3. Un livre de rencontre.

Notre intervention critique se révèle ici périlleuse, puisqu’il ne s’agit pas seulement d’étudier une succession d’éléments, mais aussi de dégager le point de jonction qui s’opère entre le texte et les lithographies, la connivence qui s'installe entre ces deux modes d’expression. La principale difficulté, déjà rencontrée dans le chapitre précédent, réside dans le risque, en séparant les domaines d’analyses en strictes catégories littéraires et artistiques, de dénaturer le message commun de l’album. Tout l’enjeu est donc de fonder une méthode d’approche qui permette de ne pas séparer systématiquement l’étude du texte de celle des estampes – même si cela est parfois nécessaire – et ce afin de tirer au mieux les leçons de l’entreprise collective. Le problème se complique encore quant il s’agit d’interpréter les lithographies ; comment succéder à Francis Ponge, qui, bien qu’il se défende d’expliquer la série des travaux de Jean Dubuffet, préférant interroger la matière minérale, nous livre dans ce texte l’essence même du geste et des recherches plastiques du peintre ?

Gérard Durozoi, dans Espace poétique et Langage plastique, remarque que le projet critique se complexifie encore lorsque le peintre lui-même écrit sur son œuvre :

‘Il peut arriver que l’artiste lui ait en apparence tracé la voie, accompagnant, environnant ses toiles de discours et de concepts. Cela facilite-t-il le travail du critique ? Il doit maintenant tenir compte de deux exposés au lieu d’un seul : l’exposé pictural pur, et le didactique, qui souvent s’élabore en un langage bien peu transparent (technique, philosophique, politique)– Du premier, on aurait pu croire que, s’il était vraiment nécessaire, c’était parce qu’il tentait de mettre en circulation, par des voies purement sensibles, quelque chose qui échappait précisément à la rigidité des mots ; or, voici que le peintre y greffe lui-même du discours, court-circuitant le critique qui risque alors, pour bien prouver qu’il sert quand même à quelque chose, de se laisser prendre à quelque jeu tragi-comique de la surenchère.548

C’est là l’écueil de la critique d’art lorsqu’elle s’applique à un peintre tel que Jean Dubuffet, qui multiplie les prises de position ou commentaires, ceux-ci parfois en contradiction avec ses propres travaux. Les hasards de la création sont quelquefois plus révélateurs que les partis pris ou les déclarations du créateur, mais ceux-ci ne peuvent néanmoins être occultés ; il s’agit donc de trouver un certain équilibre entre les discours souvent provocateurs et contradictoires du peintre et la réalité de son œuvre plastique. L’autre question soulevée par cet album est celle de son rapport particulier au lecteur – à une certaine catégorie de lecteur –, de son phénomène de réception particulier, lié à son statut d’« œuvre autographique multiple »549. Un ouvrage tiré à soixante exemplaires offre un champ de diffusion considérablement restreint, en comparaison de la plupart des éditions. Le lecteur est « raréfié », pour reprendre l’expression de Jörge de Sousa Noronha, qui parle très justement de la « rareté généreuse »550 de l’estampe.

Nous étudierons dans un premier temps la genèse de l’œuvre, en commençant par une brève rétrospective des problèmes qui concernent les relations entre le texte et l’image, notamment au sein du livre, ce afin de comprendre les enjeux de la « révolution lithographique ». Puis nous nous pencherons sur la pratique personnelle du peintre, qui soumet la technique à ses propres exigences esthétiques. Nous verrons ensuite la « fabrique » du texte, avec d’une part l’étude d’une première liste de mots emblématiques et, de l’autre, celle des premières versions rédigées. Nous sommes ici dans un cas de figure très particulier, puisqu’il s’agit de la présentation de l’œuvre, d’une réédition, mais aussi d’une reconstitution du processus créatif. Toutefois, notre recherche ne peut prétendre complètement aux critères de l’édition génétique, puisque notre objet d’étude ne se réduit pas au dossier manuscrit. En effet, si l’édition de texte met plutôt en lumière la description sur le plan des formes, nous tenons à accorder une place importante à l’analyse du contenu.

Nous proposons donc au lecteur une double mise en perspective de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, à la fois génétique et critique : d’une part l’analyse du cheminement d’une expression, artistique et littéraire et, de l’autre, l’étude de l’avènement d’une signification commune. Notre méthode d’approche se veut ainsi à la fois analytique et synthétique.

Notes
548.

Gérard Durozoi – « Une position inconfortable », in. Espace poétique et Langage plastique, p. 10.

549.

Gérard Genette – L’Œuvre de l’art : Immanence et transcendance, p. 233.

550.

Jörge de Sousa Noronha – L’Estampe, objet rare, p. 10.