3.1.2. Du Dubuffet sur pierre. Pratique de l’artiste.

Après avoir exposé les motifs historiques et formels qui ont déterminé la conception de l’art et la réflexion sur l’image, ainsi que l’évolution amenée par le procédé lithographique, nous saisissons mieux la position de Jean Dubuffet. Si Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école soulève des questions inhérentes aux conditions mêmes de la représentation, de l’iconographie et de l’illustration, cet album est également le reflet d’un contexte particulier, que l’œuvre, comme la pierre avec l’encre, absorbe et régurgite, auquel elle adhère. En 1944, Elsa Triolet écrit une nouvelle intitulée « La vie privée ou Alexis Slavsky, artiste-peintre », l’histoire d’un homme pris dans la toile historique et dont le seul acte de résistance réside dans son refus de vendre ses tableaux à l’occupant. Dans la préface elle livre son sentiment sur ce personnage :

‘Qu’on ne s’y trompe pas, ce n’était pas un acte d’accusation que je dressais contre Alexis Slavsky et des comme lui, même si je constate que la guerre, l’occupation ne sont pour ce peintre qu’un état de choses qui l’empêche de peindre. Ainsi, Henri Matisse, que je tiens en si grande estime, ne se préoccupait-il, en cas de bombardements, que du danger que pouvaient courir ses toiles et de la façon de les protéger.571

L’importance de l’art, pour certains artistes, dépasse le sens commun et s’apparente alors à de la folie. Il en est ainsi de Jean Dubuffet, qui semble lui aussi, dans sa correspondance, ne se préoccuper que des progrès de ses travaux. Mais son intérêt manifeste pour l’art brut, envisagé comme forme d’expression artistique par des personnes indemnes de toute oppression culturelle ou esthétique, et sa volonté de réhabiliter ces productions en ces temps troublés, vont à l’encontre des positions et des directives du régime hitlérien sur l’art. Le nazisme condamne alors catégoriquement l’art contemporain, exclu des musées : les toiles sont détruites, qualifiées de « dégénérées », terme que reprend justement le peintre pour désigner positivement les travaux recensés comme créations d’art brut.

Elsa Triolet développe le « thème de l’art qui ne plaisante pas avec l’artiste »572 car, comme elle l’évoque dans cette même nouvelle, beaucoup de peintres de l’époque sont contraints d’innover, à cause des nombreuses et diverses pénuries, en utilisant des matériaux insolites, de rebuts, tels que du papier journal, de la ferraille ou du bois, qui incarnent la « misère des temps » :

‘Les couleurs à l’huile, la toile, la térébenthine se faisaient rares, et puisque c’était ainsi, Alexis prenait plaisir à faire des petites gouaches sur n’importe quel bout de papier, souvent d’emballage, guère propre et souvent froissé. Cette peinture satisfaisait sa misère intérieure, la misère des temps…573

Souvenons nous ici de cette phrase de Jean-Paul Sartre, qui nous éclaire sur ce point : « Chaque livre propose une libération concrète à partir d’une aliénation particulière. »574 Le langage et les images, comme le clame Pablo Picasso, doivent être considérés comme des armes redoutables : « Non, la peinture n’est pas faite pour décorer les appartements. C’est un instrument de guerre offensif et défensif contre l’ennemi. »575 L’art est un « anti-destin »576, disait encore André Malraux, et chaque œuvre, chaque poème devient, dans ce contexte particulier, le symbole, l’empreinte d’une victoire, d’une oppression dominée : « Sa seule victoire est en profondeur […] Ineffaçable jusqu'à une certaine profondeur en moi, monsieur, votre victoire. Et je la répéterai comptez-y »577

Ainsi la référence faite par Francis Ponge, dans le texte de « Matière et Mémoire », au lithographe Honoré Daumier – alors que le nom de Jean Dubuffet n’est pas même mentionné – prend toute sa valeur. Car, comme le souligne Domenico Porzio, c’est avec cet artiste que le procédé lithographique acquiert, outre l’affirmation de son rôle social, une véritable dimension critique :

‘La lithographie joua d’emblée un rôle social avant de devenir, entre les mains d’artistes doués, une arme ironique et satirique d’une grande efficacité, vouée à la critique des mœurs et à la polémique. […] À l’époque de Daumier, la lithographie, instrument de critique sociale, fut aussi un instrument témoin de la société.578

Une chanson populaire de l’époque dit ainsi : « Vive la lithographie, c’est une rage partout »579 : le procédé chimique d’impression incarne la matérialisation d’une « rage de l’expression »580. Michel Melot démontre également que cette technique, qui permet « d’utiliser l’image comme outil de connaissance, de propagande et de plaisir », est très vite « taxée d’indigence et de mauvais goût, suspectée même d’être un peu subversive (au sens esthétique comme au sens moral ou politique)… »581 Cette référence de Francis Ponge à Honoré Daumier, artiste contestataire s’il en est, souligne également la dimension politique implicite des lithographies de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, qui se présentent comme de simples mises en scènes d’une vie quotidienne précarisée, dans laquelle s’imprègne la misère des temps. Ainsi Charles Baudelaire considère Honoré Daumier comme un merveilleux observateur du quotidien, disant de ses planches qu’elles peuvent être envisagées comme des « compléments » de La Comédie humaine 582. Albert Wolff, enfin, résume parfaitement l’importance sociale de ces caricatures de mœurs : « Daumier jetait sur la pierre les hommes et les choses de son temps. »583

Triste coïncidence, alors que Francis Ponge parle de cette pierre qui conserve, « comme un souvenir involontairement affleuré, le trait d’un très ancien Daumier », comme une « femme rappelle dans l’amour ses anciens amants »(M.M., p. 5), le peu de pierres dessinées par le lithographe encore conservées sont anéanties : elles sont utilisées, en 1945, comme matériau par les Services de la Reconstruction de Royan.

Depuis 1940, la plupart des ateliers de lithographies, comme les imprimeries, ont été soit fermés, soit réquisitionnés par les occupants ou, dans le meilleur des cas, sont sévèrement contrôlés. Le papier et l’encre font cruellement défaut mais un grand nombre d’ateliers clandestins subsistent malgré tout, submergés par les impressions de tracts, de journaux de résistance, de fausses cartes d’identités ou d’alimentations. Ainsi l’instituteur Georges Guingouin imprime à la ronéotypeuse584, en marge des actions de sabotages, des tracts qu’il illustre lui-même : son atelier est dissimulé sous le foin, dans une grange. L’atelier de M. Pons, un des voisins de Jean Dubuffet et le premier à lui prêter une presse à la fin de l’été 1944, se transforme, chaque nuit, en véritable « usine de faux »585. La survie de ces lieux clandestins dépend non seulement du soutien de la population, mais aussi de son silence : comme la pierre muette, il s’agit de diffuser la pensée sans trahir la présence des auteurs, « assez secrètement, dans l’ombre », « subrepticement » et « sans attirer l’attention » (M.M., pp. 2 et 4). Écrivant, imprimant, diffusant, la résistance se fait aussi sur papier586.

C’est la découverte d’une nouvelle technique, d’un autre langage, la diversification du processus de création qui suscitent notamment l’intérêt du peintre pour le procédé lithographique : ses travaux précédents témoignaient déjà d’un goût certain pour la technique et l’expérimentation. Rappelons simplement le jugement de Fernand Mourlot sur cet apprenti particulièrement doué :

‘Je ne m’étais pas trompé sur son compte, il fit du Dubuffet sur Pierre ! Il n’arrêtait pas, il cherchait beaucoup, il n’a pas été long à se faire à la technique – reconnaissons plutôt qu’il a en quelque sorte plié la technique à son génie créatif.587

Joё Bousquet se révèle ébloui par la complicité qui s'installe entre Jean Dubuffet et ses instruments, en particulier par sa relation avec la pierre lithographique ; l’amateur expérimente à même la matière, qui devient matrice de l’expression :

‘Le rôle des instruments d’expression est de faire vibrer le plus haut possible les faits qu’on leur confie. Si j’exploite cette tendance au lieu de la contrarier, je me livre à un spiritualisme qui mène à ma vie au lieu de s’en emplir.588

Comme l’indique Francis Ponge dans « Matière et Mémoire », l’apprenti lithographe « intéresse » la pierre à l’expression, à la fois « épouse » et « instrument », sa « réaction », ses « réponses » participent au « bonheur d’expression » (M.M., pp. 2 et 3).

Cette communion et cette communication avec la matière permettent l’essor de la pensée, la « fascination de l’esprit » : « l’envoûtement devient lecture », comme le montre Jacques Dupin dans Matière d’infini, la matière s’exprime alors sur son « intimité avec l’homme » :

‘Cette sollicitation de la matière est un phénomène ambigu. On peut, on doit sans doute, et comment s’y soustraire, la subir, lui céder, la laisser nous envahir et enlever comme la houle, ou la musique. Elle tend à réduire toute distance et à absorber ce qui lui résiste. Elle exerce une fascination extrême sur l’esprit qui aspire obscurément à se mêler à ce qui lui est le plus étranger, à se fondre avec la substance même qui le nie. Elle provoque l’adhésion charnelle de l’être entier. […]
L’envoûtement devient lecture. Il apparaît alors que la matière inlassablement interrogée par le peintre donne avec autant d’obstination une seule réponse, exprime une seule hantise : la relation de ses rencontres, et de son intimité avec l’homme. Tout ce qui l’affecte vient de lui ; chaque accident, chaque empreinte, désigne l’homme sans le nommer.589

Ainsi Jean Tardieu, dans Les Portes de toile, distingue deux formes d’envoûtement, deux façons d’éblouir en peinture590 : l’envoûtement par la matière, celui qu’exprime Francis Ponge vis-à-vis de la pierre et des réactions chimiques du procédé d’impression, et par l’imaginaire.

Jean Dubuffet s’explique sur son rapport à l’instrument lithographique : il compose ainsi lui-même son propre « Art lithographique », avec ses « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes »591, en 1962. L’artiste qualifie ce texte d’« exposé technique » et présente les différentes étapes du processus de façon didactique. Il s’adresse d’emblée à l’esprit profane tout autant qu’au praticien592, comme Francis Ponge s’adresse à l’ « esprit non prévenu » et à l’ « amateur » (M.M., pp. 1 et 5). Dans un souci de clarté, il aborde dans un premier temps le principe lithographique, qui consiste à « recueillir amoureusement »593 l’image en apposant le papier sous la presse. Il démontre ensuite quelles sont les possibilités offertes par cette technique, mais aussi ses limites inhérentes, pour la plupart, à la maniabilité de la presse.

Le peintre envisage la pratique de la lithographie comme l’expression d’une relation intime et charnelle à la matière, un thème privilégié par Francis Ponge dans « Matière et Mémoire », avec l’artiste « amoureux », la pierre « épouse » et leurs « épousailles » (pp. 3 et 4), il célèbre le « mariage »594 de Jean Dubuffet avec la lithographie. Ce dernier se passionne pour ce procédé qui conserve fidèlement, sans altération, les détails les plus subtils, les plus discrètes réactions de la matière « très épouseuse »595 dans la mesure où la pierre est « traitée comme il faut »596. Francis Ponge insiste lui aussi sur la nécessité de ménager « la susceptibilité » (p. 2) de la pierre ; caractéristique dominante de « La Crevette », la susceptibilité incarne, pour Claude Evrard, la « qualité »597 de l’écriture pongienne : le poète est conscient de la nécessité de ménager la susceptibilité du langage et, en règle générale, celle de son moyen d’expression. Ce terme se retrouve aussi dans un texte de René Char, « Sous la verrière », qui présente la rencontre et le dialogue entre un peintre (inspiré par Georges Braque) et un poète. Celui-ci se rend chez l’artiste, suite à son invitation, et lui pose cette question :

‘Le poète : Vos moindres actions ont une saveur familière. Et les choses que vous acclimatez conservent l’attitude de leur vérité, même si celle-ci n’importe plus ! Comment faites-vous ? Visiblement elles n’aspirent qu’à votre compagnie, à votre intervention. D’autres caresseurs, d’autres brutaux pourtant…
Le peintre : Je ménage autant que possible leur susceptibilité, leur indécision au moins égales à la mienne. Lorsque je les déplace ou les préfère ou me réserve, je prends garde à leur donner une explication.598

Émile Littré donne plusieurs définitions pour ce terme : ainsi, en médecine, il désigne une certaine disposition à recevoir les influences et, en philosophie, une capacité de recevoir. Il peut également s’appliquer à une exaltation de la sensibilité physique et morale.

Mais la fidélité exacerbée de la pierre agace parfois l’apprenti lithographe qui, dans ses notes sur les « Empreintes »599, en 1957, qualifie la pierre lithographique d’« idiote », de « pierre perroquet »600. C’est la technique des assemblages d’empreintes, qu’il met au point la même année, qui lui donne l’occasion d’introduire une dimension plus spontanée dans ses travaux. Jean Dubuffet apprécie également le caractère méthodique des opérations, qui permet l’élaboration d’une mémoire de la genèse des planches, par l’analyse et le contrôle immédiat des effets obtenus. Il peut alors pleinement jouer le jeu des séries, des variantes, des transformations et des imprévus, qui incarnent pour lui le « langage propre » de ce procédé d’impression :

‘Ce sont ces macules à mon sens qui révèlent le langage propre de la lithographie ; […] On improvisera donc et se constituera chasseur d’images obtenues par surprise.601

Le peintre capte et traite la matière par le filtre de la mémoire du regard, il engage la matière dans le processus créatif, il anime la pierre et la laisse s’exprimer. Car, bien travaillés, la matière minérale et le papier captent ce qui échappe à l’œil et introduisent le hasard au cœur même de la matrice. Ils « réagissent » spontanément sur l’expression du peintre et « répètent » cette « expression modifiée » (M.M., p. 2) :

‘Et je ressentais alors l’impression que je cueillais là un fruit spontané et non forcé, que je n’avais pas contraint la lithographie à parler une langue qui ne fût pas la sienne mais qu’au contraire je découvrais son vrai et propre langage.602

L’artiste expliquera par la suite que les travaux composés sous l’occupation et après la libération étaient fortement influencés par sa découverte du jazz. Les titres de ses tableaux témoignent ainsi de la recherche d’une « équivalence sur le terrain de la peinture »603 des expérimentations et improvisations musicales : « Jazz-band (Black Chicago) », « Jazz-band (dirty style blues) » ou, dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, « Mademoiselle Swing ». Jean Dubuffet reconnaît dans la lithographie une technique qui laisse libre cours à l’interprétation personnelle et à l’improvisation.

La pierre lithographique permet de conjuguer les deux notions antithétiques, la matière et la mémoire. Le lien entre la « matière » et la « mémoire », suggéré par le titre même de l’album, se manifeste au cœur du texte de Francis Ponge : « Quand on inscrit sur la pierre lithographique, c’est comme si l’on inscrivait sur une mémoire » (M.M., p. 2), et s’incarne dans l’image de la matrice. La matrice lithographique fait entrer en jeu, au cours du processus créatif, la matière et la mémoire de la pierre qui s’impriment sur le papier, dans l’espace du livre et dans le temps historique. Cette technique fonctionne comme un « révélateur », car l’artiste ne peut effacer ce qui est tracé, pas de place ici pour les hésitations et les repentirs, les retouches sont impossibles : œuvre spontanée, à travers laquelle l’artiste semble se dévoiler tel qu’il est. Pour Jean Dubuffet la lithographie est possibilité d’introspection. La pierre lithographique agit donc véritablement comme une mémoire, fixant à jamais chaque trait, chaque griffure, chaque rature. Encrant la pierre, le peintre ancre son bonheur d’expression dans la mémoire :

‘Il s’agit bien ici d’une profondeur de mémoire, d’une profonde répétition intérieure du thème qui fut inscrit à la surface, et non d’aucune autre profondeur. C’est la mémoire, l’esprit (et la confiance qu’ils impliquent en l’identité personnelle) qui font ici la troisième dimension. Et voici donc une inscription dans le temps aussi bien que dans la matière. Et cette inscription, c’est d’une autre façon que la façon habituelle qu’elle répond au proverbe : scripta manent. Elle ne demeure pour ainsi dire que dans le possible. Dans l’immanent.604

Comme le souligne le texte de Francis Ponge, les pierres lithographiques sont conservées de la même façon que les livres. Elles sont posées les unes contre les autres à la verticale ; elles encombrent la chambre du peintre et en font, selon les termes de Lili, la compagne de Jean Dubuffet, en « cimetière de petits chiens » (M.M., p. 1). Une lettre de l’artiste, destinée à Jean Paulhan, témoigne de cet inconvénient :

‘Ce qui est contrariant dans cet art c’est que les lithos une fois tirées on ne sait plus qu’en faire. Il faut faire fabriquer des meubles à tiroir pour les y classer.605

Après utilisation les pierres sont, en général, effacées pour être réutilisées. C’est le cas de celles de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, comme l’indique un extrait d’une lettre du peintre à Pierre Matisse, conservée à la fondation Dubuffet. En février 1947, ce dernier demande que soit réédité une série des lithographies : en effet l’album, qui n’avait eu qu’un succès modéré à sa parution, déclenche à présent les passions des collectionneurs et bibliophiles. Le peintre répond au marchand d’art que cela est impossible, puisque chaque pierre, après le tirage, a été soigneusement poncée et effacée. Il est d’usage, pour préserver l’authenticité des premiers tirages et par souci d’économie, d’effacer les pierres dès les épreuves tirées. Cela garantit que le nombre d’exemplaires annoncé soit conforme aux prévisions, mais cela permet surtout de replacer la lithographie dans un contexte plus artistique, puisque chaque exemplaire peut être considéré comme un original de cette série limitée.

Gaëtan Picon nous éclaire encore quant aux rapports qu’entretient Jean Dubuffet avec la spontanéité lithographique, lorsque l’expressivité de la matière devient une possibilité de « figuration du mental » :

‘Il s’agit donc de partir non point d’une représentation mais d’un donné, d’un brut, non contaminé par l’esprit, et de voir s’il ne conduira pas de lui-même sinon à des figures, du moins à une figuration du mental. L’impression lithographique […] est antérieure à toute représentation et provocatrice, inductrice, indépendamment de l’intention.606

La lithographie implique donc une symbiose, une collaboration exceptionnelle entre l’homme et la matière : l’artiste semble transposer, déposer directement ses sentiments, ses émotions sur la pierre qui recueille, absorbe, conserve et diffuse. Francis Ponge, dans son texte, dégage la portée symbolique du cérémonial autour de la présence silencieuse de la pierre. Chez Jean Dubuffet, l’œuvre est immanente à sa réalisation, elle s’élabore en fonction des réactions de la matière. Georges Limbour dit ainsi de celui qu’il qualifie de « lithomane »607, dans son Recensement universel :

‘Ce peintre est le seul, je pense, dans l’histoire de la peinture, a avoir pensé qu’il pouvait créer préalablement plusieurs modes d’une matière générale indifférenciée sur laquelle il exercerait ensuite son choix et instituerait son ordredémiurgique. Une telle conception de la création fait penser à certaines mythologies qui nous montrent d’abord le monde en état de chaos, pure matière informe et incréée à laquelle une Intelligence Organisatrice impose ensuite des formes qui composent un univers signifiant.608

Le peintre ne reviendra à la lithographie qu’en 1953, avec ses « Assemblages d’empreintes », qui l’occuperont également en 1957 et en 1961. Il estime, en effet, que son apprentissage chez Fernand Mourlot, bien qu’approfondi, ne l’exempte ni d’une longue expérience, ni d’une pratique régulière. À chaque fois, il prend soin, en parallèle, de mettre par écrit la méthode utilisée. Il constitue également des albums, dont le premier, L’Élémentaire, sur la série des « Phénomènes », est tiré chez Fernand Mourlot. Puis, Jean Dubuffet qui, entre-temps, s’est aménagé ses propres ateliers, l’un à Vence et l’autre à Paris, continue lui-même les impressions. Il se passionne pour ces empreintes, souhaitant même alors devenir « peintre d’empreinte », un simple intermédiaire entre les choses et leur représentation, supprimant le pinceau, le crayon, tout outil qui le ramènerait à sa condition initiale :

‘Il ne faut pas oublier qu’une lithographie est une empreinte, que toute la lithographie est basée sur le principe d’estampage et de transport d’empreintes. J’avais donc l’impression, pour moi très satisfaisante, en abordant la lithographie à mains nues, sans autre outil que le rouleau, d’épouser plus totalement ses voies, d’entrer plus complètement dans son jeu propre qu’en dessinant avec précaution sur les pierres.609

La lithographie est témoignage du geste, inscription de la pulsion dans la matière. Le peintre exploite toutes les ressources propres à cet art, formulant au gré de ses expériences sa propre méthode créative. De ces travaux vont naître une série de treize albums de planches lithographiques tirées en noir, qu’il considère comme son « Dictionnaire de la Texturologie ». Jean Dubuffet ne cesse de se perfectionner, reprenant même, en 1958, son apprentissage à zéro, alors qu’il était considéré, depuis la parution de Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, comme « Le lithographe »610 par excellence. Il retourne aux imprimeries Mourlot afin d’apprendre à travailler lui-même le grainage des pierres, pour pouvoir devenir complètement autonome.

L’alliance, dans l’exemplaire conservé à la B.N.F., de la série de lithographies et du dossier de notes de Francis Ponge permet de suivre l’élaboration de l’œuvre commune et confère une dimension intime à l’ouvrage, qui s’éclaire ainsi à sa source.

‘Maintenant, voyons la coulisse, l’atelier, le laboratoire, le mécanisme intérieur, selon qu’il vous plaira de qualifier la Méthode de composition.611
Notes
571.

Elsa Triolet – « Préface à la clandestinité », in. Le Premier accroc coûte deux cents francs, p. 17. Pour plus de détails sur la question de l’engagement des peintres et des écrivains, nous renvoyons à l’ouvrage Archives de la vie littéraire sous l’occupation : À travers le désastre, et notamment à la page 8, consacrée à ces « itinéraires tortueux ».

572.

Elsa Triolet, ibidem, p. 19.

573.

Elsa Triolet – « La Vie privée ou Alexis Slavsky, artiste-peintre », in. Le Premier accroc coûte deux cents francs, p. 145.

574.

Jean-Paul Sartre – Qu’est-ce que la littérature ?, p. 12.

575.

Pablo Picasso, entretien avec Christian Zervos à propos de Guernica, cité in. Picasso libre, Louis Carré, mars 1945, p. 63.

576.

André Malraux – « La Monnaie de l’Absolu », in. Les Voix du Silence, p. 637.

577.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 3.

578.

Domenico Porzio – « Deux cents ans d’histoire », in. La Lithographie. Deux cents ans d’histoire, de technique, d’art, pp. 64 et 68.

579.

Raymond Escholier – Daumier et son monde, p. 29.

580.

Francis Ponge – La Rage de l’expression, in. Œuvres complètes, t. I, p. 335.

581.

Michel Melot – « La Caricature et la lithographie sociale », in. La Lithographie. Deux cents ans d’histoire, de technique, d’art, p. 207.

582.

Charles Baudelaire – « Quelques caricaturistes français », in. Curiosités esthétiques, Genève, Milieu du monde, s.d., p. 413.

583.

Albert Wolff, cité par Raymond Escholier, in. Daumier et son monde, p. 145.

584.

La ronéotypie est un système de reproduction de textes par stencil très utilisé sous l’occupation.

585.

Pierre Seghers – La Résistance et ses poètes, p. 345.

586.

Robert O. Paxton, Olivier Corpet, Claire Paulhan – Archives de la vie littéraire sous l’occupation : À travers le désastre.

587.

Fernand Mourlot – À même la pierre, p. 38.

588.

Joë Bousquet – « À partir de Dubuffet », in. D’un Regard l’autre, p. 61.

589.

Jacques Dupin et Antoni Tàpies – Matière d’infini, pp. 18-22.

590.

Jean Tardieu – « Les Portes de toile », p. 7.

591.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 253-284.

592.

« J’aimerais que les notes qui suivent soient explicites pour un profane, et pas seulement pour les praticiens ; il est pour cela nécessaire que j’expose d’abord le principe de la lithographie », Jean Dubuffet, ibidem, p. 253.

593.

Jean Dubuffet, ibidem, p. 260.

594.

Alexandre Vialatte et Jean Dubuffet – Correspondance(s) : lettres, dessins et autres cocasseries 1947-1975, p. 165.

595.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », ibidem, p. 261

596.

Jean Dubuffet, ibidem, p. 253.

597.

Claude Evrard – Francis Ponge, p. 90.

598.

René Char – « Sous la verrière », in. Œuvres complètes, p. 674.

599.

Jean Dubuffet – « Empreintes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, pp. 226-251.

600.

Jean Dubuffet, ibidem, p. 232.

601.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 258.

602.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 259.

603.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean L’Anselme, 14 juin 1963, in. Prospectus et tous écrits suivants, t. II, p. 477.

604.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 4.

605.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, p. 663.

606.

Gaëtan Picon – Le Travail de Jean Dubuffet, p. 92.

607.

Georges Limbour – « Jean Dubuffet lithomane », in. Dans le secret des ateliers, p. 73.

608.

Martine Colin-Robineau – « Limbour le grand zélateur », in. Conférences et colloques, Dubuffet, p. 33.

609.

Jean Dubuffet – « Notes sur les lithographies par reports d’assemblages et sur la suite des Phénomènes », in. L’Homme du commun à l’ouvrage, p. 272.

610.

Bernard Gheerbrant – Premier bilan de l’art actuel, 1953, p. 148.

611.

Charles Baudelaire – « Préambule de La Genèse d’un poème », in. L’Art romantique, p. 195.