bibliophiles.
Cet album doit donc être considéré comme un livre de peintre, selon la définition donnée par Anne Mœglin-Delcroix :
‘Lieu de la collaboration d’un écrivain et d’un graveur qui œuvrent souvent séparément mais signent l’ouvrage ensemble, il se définit par le recours systématique à un papier de luxe, des gravures originales, une typographie soignée, éventuellement une reliure spéciale, toutes caractéristiques qui signalent un projet de préservation, de restauration, voire de défense de "l’art du livre". Le tirage est nécessairement limité pour satisfaire aux exigences d’une fabrication artisanale en même temps qu’au goût d’amateurs volontiers exclusifs.459 ’Cet ouvrage appartient donc à la catégorie du livre illustré de tradition bibliophilique. Le livre est ici médium, lieu de rencontre, il présente l’œuvre lithographique accompagnée de son commentaire, ou plutôt d’une libre interprétation du poète sur ce thème. Anne Mœglin-Delcroix insiste également très justement sur la nature duelle du livre de peintre :
‘Du reste, le texte comme les gravures mènent parfois une existence séparée, indépendante de leur co-existence provisoire dans le livre. C’est précisément la contingence de cette solidarité qui permet à Pierre Berès de parler au sujet de cette dernière de "mythe". C’est cette même contingence qui autorise Henri Maldiney à considérer que l’histoire de l’art du livre, du manuscrit enluminé aux livres illustrés, est celle d’une "régression".460 ’Selon nous, l’indépendance respective des moyens d’expressions n’est pas incompatible avec leur dialogue, il existe plus qu’une simple solidarité temporelle entre le texte de Francis Ponge et les lithographies de Jean Dubuffet. L’album se fait l’illustration de la définition primitive de la racine « logos », qui est « art de recueillir les images et de les lier par le langage »461. Même si le dialogue n’est pas explicite, la réunion du texte et de l’image dans l’espace commun du livre crée un échange, une variation du sens de l’un comme de l’autre, l’apparition d’un sens commun et nouveau. Comme le souligne justement Francis Ponge lors de son entretien avec André Breton et Pierre Reverdy, la « contingence de la solidarité » entre productions littéraire et plastique est une nécessité pour le bonheur commun d’expression :
‘ Les peintres qui comptent dans notre époque se réclament tous d’elle, ne prétendent tendre qu’à la poésie, leur appétit de collaboration avec les poètes est énorme, ce qui ne veut pas dire qu’ils consentent volontiers à partager la portion ou le repas avec les poètes, mais ils aiment bien à se mettre à table avec eux. 462 ’L’image utilisée ici est particulièrement adaptée à Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, puisqu’il s’agit d’un album, c’est-à-dire d’un ouvrage dans lequel le peintre choisit de « s’attabler » avec un auteur. Dans ce cas, souvent, texte et image gardent leurs distances et conservent leur espace propre : le poème de Francis Ponge, par la disposition spatiale et typographique particulière de l’album – le texte précède la série d’estampes, ils ne se mêlent pas dans la page – n’est ni captif ni dépendant des lithographies. Tous deux fonctionnent plutôt comme des auxiliaires : les différents sens s’interpénètrent sans se gêner ni se dominer, il s’agit d’un accord sans contraintes ni aliénation. Cela permet au poète de conserver une marge de liberté par rapport aux travaux du peintre et de développer son propre imaginaire : cette autonomie de « Matière et Mémoire », comme le montre Yves Peyré, semble entrer en totale contradiction avec la notion même de « livre de dialogue ».
‘Certes Dubuffet a sollicité Ponge qui a accepté avec enthousiasme d’écrire une méditation liminaire et a donné l’ensemble de son titre, toutefois Matière et mémoirereste un album (l’album) et ne va pas jusqu’au livre de dialogue par la seule volonté de Ponge (très réticent quant à l’inscription d’une rencontre avec Dubuffet dans le livre au point que l’échange exigé sur ce plan par l’histoire n’a – hélas – pas eu lieu.463 ’L’échange n’est effectivement pas manifeste, mais il est, « par la seule volonté de Ponge », comme l’encre sur la pierre lithographique, au plus « profond » du texte, « immanent ». C’est là « l’intime compagnonnage » tel que l’entend Jean Dubuffet, le véritable dialogue, qu’il considère comme « le bien le plus précieux »464.
Le discours sur la peinture ne doit pas nécessairement traduire le discours de la peinture, au contraire : ce que l’image doit exprimer, elle le manifeste déjà, sans avoir besoin de recourir aux mots. L’accompagnement doit être plutôt musical, dans le sens où chacun des interprètes possède sa propre partition, qui, loin de répéter celle de l’autre, contient son propre rythme et ses propres notes, toutes deux s’accordant. Dans un livre illustré, et plus particulièrement dans le cas des livres de peintre, l’image et le texte s’inscrivent dans un duo, ils s’appellent, se répondent, s’ignorent parfois. Il est important d’étudier cette collaboration, car la lecture du texte de Francis Ponge aura un impact immédiat sur la réception des lithographies de Jean Dubuffet. Rappelons cette lettre d’Albert Aymé au poète, au sujet de l’illustration d’un de ses textes, qui montre que la problématique de l’ « accompagnement » est la même qu’il s’agisse d’illustrer un poème ou d’écrire sur une œuvre d’art :
‘Je compte apporter, au cours de mon travail de mise au point, des modifications à l’“accompagnement” que je vous avais montré. Je préfère ce terme d’accompagnement à celui d’illustration que j’ai toujours trouvé faux ; si proche soit-on d’un texte, c’est une utopie que de croire l’illustrer ; on ne peut donner qu’une preuve de son adhésion pour lui (un acte d’hommage en somme), pour lui dont l’antériorité est bien le signe de sa nécessité et de son évidence premières par rapport aux illustrations qui s’en inspirèrent. Ici il faut savoir s’incliner : c’est la parole qui est souveraine. Accompagnement trop direct, il pêche par défaut en regard du texte ; trop libre, son autonomie le rend polyvalent, donc de vertu gratuite en dépit de sa beauté. 465 ’Le texte de Francis Ponge accompagne la série lithographique, il est l’empreinte, le témoignage de son « adhésion » aux travaux du peintre, mais aussi à la matière minérale. Albert Aymé parle également dans cette lettre du privilège de l’antériorité, qui, dans le cas de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, est inversé, puisque c’est l’image qui provoque l’écriture.
Mais cette image souveraine n’en appelle pas moins un texte, comme nous avons pu le constater. C’est l’œil de l’esprit qui est sollicité, par l’intermédiaire du langage, cet « œil intellectuel dans le délire »466 invoqué par Antonin Artaud. Le regard de Francis Ponge fonctionne comme cet « œil de l’esprit », dont parlait déjà Caspar David Friedrich, dans le contexte du romantisme allemand :
‘Clos ton œil physique afin de voir d’abord ton tableau avec l’œil de l’esprit. Ensuite, fais monter au jour ce que tu as vu dans ta nuit.467 ’Les lithographies exigent d’être confrontées au texte dont elles sont la source : l’indépendance respective étant établie, il s’agit néanmoins d’étudier la conjonction du « contenu littéraire » et du « contenu plastique », d’envisager l’œuvre dans sa globalité, comme le préconise François Chapon, dans son ouvrage consacré aux rapports entre les peintres et le livre :
‘Celle-ci se refuse à dissocier le contenu littéraire et le contenu plastique du livre, considérant qu’il faut désormais les aborder dans une prise de conscience globale. L’analyse, contrairement à ce qui se faisait jusqu’aux années soixante-dix, devra s’exercer sur une œuvre devenue nouvelle du fait de la conjonction de ces deux écritures. D’aucune façon, ne pourrait être isolé, à moins de mutilation, tel ou tel élément.468 ’La sémiologie peut ainsi apporter quelques réponses au problème de l’analyse du « livre de dialogue », puisque cette discipline traite par principe l’image et l’écriture de la même façon, elle les envisage toutes deux comme des systèmes de signes. Roland Barthes, dans Mythologies, explique qu’elles constituent l’une comme l’autre un « langage-objet. »469
Car livres de peintres, d’artistes, illustrés ou album, selon les terminologies qui divergent parfois, ces ouvrages ont une vocation à la fois ludique et pédagogique. Ils libèrent le lecteur et l’amateur d’art de leurs automatismes et les amènent à réévaluer leurs rapports aux objets littéraires et artistiques. Ils outrepassent avec délice les limites longtemps imposées par les techniques de gravures, qui ne permettaient pas alors de tirage conjoint du texte et de l’image, du moins jusqu’à la découverte du procédé lithographique. Jörge de Sousa Noronha, dans un ouvrage consacré à cet art, déplore cette division de l’œil et de l’esprit, qui depuis toujours sclérose la création et la pensée, et que sont parvenus à dépasser certains théoriciens et poètes.
‘Bref ce manichéisme du texte et de l’image nous a piégé dans une intelligence réductrice ou la langue et l’image, ces deux piliers de la connaissance, se repoussent et se font la guerre, chacun de nous devant prendre parti pour l’un ou pour l’autre, l’image muette, presque stupide, et l’écriture désincarnée, squelette de langage.470 ’L’album est en ce sens une œuvre unique, où deux modes de communication et de connaissance s’offrent l’un à l’autre sans se faire concurrence, s’appuyant avec confiance et retenue l’un sur l’autre, chacun suivant son propre chemin, sans jamais se perdre de vue, dans un élan commun. De plus, en invitant le public à remettre en question ses cadres esthétiques, en le confrontant à un objet qui n’est ni tout à fait un livre ni tout à fait une œuvre d’art, en le replongeant dans l’univers ludique et familier de l’album d’images, le peintre lui propose une expérience nouvelle, et pourtant si ancienne, puisqu’elle est à l’origine de ses premiers contacts avec l’objet livre. « L’esprit non prévenu » (M.M., p. 1) auquel s’adresse l’album retombe en enfance, hors de toute culture parasite, libre de tout jugement de valeur, et se laisse envahir par les émotions primitives. Jean Dubuffet et Francis Ponge, en annulant le hiatus entre poésie et peinture, entre ouvrages des sens et de l’esprit, récusent de la plus belle des manières ce « manichéisme » qui sclérose non seulement l’art et la littérature, mais nous prive surtout de remarquables rencontres, d’unions insolites et pleines d’enseignements.
Le dialogue fécond entre le peintre et le poète se manifeste encore, juste après la parution de l’album, par une lecture commune : Francis Ponge, lors d’un voyage à l’île Maurice, découvre les écrits de Malcolm de Chazal, ingénieur en électricité et dentiste, pour lesquels il se passionne et qu’il s’empresse de communiquer à Jean Dubuffet. Tous deux sont immédiatement séduits par l’entreprise littéraire de cet homme du commun, qui cherche à disséquer la « matière-homme » au moyen de sa « mémoire voyageuse »471. Ils vont même œuvrer de concert pour persuader Jean Paulhan d’éditer ce recueil de pensées, ce « répertoire d’images » écrit entre juillet 1945 et octobre 1946, que Jean Dubuffet lui peint comme « un texte réellement profond et vraiment fortement expressif »472.
L’œuvre de Malcolm de Chazal se veut une « littérature-peinture », l’auteur affirmant que « la poésie ne sera angélique que le jour que les mots seront plastiques »473 ou que « l’artiste écrit avec ses yeux »474. Les sensations brutes constituant l’amorce de la réflexion, l’expérience physique des choses, de la matière, envisagées comme des manifestations humaines, révèle ce qu’il appelle « le sens plastique ». La préface de ce livre, écrite par Jean Paulhan à l’occasion de la publication, se fait l’écho du parti pris critique de Francis Ponge, dans « Matière et Mémoire » :
‘J’avance à petits pas. Que le lecteur m’excuse. On voit de reste qu’il s’agit là de quelque chose de difficile qui d’abord se refuse au contact (comme ces tissus, qu’il faut caresser à rebrousse-poil), qui ne se laisse saisir qu’au ralenti, qui est fait pour la photographie microscopique et puis l’agrandissement, pas du tout pour le panorama.475 ’Cet ouvrage semble incarner le point de rencontre entre la démarche du peintre et celle du poète : les observations sur les couleurs, les formes, la matières permettent de révéler le secret des choses : « l’espace spirituel dans les choses gonfle la matière »476. Malcolm de Chazal pose lui aussi la question de l’autonomie de la peinture :
‘Le tableau est d’autant plus parfait qu’il s’explique de lui-même, quelque compliqué son symbolisme. La littérature est d’autant plus totale, qu’elle se "rapproche" d’un livre d’images.477 ’Un autre projet est envisagé ensuite par les deux co-signataires de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, qui nous apporte encore quelques éléments de réflexion. Il s’agit cette fois non pas d’un texte « illustrant » des images, mais de l’illustration proprement dite par Jean Dubuffet du texte de « L’Œillet », que Francis Ponge espère faire éditer séparément. L’artiste réalise pour cela une série de gouaches, qu’il confie à Gaston Gallimard, en vue de la publication. Mais le projet stagne pendant plus d’une année, et très vite Jean Dubuffet s’impatiente de voir sans cesse repousser l’échéance. Il déplore alors que Francis Ponge n’insiste pas plus auprès du directeur de la N.R.F., les lettres envoyées durant cette période à Jean Paulhan témoignent de cette désillusion du peintre. En 1947, Gaston Gallimard relance l’artiste, demandant à ce que les gouaches, dans son tiroir depuis deux ans, soient remplacées par des lithographies, plus appréciées par les bibliophiles, qui garantissent une meilleure vente. Jean Dubuffet s’indigne et voit dans l’attitude de l’éditeur la marque d’un mépris du monde littéraire face à l’art, en particulier le sien. Il relate l’affaire à Jean Paulhan, dans une lettre datée du 6 février 1947.
‘Ci-joint copie de ma lettre à Gaston Gallimard en réponse à sa demande de lui donner pour L’ Œillet de Ponge, à la place des vingt-cinq gouaches qu’il a dans son tiroir depuis août 1945 (et qu’il me rend maintenant) plutôt deux lithographies. Évidemment il ne se représente pas qu’on ne transpose pas comme cela d’une technique dans une autre – du moins pas pour moi. Si je dois faire des lithographies pour illustrer L’Œillet il me faudra consacrer à cela plusieurs semaines à batailler avec les pierres lithographiques et faire à coup sûr non pas deux images, mais cinquante, et finalement aboutir à quelque chose qui sera je ne puis savoir quoi à l’avance – mais certainement tout autre chose que les gouaches primitives (ou bien aboutir à rien du tout, ne pas réussir, perdre pour rien plusieurs semaines de tourment). […] Or j’ai travaillé pendant quelque temps en 1945 avec fièvre et joie à cet Œillet ; j’ai livré le petit travail qui en est résulté. Maintenant je ne suis plus dans les œillets, je n’ai plus d’œillets dans la tête.478 ’Un dessin du mois de septembre 1945, conservé au Musée des Arts Décoratifs, à Paris, témoigne néanmoins d’un dernier essai, resté sans suite, il s’intitule « Homme respirant un œillet ». C’est un véritable rappel à l’ordre qui est envoyé à Gaston Gallimard, en réponse à son intrusion impromptue dans l’espace créatif du peintre. Jean Dubuffet expose clairement son opinion concernant la collaboration entre peintre et poète au sein du livre dans la lettre qu’il adresse à l’éditeur :
‘Une série d’images pour illustrer un texte c’est un ouvrage qui coûte de la peine ; pas de la peine d’exécution, ce n’est pas ce que je veux dire, mais de la peine pour l’invention, pour la poursuite d’une chanceuse réussite, etc. et une fois livré cela ne peut se modifier ; cela forme un tout, une suite dont tout s’enchaîne et se tient. Tout à fait comme un poème. C’est là ce que, je le vois bien, vous ne concevez pas nettement – parce que vous êtes homme de livres et pas homme de peintures. Demanderiez-vous à Francis Ponge de refaire son Œillet en une page et demie, et en alexandrins plutôt qu’en prose, parce que les bibliophiles aiment mieux quand c’est en alexandrin ?C’est à l’occasion des premiers portraits de Francis Ponge que le dialogue engagé lors de la composition de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école se renoue entre eux. C’est encore Jean Paulhan qui se charge d’organiser la rencontre, par courriers interposés. Jean Dubuffet est très vite satisfait de ces portraits, alors qu’il se démène sans fin avec d’autres de ses modèles. Peu à peu, au fil des séances de pose, parfois très longues, la communication revient entre le poète et le peintre, ils échangent leurs impressions, leurs lectures, comme en témoignent les lettres adressées à Jean Paulhan par le peintre ; ce dernier, au fur et à mesure des esquisses et des croquis, au fil de la composition, semble clarifier la relation qu’il entretiendra avec Francis Ponge jusqu’à la mort de Jean Paulhan.
Les titres choisis, les supports et les matériaux employés sont d’ailleurs emblématiques de la façon dont Jean Dubuffet perçoit le visage, ou plutôt la figure du poète. « Ponge feu follet noir », « Francis Ponge jubilation (chaux et plâtre) », « Ponge plâtre meringué », « Ponge, traits à l’encre », « Francis Ponge transfiguré », sont des œuvres particulièrement intéressantes, le poète est représenté par des lignes courbes et les peintures sont mêlées d’éléments hétérogènes, comme nous le montre cet extrait d’un carnet d’atelier du peintre, expliquant chacune des étapes de son travail. Il énumère ainsi les divers traitements qu’il impose à la matière et au visage de son modèle :
‘Sur toile neuve préparée par le marchand à la céruse mince, et assez épaissement enduite directement (il y a plusieurs semaines) de Rollplastique. Cette couche épaisse de Rollplastique ainsi posée directement sur la toile a tendance à mal y adhérer et à s’en séparer par écailles (surtout si on exerce des pressions au dos de la toile molle). Et ceci donne à craindre que ce tableau dans la suite donne lieu à mécomptes. […] J’ai là-dessus dessiné très grossièrement les contours du personnage avec de très gros pinceau […] Ensuite avec la spatule j’ai mélangé un peu très sommairement, ces tracés très gros, dans l’intérieur du personnage […] Ensuite j’ai jeté sur tout le personnage de la cendre grossière. Puis cerné avec du noir (très gros pinceau) et tracé en creux les contours et les traits…480 ’Son travail s’apparente à une entreprise de démystification de l’homme de lettre, la série représente une typologie de cette catégorie d’homme du commun, tout en fixant l’attention sur de petits détails, exagérés et significatifs, de la personnalité représentée. L’artiste dégage le particulier du général, il transfigure véritablement ses modèles, en fonction de la perception qu’il a d’eux. Jean Paulhan s’interroge sur ces portraits, qu’il trouve « bien curieux », dans une lettre à Francis Ponge, qui ne sait qu’en penser non plus481. Ils seront le dernier témoignage de l’« intime compagnonnage » entre le peintre et le poète.
Jean Dubuffet – Poirer le papillon : Lettres de Jean Dubuffet à Pierre Bettencourt, p. 141.
Jean Tardieu – Avant-propos aux « Portes de toile », in. Le Miroir ébloui, p. 28.
« Et si l’on me fait remarquer qu’en l’occurrence on ne s’adresse pas à la pierre, ou qu’on s’adresse à elle plutôt comme témoin que comme interlocuteur, ou plutôt encore comme intermédiaire et dépositaire… », Francis Ponge, in. Matière et mémoire…, p. 2.
Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, conservée à la Fondation Dubuffet.
Anne Mœglin-Delcroix – Sur le Livre d’artiste, p. 32.
Anne Mœglin-Delcroix, ibidem, p. 88.
Anne Mœglin-Delcroix, ibidem, p. 122.
Francis Ponge – « Entretien avec Breton et Reverdy », in. Œuvres complètes, t. I, pp. 684-685. Nous renvoyons également le lecteur au passage concernant la « fraternité sensible » entre les peintres et les écrivains, dans « Braque ou Un méditatif à l’œuvre », dans lequel Francis Ponge réfléchit sur ce qui les rapproche et les différencie, in. Œuvres complètes, t. II, pp. 714-716.
Yves Peyré – Peinture et Poésie : le dialogue par le livre, p. 53.
Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Bettencourt, in. Poirer le papillon, p. 141.
Lettre d’Albert Aymé à Francis Ponge, in. Œuvres complètes, t. I, pp. 26-27.
Michel Thévoz – « L’œil intellectuel dans le délire », in. Connaissance des Arts, Hors-série Dubuffet, n° 168, 2001, p. 62.
Caspar David Friedrich – Bekenntnisse, écrits posthumes publiés par Kurt Karl Eberlein, Leipzig, 1924.
François Chapon – Le Peintre et le Livre, pp. 47-48. Lorsque le critique adresse son ouvrage à Francis Ponge, il l’accompagne de cette dédicace : « Ce n’est pas par hasard, cher Francis Ponge, si votre œuvre figure, exemplaire, au point culminant de cette rencontre, Le peintre et le livre, vous y êtes un acteur essentiel », in. Album amicorum, p. 140.
Roland Barthes – Mythologies, p. 200.
Jörge de Sousa Noronha – La Mémoire lithographique, 200 ans d’images, p. 10.
Malcolm de Chazal – « Comment j’ai créé Sens-plastique » (postface), in. Sens-plastique, p. 311.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, 30 juin 1947, in. Correspondance, p. 414.
Malcolm de Chazal – Sens-plastique, p. 82.
Malcolm de Chazal, ibidem, p. 219.
Jean Paulhan – « Préface », in. Sens-plastique, de Malcolm de Chazal, pp. 12-13.
Malcolm de Chazal – Sens-plastique, p. 215.
Malcolm de Chazal, ibidem, p. 126.
Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, p. 373.
Lettre de Jean Dubuffet à Gaston Gallimard, in. Dubuffet – Paulhan, Correspondance, pp. 788-789.
Jean Dubuffet – « Extrait du cahier d’atelier 1947-1950 : lundi 23 juin 1947. Portrait de Francis Ponge », in. Catalogue des travaux de Jean Dubuffet, fascicule III, p. 89.
Lettre de Jean Paulhan à Francis Ponge, in. Correspondance, t. II, p. 54.