2.2.4. Livre rare, livre d’art.

Au départ, Jean Dubuffet décide de regrouper ses travaux lithographiques en album pour la seule raison fonctionnelle : il s’agit de permettre, pour son propre usage, une consultation plus simple des planches, tout en leur assurant une meilleure conservation. Le livre, dépositaire du langage par excellence, devient « conservatoire » de la série d’estampes.

‘Dans sa liberté rigoureuse, le livre d’artiste est aussi un conservatoire. Il perpétue un certain rapport amoureux à l’écrit.517

Dans ses « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes »518, l’artiste évoque le « détournement des vues initiales », qu’il considère comme particulièrement fécond pour la création. L’album passe progressivement, dans l’esprit de l’apprenti lithographe, d’un « livre objet » à un « livre de peintre », avant de devenir, finalement, « livre de dialogue ». Ce détournement du projet initial pose un certain nombre de questions, celle-ci en particulier : doit on considérer ce livre comme le support écrit d’une œuvre graphique ou comme une œuvre d’art à part entière ? En effet, le nombre d’exemplaires restreint confère à l’album une rareté qui le rapproche, comme nous le verrons, de la catégorie des « originaux multiples » tandis que l’exemplaire de la B.N.F., singularisé par l’ajout d’éléments autographes et d’une reliure exclusive, s’apparente, de par son unicité, à un « livre objet ».

Les albums mis en vente lors de l’exposition chez René Drouin sont cédés au prix fixe de 100 francs pièce. Les exemplaires, ainsi qu’il est annoncé dans le catalogue de l’exposition André, doivent tous être signés par le peintre. Toutefois, aucun des trois exemplaires que nous avons eu l’occasion de consulter ne comporte la moindre mention manuscrite autographe. Ces albums vont être, quelques années plus tard, l’objet de transactions passionnées, dont s’étonne le peintre. Il répond ainsi à Pierre Matisse, qui lui avait fait part, dans une lettre datée du 25 janvier 1947, de son désir d’acquérir quelques exemplaires :

‘Pour l’album Matière et Mémoire, la situation est la suivante : c’est épuisé : l’éditeur Fernand Mourlot n’en a plus ; moi j’en ai cinq, donc je peux vous en céder si vous vouliez trois ou quatre. Mourlot, auquel je viens de téléphoner, me dit qu’il a reçu beaucoup de demandes (qu’il ne peut pas satisfaire) et il me dit aussi que s’est fait ces semaines dernières tout un agiotage sur quelques exemplaires de cet ouvrage qui circulaient et dont les derniers auraient été plusieurs fois vendus et revendus et payés à la fin très cher.519

Il fait un autre état des stocks au marchand, deux semaines plus tard, toujours par lettre. Le peintre s’indigne du montant offert pour les quelques exemplaires encore en circulation sur le marché – 15 000 francs –, qui lui semble excessif, et propose à Pierre Matisse un tarif plus raisonnable, bien que très élevé par rapport au prix initial :

‘Mourlot n’a plus que deux exemplaires de « Matière et mémoire » et veut les garder. Moi j’en ai six exemplaires et veut en garder deux. Donc je dispose de quatre exemplaires. Mourlot affirme qu’un exemplaire a été vendu dernièrement 15.000 fcs à un libraire de Paris. Il dit que je pourrais vendre facilement mes exemplaires 12.000 fcs en tout cas à des libraires. Ca me parait rudement beaucoup je crois qu’il va un peu fort.
Je vous propose le prix de 7.500 fcs.520

Les tirés à part de chaque lithographie n’auront que peu de succès lors de l’exposition chez Drouin ; fixé d’abord à 300 francs l’une, ce prix est porté à 500 francs après la clôture de l’exposition. C’est encore le marchand Pierre Matisse qui se propose, dans une lettre, de racheter « la collection de lithographies qui accompagne le livre de Ponge », en 1947. Leur correspondance, que nous avons pu consulter à la Fondation Dubuffet, témoigne de ces transactions. Le marchand acquiert finalement les quatre exemplaires restant de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, au prix de 7.500 francs l’un, ainsi que les 157 épreuves lithographiques, à 250 francs l’une. Les nombreuses lettres échangées fournissent un certain nombre d’indications, notamment pour les titres respectifs des lithographies, qui sont précisément indiqués dès 1945, dans le catalogue de l’exposition à la Galerie André. Si la plupart sont dès lors définis, certaines lithographies seront intitulées autrement, dans le catalogue de l’exposition Matisse, en 1947 à New-York521.

Il est certain qu’un tirage limité à une soixantaine d’exemplaires, comme c’est le cas pour Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, restreint son champ de diffusion, le nombre de lecteurs potentiels, et confine l’œuvre dans une dimension intime. Ce genre d’ouvrage ne concerne qu’un lectorat défini, composé d’amateurs, de bibliophiles, de collectionneurs, un public souvent cultivé, érudit, « prévenu » en somme, et nécessairement fortuné, dans ces temps difficiles qui suivent l’occupation. Ainsi, dans une lettre à Jean Paulhan, le peintre, conscient des problèmes de diffusion de ce type d’ouvrage, ironise sur le prix et les « fastueux acheteurs » de cet « album super luxe ». Car ce public, qui est déjà celui de Jean Dubuffet à l’époque, est à l’opposé de cet « homme du commun » dont le peintre se réclame, et qu’il souhaite conquérir. En 1948, l’Institut de l’Art brut, situé alors rue de l’Université, dans un pavillon situé au fond du jardin de la librairie Gallimard, lance la publication de petits livres illustrés par leurs auteurs et imprimés par leurs propres moyens. Celui de Jean Dubuffet, qui s’intitule Ler dla canpane, est entièrement composé et imprimé par l’artiste dans sa cuisine, le soir de noël, avec la collaboration de Lili. Ce modeste « opuscule » s’oppose clairement à la « solennité glaçante » de l’album publié chez Fernand Mourlot trois années auparavant, comme l’indique lui-même le peintre :

‘Ces opuscules prenaient en tout le contre-pied des rites bibliophiliques. Tout à l’opposé de solennités glaçantes que donnent aux éditions de luxe les épais et coûteux papiers, les typographies de grande maison, les amples marges et la profusion des gardes et pages blanches, ils étaient tirés fort modestement à l’aide de dispositifs dérisoires dans un petit format et sur un papier à journal de la plus vulgaire sorte. Il nous semblait (il me semble encore) qu’ils étaient, tels quels, aussi attrayants que les livres habituellement offerts aux bibliophiles. Encore leur prix de vente était-il ridiculement bas ».522

Ces livres, s’ils répondent mieux aux désirs du peintre, s’apparentent au livre d’artiste, tel qu’il est définit par Anne Mœglin-Delcroix. L’influence de Jean Paulhan et les exigences commerciales de Fernand Mourlot, expliquent pour une part ce paradoxe, ce hiatus entre les déclarations de Jean Dubuffet et l’aspect luxueux de l’album finalement édité en 1945. Un autre aspect, non négligeable, est soulevé par Marianne Jakobi et Julien Dieudonné : les auteurs considèrent la relation ambivalente que l’artiste entretient avec la littérature comme la cristallisation de ses rapports familiaux conflictuels. Le père de Jean Dubuffet était grand amateur de livres, bibliophile avisé, collectionneur d’éditions limités ou originales, qu’il faisait relier à grand frais avant de les enfermer dans la bibliothèque. « Elle m’était bien sûr interdite mais j’avais découvert une clef qui l’ouvrait »523 : c’est ainsi que le peintre se passionne à son tour pour ces ouvrages au goût de fruit défendu :

‘Ainsi se trouve confiée une passion clandestine pour la lecture et pour le livre – et peut-être confessé un désir secret qui a pu ensuite, et tout au long de son aventure artistique, agiter secrètement le pourfendeur de la culture : celui d’intégrer à toute force la littérature, de retrouver la clef perdue, et de réintégrer, par effraction si nécessaire, les rayons de la bibliothèque paternelle. Espace sacré, la bibliothèque excite à la fois une fascination et le désir d’une profanation.524

Cette tension entre fascination et désir de profanation s’exprime dans la relation que le peintre entretient avec cet album, à la fois amoureux du papier, admiratif de la qualité d’impression et agacé par le succès qu’il obtient auprès des bibliophiles, pour ces mêmes raisons.

Car, rappelons le, l’apprenti lithographe, au départ, ne doit éditer qu’un seul exemplaire, pour son propre usage ; deux autres sont ensuite ajoutés, l’un pour Jean Paulhan, qui avait souhaité en avoir un, et l’autre pour Fernand Mourlot, en guise de remerciement ; l’ouvrage se voulait radicalement à l’encontre des critères bibliophiliques, puisqu’il n’était pas question d’une quelconque diffusion. Nous n’allons pas ici revenir en détail sur l’évolution du projet, remarquons simplement que celui-ci passe du « livre objet », à exemplaire unique, au « livre de peintre », par l’augmentation du tirage, puis au « livre de dialogue », par l’adjonction du texte d’un poète, devenant finalement pur produit de la tradition bibliophilique, objet de convoitise des collectionneurs fortunés.

L’exemplaire n°22, lui, passe d’une « œuvre d’art multiple » à une œuvre unique. Revenons rapidement sur cette idée d’exemplaires multiples, qui pose la question de l’authenticité, dans la perspective développée notamment par Walter Benjamin. Car l’œuvre peinte semble perdre habituellement dans la reproduction ses qualités spécifiques, à la différence des œuvres allographiques telles que le livre imprimé ou la partition musicale, qui peuvent eux être reproduits indéfiniment, sans aucune altération ou mise en péril de leur authenticité, ni de leurs attributs essentiels. Maurice Blanchot, dans L’Amitié, considère que la reproduction implique nécessairement un changement de signification de l’œuvre :

‘Il est très difficile de comprendre pourquoi celui qui nie, peut-être avec raison, que l’œuvre d’art soit reproductible, accepte comme allant de soi la transmission indéfinie des ouvrages littéraires, leur pouvoir de communication qui nous les livrerait sans dommage et, tout en restant eux-mêmes, enrichis merveilleusement de notre lecture ignorante et savante.
Dans le cas de l’art, le pouvoir de reproduire, en s’accomplissant, change le sens de ce qui est reproduit.525

L’œuvre d’art peut-elle néanmoins être réduite à son unicité ? Les travaux de Marcel Duchamp, d’Andy Warhol et du mouvement Dada en général s’opposent à cette vision réductrice, ils ont valeur de manifeste, comme le souligne Daniel Bergez :

‘En prenant comme sujet d’inspiration les objets de la société industrielle et en empruntant aux techniques de la communication de masse, notamment la publicité, il produit des stéréotypes qui renversent totalement le discours habituel sur la singularité unique de l’œuvre d’art, liée à la profondeur subjective qu’on pourrait y trouver.526

Gérard Genette, analysant les différents modes d’existence de l’œuvre d’art, montre que la multiplicité et la pluralité peuvent être considérées comme des modalités possibles du statut d’œuvre d’art. En ce qui concerne les estampes ou les albums tels que Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école tout repose sur la convention d’une égale authenticité des exemplaires et sur leur nombre limité :

‘Les « tirages limités » de l’édition de luxe ne relèvent pas du régime allographique, puisqu’ils ne portent pas sur l’idéalité du texte, mais sur la matérialité des exemplaires : ils relèvent du régime autographique multiple, comme les manuscrits relèvent du régime autographique unique.527

Une lithographie, même tirée à plusieurs exemplaires est, selon sa formulation, un « objet esthétique intentionnel », car elle est d’abord produite de façon singulière, à même la pierre : la première étape consiste en l’élaboration d’une « planche unique », et la seconde concerne l’impression limitée à la fois par la technique et la convention. L’œuvre autographique multiple est donc « une œuvre unique dont le monde de l’art accepte pour authentique la multiplication par empreinte en nombre limité. »528

La pluralité n’est ainsi qu’une modalité d’existence, comme le souligne également Nicole Malenfant concernant l’estampe :

‘C’est donc la singularité de la matrice qui devient le lieu même du processus créateur, générant les qualités d’immanence propres aux œuvres autographiques – c’est-à-dire dont on peut avoir une perception directe et qui ne réfèrent pas à une œuvre absente comme c’est le cas pour la reproduction. Dans cette perspective théorique, il devient évident que la matérialité de l’estampe originale possède sa propre immanence à travers l’empreinte de la matrice, celle-ci étant élaborée spécifiquement en vue de se concrétiser dans la matérialité de cette empreinte.529

Néanmoins, le concept même d’« œuvre multiple originale » implique de se conformer au principe de rareté : les tirages doivent être strictement limités (les pierres doivent être effacées ou détruites pour éviter qu’il soit imprimé plus d’exemplaires que prévu), chaque épreuve doit être identifiée (différence entre épreuve d’artiste et autres, par exemple), numérotée et signée par l’artiste. Et, pour répondre pleinement aux critères établis, les lithographies doivent être dessinés par le peintre lui-même, à même la pierre, et non par des assistants. En somme, la lithographie, pour prétendre au rang d’œuvre d’art, doit être raréfiée et authentifiée, comme le résume Jörge de Sousa Noronha : « À défaut d’être unique, l’estampe se devait d’être rare. »530

Chacun des soixante exemplaires de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est numéroté et peut donc s’apparenter à une œuvre multiple originale. L’exemplaire n° 22, enrichi par la reliure et les éléments autographes, est quant à lui unique. La matière du livre (cuir, bois, papier…) fait de la lecture une expérience physique, le livre devient, plus qu’un « instrument spirituel »531, un « monument ». La sommation qu’adresse Georges Limbour à Aimé Maeght, dans un numéro spécial de Derrière le miroir, en octobre 1956 nous éclaire sur ce point :

‘Que l’animateur des éditions paraisse aujourd’hui devant le miroir ! […] Composer est un mot aussi bien employé par les imprimeurs que par les artistes, mais ils ne lui donnent pas le même sens. Pour un éditeur qui a la vocation, composer un livre, c’est indépendamment du texte et de la qualité des illustrations, créer un objet nouveau et doué de qualités propres, un monument, plus ou moins ample, gracieux ou grandiose, qui a son architecture, son style et ses matériaux.532

Dans ses Pièces sur l’art, Paul Valéry insiste également sur l’importance du « physique des livres »533, de leur présence : le visible doit s’accorder au lisible, puisqu’« à côté et à part de la lecture même existe et subsiste l’aspect d’ensemble de toute chose écrite. »534

C’est le développement de la bibliophilie – mot qui signifie étymologiquement « l’amitié portée aux livres »535 – au 18ème siècle qui amène ce nouvel usage du livre, considéré comme un objet de collection : la valeur de l’ouvrage n’est plus strictement dépendante de la qualité du texte, mais aussi de celle du papier, de la typographie ou de la reliure. Albert Thibaudet, observant l’amour sensuel du bibliophile pour le livre suggère, dès 1927, d’écrire un Matière et Mémoire littéraire :

‘Et la bibliophilie… On sait assez que l’amour des livres n’implique pas l’amour des lettres. Mais certain amour sensuel, précis, matériel de lettres ne va pas sans l’amour de la substance livresque, de la chaire ornée et soignée, et aussi de celle que le snobisme désigne (les premières éditions sont, comme les vieilles actrices et les courtisanes lancées, des valeurs d’opinion). La littérature est une âme, elle est aussi un corps. Et il ne me serait pas difficile d’écrire un "Matière et Mémoire" littéraire, essai sur la relation du corps et de l’esprit en littérature.536

C’est d’une certaine façon le parti critique que choisit Francis Ponge, écrivant un « Matière et Mémoire » lithographique, un essai sur la relation du corps minéral et de l’esprit de l’artiste, dans lequel affleure son propre art poétique.

Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est un livre ambigu, à la fois objet littéraire et œuvre d’art. Cela pose notamment le problème de sa conservation, déjà envisagé par Maurice Blanchot dans L’Amitié : sa place est-elle dans un musée ou dans une bibliothèque ? Cette dualité est manifeste lorsque l’on considère les lieux et les conditions actuels de conservation des différents exemplaires localisés. Ainsi, Francis Ponge lui-même s’interroge sur le statut de cette œuvre en faisant référence, dès les premières lignes du texte, à cette « ressemblance » entre l’atelier, le musée et la bibliothèque :

‘Et il est vrai que l’atelier d’un imprimeur-lithographe, celui de MM. Mourlot Frères, rue de Chabrol par exemple (c’est le meilleur exemple), ressemble, beaucoup plus encore qu’à une dépendance du British Museum, section des architectures anciennes, à un dépôt, ou à une bibliothèque, de pierres tombales de petites dimensions.537

En comparant l’atelier à un musée, puis à une bibliothèque, ces monuments élevés au patrimoine culturel, Francis Ponge souligne d’emblée les étroits rapports qui s’établissent entre l’art et la littérature, et abolit les frontières. Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est une œuvre « manifeste », qui refuse toute forme d’intimidation intellectuelle du texte vis-à-vis des images, et attribue explicitement à l’art un rôle majeur dans la diffusion de la connaissance et la conservation de la mémoire. En parallèle, le poète évoque l’influence mortifère de ces lieux sur les œuvres, par l’allusion aux « pierres tombales » et au « cimetière de petits chiens ».

Jean Dubuffet lui-même, dans une lettre à Gaston Puel, émet des réserves au sujet des ouvrages à tirages restreints et des éditions de luxe, véritables tombeaux qui privent le public de ces textes littéraires :

‘L’habitude prise d’éditer les poèmes à très petit nombre, et en forme coûteuse, les réserve aux bibliophiles (qui ne les lisent pas) et prive le public d’en avoir connaissance.538

Le peintre déclare ainsi, dans une lettre adressée à Jean Paulhan, ne pas avoir « confiance dans les choses rares » et ne croire « qu’aux plus communes. » 539 Car un livre tiré à soixante exemplaires n’est pas destiné à un public de lecteurs, mais de collectionneurs. Francis Ponge tente donc de conserver l’autonomie de son texte en s’adressant tout autant à « l’esprit non prévenu » qu’à « l’amateur » (M.M., pp. 1 et 5).

L’une des conséquences directes et des plus préjudiciables de ce tirage limité est, outre la quasi-absence de diffusion de l’œuvre en elle-même (nous pensons ici à son intégralité, et non au seul texte de Francis Ponge), son défaut d’accessibilité, et son progressif mais certain retrait du domaine public. Nous ne parlons pas ici seulement des exemplaires appartenant aux collections privées, car même ceux que possèdent les bibliothèques ou les musées sont, pour des raisons que l’on comprend aisément, retranchés dans des réserves, des « dépôts », des « conservatoires » (M.M., p. 1). Maurice Blanchot, dans L’Amitié, aborde ce problème et rejoint les théories de Jean Dubuffet déjà esquissées :

‘Car c’est précisément au musée que les œuvres d’art, retirées du mouvement de la vie et soustraites au péril du temps, se présentent dans le confort ciré de leur permanence protégée. Privées du monde, les œuvres du Musée ? Livrées à l’insécurité d’une absence pure et sans certitude ? Alors que le mot musée signifie essentiellement conservation, tradition, sécurité, et que tout ce qui est réuni en ce lieu n’est là que pour être conservé, pour demeurer inactif, inoffensif, dans ce monde particulier qui est celui de la conservation même, monde du savoir, de la culture, de l’esthétique, et qui est aussi étranger à l’interrogation de l’art que pourraient l’être au poème les travaux d’archives qui en assurent la durée.540

Michel Thévoz, dans son ouvrage consacré à l’art brut, consacre un chapitre au « Colonialisme culturel », dans lequel il déplore l'étouffement des œuvres par les institutions chargées de les préserver.

‘Les musées sont censés assurer la conservation et l’exposition des œuvres. Mais cette fonction apparente est prise dans un appareil idéologique asphyxiant. L’œuvre élue, encadrée et solennisée, devient l’objet d’une dévotion, d’une valorisation marchande et d’une exégèse érudite qui la soustraient à la relation vivante, populaire, quotidienne à laquelle son auteur la vouait. Suprême paradoxe, elle devient même prétexte à marquer les clivages sociaux. Pierre Bourdieu et Alain Darbel ont justement montré comme le musée assumait « la fonction véritable que la classe cultivée confère à sa culture, à savoir de renforcer chez les uns le sentiment d’appartenance et chez les autres le sentiment de l’exclusion. »541

Avec le livre de peintre, l’art s’échappe du musée, et s’empare du plus solide moyen de diffusion, ouvrant la réflexion sur le statut des œuvres, mais aussi du livre. C’est une double contestation, une « allotopie », selon le terme d’Anne Mœglin-Delcroix, c'est-à-dire une remise en cause des lieux politiques de l’art : « Le livre est moyen de dématérialiser l’art tout en gardant un espace d’art. »542 Le livre est pour l’art un « espace alternatif », un véritable mode de conservation qui s’oppose de par son essence au musée ; il devient lieu d’exposition, forme critique plutôt que support. Anne Mœglin-Delcroix établit ainsi cette distinction entre le support mur et le médium livre : le second comme la lithographie, s’il incarne une solution technique au problème de diffusion, n’en doit pas moins être considéré comme un instrument critique. Le livre de peintre possède ainsi une double fonction de conservation des œuvres et de contestation des institutions.

Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école est un ouvrage qui accède à l’immortalité et se fossilise du même coup, dans le sens où sa diffusion, et donc nécessairement sa réception, ont été étouffées, en passant directement à la collection privée ou au musée comme le souligne très justement André Malraux :

‘Les œuvres qui passent de l’amour au grenier peuvent passer de l’amour au musée, mais ça ne vaudra pas mieux. Toute œuvre est morte quand l’amour s’en retire.543

L’album s’inscrit dans une situation ambiguë, paradoxale même, puisqu’il s’agit d’un livre que nous pourrions qualifier de démocratique, du point de vue de l’accès aux œuvres d’arts, et d’élitiste, dans le monde de la littérature, puisque le nombre retreint d’exemplaires implique une diffusion confidentielle. Le moyen de faire connaître l’œuvre est déplacé : il s’agit ici de susciter l’intérêt et la curiosité du public non pas par le biais d’importants tirages d’une édition courante à moindres frais, mais grâce au contraire au caractère de rareté de l’objet. La qualité de l’ouvrage, sa valeur marchande qui augmente avec le temps et la notoriété de ses auteurs, font de ce livre un investissement. C’est le contenant qui devient ici décisif, c’est lui qui détermine à la fois la valeur esthétique et marchande du livre.

Mais ce n’est pas ici le public qui importe pour Jean Dubuffet comme pour Francis Ponge, puisque cet ouvrage a été composé et établi en fonction de différentes suggestions de Jean Paulhan, qui incarne l’unique dédicataire de cet album. Livre idéal pour lecteur idéal en somme : il n’était pas alors question de texte dans l’idée de Jean Dubuffet, pour qui il devait constituer un « souvenir imagé »544, une somme de ses progrès lithographiques. Nous voyons là le caractère ambivalent de cet ouvrage, les contradictions qu’il suppose et qu’il dépasse, avec les partis pris du peintre comme du poète. Mais le fait de ne publier l’œuvre qu’à une soixantaine d’exemplaires est bien sûr tributaire d’une réflexion, d’une prise de position en quelque sorte, dont il faudra tenir compte. Cela tient sans doute à une volonté, de la part de nos deux artistes, de conserver cet album au rang d’œuvre d’art et d’objet rare. Il s’agit de revaloriser l’objet livre, perdu dans les considérations commerciales, en inversant le profit ; le succès de l’ouvrage ne pourra se mesurer au nombre d’exemplaires écoulés. Ainsi, Michel Butor, réfléchissant sur le devenir du livre, peut-il dire :

‘Ce qui peut tenir le coup, c’est le livre qui est considéré comme un objet d’art, non comme un objet de consommation courante. Aujourd’hui, le vrai livre, c’est le livre d’artiste.545
*’

Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école doit donc être considéré comme un « livre de peintre », qui, par l’implicite connivence qui se tisse entre Jean Dubuffet et Francis Ponge, tend au « livre de dialogue ». Plus qu’un simple album ou recueil de lithographies, il appartient à cette première catégorie, selon les trois principales caractéristiques matérielles établies : une faible diffusion d’une part, et donc un tirage limité, l’utilisation d’un papier rare ou coûteux, de bonne qualité, et une reproduction parfaite. Ces aspects déterminent non seulement la valeur de l’œuvre, mais aussi l’intérêt que les amateurs (collectionneurs, bibliophiles…) vont lui accorder. De plus, si des éléments originaux ou autographes sont rajoutés sur l’un des exemplaires, celui-ci devient unique : c’est le cas de l’exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale de France, « truffé » du dossier génétique et superbement relié, qui passe du « livre de peintre » au « livre objet », ou au « livre monument ». Un livre dont la diffusion est restreinte au maximum, puisqu’il n’en existe aucun autre identique, qui laisse s’exprimer la matière – facture plastique de l’écriture manuscrite, qualité du papier qui manifeste les aspérités du support minéral, cuir et écorce incrustés dans la reliure – un livre dont le lecteur lui-même se sent unique.

‘Tout ce qui est inscrit fascine notre regard : une veine dans la pierre, le sillon laissé dans une écorce par le grignotement d’un ver, les nervures d’une feuille, le bord éclairé d’une colline.
Avec quelle avidité l’œil appréhende un signe, un simple contour ou un réseau et avec quelle gourmandise (avec une patience d’insecte), il suit chaque trait, passe d’un point au plus proche, se lève, s’abaisse, tourne à gauche, à droite, revient sur ses pas, hésite, palpe et repart en glissant ! Devant tout un aspect arrêté du monde, l’œil éprouve au plus haut la joie de son propre mouvement, la LECTURE ! 546

Le texte de Francis Ponge s’apparente à ces « commentaires » dont parle Jean Tardieu dans Le Miroir ébloui, leurs textes critiques présentent d’ailleurs un certain nombre de partis pris communs : ainsi, l’artiste est rarement nommé et la contemplation de l’œuvre plastique laisse libre cours à la méditation, qui devient réflexion philosophique et même expression d’un art poétique. C’est davantage l’atmosphère dégagée par les lithographies, leur présence, que le poète cherche à appréhender : la contemplation suscite le mécanisme créatif. En ce sens « Matière et Mémoire » peut être considéré comme une libre interprétation littéraire de l’œuvre lithographique de Jean Dubuffet, dans lequel le poète « ouvre sa porte » sur les travaux du peintre.

‘Au lecteur qui se présente ici il faut seulement qu’après l’avoir ainsi dans mon antichambre plusieurs fois fait tourner sur lui-même, je le lance à cheval sur mes moutons dans le couloir dialectique au fond duquel s’ouvre ma porte sur Braque, pour l’y laisser enfin tête à tête avec les reproductions.547
Notes
517.

René Pons – « La Pythie et la commande », in. Le Dessin et le Livre, p. 48.

518.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 277.

519.

Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, conservée à la Fondation Dubuffet.

520.

Lettre de Jean Dubuffet à Pierre Matisse, conservée à la Fondation Dubuffet.

521.

Pour une comparaison évolutive des titres de chacune des lithographies, nous renvoyons le lecteur à la description sommaire de l’œuvre, au sein de laquelle nous avons fait figurer toutes les variantes connues à ce jour.

522.

Jean Dubuffet – « Pièces littéraires », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. III, pp. 476-477.

523.

Jean Dubuffet – Biographie au pas de course, p. 12.

524.

Marianne Jakobi et Julien Dieudonné – Dubuffet, p. 23.

525.

Maurice Blanchot – L’Amitié, pp. 53 et 55.

526.

Daniel Bergez – Littérature et Peinture, p. 38.

527.

Gérard Genette – L’Œuvre de l’art : Immanence et transcendance, p. 64.

528.

Gérard Genette, ibidem, p. 233.

529.

Nicole Malenfant – L’Estampe, objet rare, p. 17.

530.

Jörge de Sousa Noronha – L’Estampe, objet rare, p. 47.

531.

Stéphane Mallarmé – « Le Livre, instrument spirituel », in. Œuvres complètes.

532.

François Chapon – Le Peintre et le Livre, p. 202.

533.

Paul Valéry – « Livres », Pièces sur l’art, in. Œuvres complètes, t. II, p. 1251.

534.

Paul Valéry – « Les deux vertus d’un livre », Pièces sur l’art, in. Œuvres complètes, t. II, pp. 1246-1247.

535.

Démosthènes Davvetas – « Bibliophilie : Livres d’amour », in. Les Alliés substantiels ou Le Livre d’artiste au présent, p. 65.

536.

Albert Thibaudet – « L’Amour des Lettres », in. Réflexions sur la littérature, pp. 1161-1162.

537.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 1.

538.

Lettre de Jean Dubuffet à Gaston Puel, in. Prospectus et tous écrits suivants, t. IV, p. 408.

539.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, 3 août 1954, p. 670.

540.

Maurice Blanchot – L’Amitié, pp. 60-61.

541.

Michel Thévoz – L’Art brut, p. 18.

542.

Anne Mœglin-Delcroix – Sur le Livre d’artiste, p. 213.

543.

André Malraux – « La Politique, la Culture », in. Écrits sur l’art, p. 1190.

544.

Dédicace de Jean Dubuffet à Francis Ponge, 1946, in. Album amicorum, p. 152.

545.

Michel Butor – Magazine du bibliophile, février 2005, n° 44, p. 19.

546.

Jean Tardieu – Le Miroir ébloui, p. 21.

547.

Francis Ponge – « Braque le réconciliateur », in. Le Peintre à l’étude, pp. 128-129.