3.1.3. Sélection de termes clés.

Cet exemplaire unique, truffé, comme disent les bibliophiles, confronte le lecteur à la genèse du texte, puisqu’il contient la série de notes constituant le « dossier » de Francis Ponge, collée sur les pages restées vierges de l’album. Sur une feuille cartonnée rouge l’auteur a ainsi écrit de sa main le titre suivant : « Matière et Mémoire ou les Lithographes à l’École (Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour...) ». Ces notes comprennent une liste dactylographiée et 8 feuilles de notes manuscrites autographes que nous étudierons en premier lieu. S’ensuivent également 3 versions successives du texte (les deux dernières datées du 5, puis du 6 février 1945), dactylographiées (les deux premières corrigées) en 33 feuilles, comprenant 9 feuilles de premières épreuves corrigées pour la revue Fontaine (numéro 43 daté du mois de juin 1945) et 18 feuilles d’épreuves corrigées (datées du 28 mars 1945) pour l’édition originale de l’album Matière et mémoire.612

L’intérêt critique de l’édition des notes, du dossier génétique dans son ensemble – lorsque cela est possible –, outre le dévoilement des coulisses de la création, n’est plus à démontrer. Car il se perd quelque chose, Francis Ponge en était intimement conscient, dans le passage du manuscrit à l’imprimé. La facture plastique des mots tracés disparaît, le geste et la matière de l’écriture passent de l’intime, de l’individuel, au public, au collectif, l’ouvrier quitte l’anonymat de l’atelier et se fait poète, aux yeux de tous, comme le montre François Mauriac dans les Mémoires intérieures :

‘C’est sur mes genoux que j’accomplis cette besogne qui ne comporte pas, comme celle du sculpteur ou du peintre, une matière à triturer, qui, de l’ouvrier originel, ne laisse rien subsister dans l’homme.613

L’écriture poétique, depuis les régulières avancées de la critique génétique, ne se résume plus dorénavant en un simple bilan, une forme achevée, mais se découvre comme un procès, un long chemin vers l’expression, une marche semée d’embûches, parsemée d’étapes, de crises, de revirements, d’hésitations et de partis pris, et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit d’écrire sur une œuvre plastique. Celle-ci devient, selon les mots d’Henri Michaux, « support de méditation » qui impose au texte un « devoir de correspondance » ; cependant, si elle donne à rêver, elle est également source d’embarras :

‘Je voulais surtout apprendre où ils me mèneraient, ces tableaux, comment ils me porteraient, me contrecarreraient, les envies qui en moi seraient suscitées, les réflexions, mes réponses au sphinx et quels seraient les rencontres et les refus de rencontre. […] Les mots à écrire me furent utiles, ces habituels empêcheurs de me balancer indolemment entre plusieurs impressions indéfinies me remettaient constamment au devoir des correspondances et de ne pas prématurément m’éloigner des réseaux aperçus. Car c’est de chemins qu’il s’agit, de voyages.614

La consultation du dossier de notes laissé par Francis Ponge permet de découvrir le travail d’écriture, la matière, l’émotion passées aux filtres de l’esprit, de la mémoire. En conservant intact le dossier avant-textuel, le poète lui-même prend position et, de fait, le don à la Bibliothèque Nationale de France et l’intégration des feuillets manuscrits et dactylographiés au sein de l’album sont autant d’éléments qui témoignent de leur valeur. Chacune de ces étapes d’écriture, dans l’esprit du poète, révèle la nécessité d’ouvrir « les portes de l’atelier » et de fixer, de conserver les moments essentiels – intégrés à une durée, dans un processus – de la genèse de l’œuvre, de « l’intimité créatrice ».

‘Tant qu’il demeure dans le cabinet, le manuscrit est le témoin secret de l’intimité créatrice ; reproduit ou transcrit, il ouvre aux regards étrangers les portes de l’atelier.615

Le manuscrit et son étude sont donc essentiels pour la compréhension de l’œuvre achevée, d’autant plus que cet album constitue la fixation d’un moment, d’une démarche qui mène le projet à son aboutissement. Le texte autographe, selon les mots de Jean Dubuffet, est l’« empreinte d’une aventure »616, l’expérience du texte se double de son exploration. Claude Evrard parle ainsi, concernant le passage du manuscrit à l’édition, d’une « transformation litho-graphique », la matière de l’écriture s’effaçant au profit de sa mémoire :

‘Le lecteur perçoit, idéalement, projectivement, la transformation « litho-graphique » que le langage doit subir par sa vocation à l’inscription anonyme.617

Les manuscrits étaient à l’origine considérés comme les textes de l’ombre et de l’intimité, que les auteurs répugnaient à montrer et s’empressaient de dérober au regard, de serrer à clef ou bien de détruire une fois le livre imprimé. De nos jours, ces modestes feuillets sont scrutés, analysés, édités avec le texte définitif ou pour eux-mêmes, considérés non plus comme de simples brouillons, mais comme des instants de l’œuvre et de son élaboration, comme les indices et les témoins de la marche de l’écriture. Une lettre de Francis Ponge à Henri-Louis Mermod témoigne du rôle de liaison joué par le manuscrit entre l’espace intime de l’auteur et le domaine public :

‘Les manuscrits, si bien payés qu’ils aient été, ne sont pas faits pour les tiroirs. Ils doivent voir le jour, tôt ou tard […] J’ai attendu six ans. Je ne puis attendre davantage.618

En ce qui concerne notre travail sur les prémisses de l’œuvre, sur ses coulisses, nous avons utilisé le plus grand nombre d’outils à notre disposition, afin de fournir au lecteur des informations précises et avérées. La lecture des différents numéros de la revue Genesis et de la plupart des ouvrages consacrés à la critique génétique nous ont été ainsi d’un grand secours, tant pour l’étude et la transcription des notes que vis-à-vis des problèmes exclusivement éditoriaux. La mise en place, sur Internet, d’outils tels que la base de donnée MUSE619, va également faciliter ce type de recherche. Ainsi ce site, dont le sigle signifie « Manuscrits, Usages des Supports et de l’Écriture », se propose de fournir aux chercheurs un instrument destiné non seulement à l’inventaire matériel des documents, mais aussi à l’exploration d’hypothèses de travail fondées sur l’observation des manuscrits. Claire Bustarret et Serge Linkès, dans un article consacré à cette base de donnée, soulignent l’importance d’une étude combinée de « l’objet intellectuel » et de « l’objet matériel » :

‘En effet, s’agissant de création littéraire, l’expérience montre que l’objet intellectuel et l’objet matériel sont indissociables, l’opération de déchiffrement et de mise en séquence des phases de rédaction impliquant de constants allers et retours entre le lisible (ou l’illisible) – ce qui est écrit, ou du moins tracé – et les indices matériels – comment c’est inscrit, par quelle main, avec quel instrument d’écriture, sur quels supports, affectés de quels marquages, signes de renvois, numérotations, etc.620

Certains éditeurs choisissent de donner le fac-similé du manuscrit sur les pages de droite et la transcription sur la page de gauche, l’analyse venant après. Si cette façon de procéder est attrayante, de par l’immédiate clarté qu’elle propose, nous avons choisi de ne pas suivre cette méthode. Nous aurions en effet trouvé dommage de rompre le rythme de l’œuvre, telle qu’elle se présente au premier lecteur. Mais nous ne pouvions nous résoudre toutefois à ne pas faire figurer au sein de cette étude l’un de ces deux modes de représentation parallèle du texte, c’est pourquoi la transcription des notes manuscrites est intégrée au présent chapitre, en guise de préambule à un commentaire plus approfondi. Quant aux conventions de transcriptions concernant ce type de document, nous nous sommes appuyés sur celles définies au sein d’ouvrages récents, et notamment de la correspondance Dubuffet/Paulhan, établie par Julien Dieudonné et Marianne Jakobi. Ainsi les mots soulignés par les correspondants sont reproduits en italique. Les rares ratures ont été conservées lorsqu’elles étaient lisibles et significatives. Les termes abrégés sont développés entre crochets. Les fautes d’orthographe et de ponctuation ont été rectifiées sauf, dans les écrits de Jean Dubuffet, lorsque la dérogation à l’usage est manifestement recherchée.

Francis Ponge s’est montré particulièrement rapide pour la rédaction proprement dite de ce texte de commande. Ayant commencé à prendre des notes dès fin novembre, il le termine, poussé par Jean Dubuffet, en une quinzaine de jours, entre les mois de janvier et de février. La première série de notes, non datées mais que nous estimons avoir été écrite au plus tard après la fin de la composition des planches litographiques, se présente sous la forme d’une petite feuille à carreau de bloc-notes sur laquelle figure cette liste manuscrite, comportant au total huit séries et dix mots :

- Avidité
- Intéresser – Intérêt – Intérêts
- Récompense
- Dépôt
- Témoin
- Test
- Immédiateté
- Baisers 621

Cette première série de notes est significative de la façon dont procède Francis Ponge pour la composition de ses textes – car, comme il le dit lui-même, c’est l’amour des mots qui constitue le chemin –, notamment de ses textes de commande. Il choisit ainsi un certain nombre de termes qui semblent correspondre à des mots-clés, en fonction de leur adéquation avec l’objet décrit : il confronte alors la vision, l’idée qu’il se fait de la pierre lithographique, les sensations éprouvées lors des visites à l’atelier, avec les diverses significations des mots présélectionnés. Jacinthe Martel, dans son article intitulé « Les Blancs du dossier », analyse l’usage des listes chez le poète et met en lumière leur valeur génétique :

‘Ponge retient certains mots qui ont même racine, créant ainsi ses propres chaînes d’associations sémantiques. En outre, en recopiant cette liste dans le cahier, Ponge confirme sa valeur génétique ; il ne s’agit pas seulement de constituer un lexique mais bien d’aller au plus profond des mots. Cette liste permet notamment de créer des réseaux thématiques.622

Elle parle également très justement des séquences d’écritures, « chaque version est à la fois "matière et mémoire" »623, elle s’apparente à une « variation » sur un même thème.

Le poète, dans « Braque-Japon », s’explique sur cette sélection lexicale, étape essentielle lorsqu’il s’agit d’accompagner l’œuvre d’un peintre, afin de ne pas répéter le message pictural :

‘Pour la suite de notre article les mots les plus simples suffiront, sauf encore à choisir parmi eux, puisqu’il s’agit d’accompagner l’œuvre d’un peintre, ceux seulement que les peintures ne disent pas.624

Francis Ponge énumère donc en premier lieu un certain nombre de caractères et de vocables qui lui semblent tout particulièrement traduire sa vision personnelle et instinctive, et effectue ensuite un second tri sélectif en fonction des définitions données par le Littré, qui demeure son ouvrage de référence. Il applique cette méthode de façon quasiment systématique, ce qui apparaît dans des ouvrages tels que La Fabrique du Pré 625 ou Le Carnet du bois de pins 626, comme il l’explique à Philippe Sollers au cours de leurs Entretiens :

‘Mon père avait, dans sa bibliothèque, le Littré, qui a eu une si grande importance pour moi, où j’ai trouvé un autre monde, celui des vocables, des mots, mots français bien sûr, un monde aussi réel pour moi, aussi faisant partie du monde extérieur, du monde sensible, aussi physique pour moi que la nature.627

Cela explique l’importance que Francis Ponge attache à ce choix des mots, qui doivent selon lui traduire le réel aussi fidèlement que possible : « L’amour des mots est le chemin à la création littéraire, poétique. »628

Ainsi, le critique allemand Léo Spitzer préconise de commencer l’étude d’un texte par l’établissement d’une étymologie des mots les plus significatifs. Cette démarche permet souvent de déceler de nouvelles significations, agissant comme un déclic, générateur d’une autre compréhension du texte. À la vue de cette première feuille de notes du dossier de Matière et mémoire, nous pouvons présupposer que Francis Ponge est resté fidèle à cette méthode pour la composition du texte commandé par Jean Dubuffet. Nous nous proposons donc de confronter les diverses significations de chaque mot de cette liste, afin de mieux comprendre pourquoi certains ont été retenus et d’autres écartés de la version définitive. Notre ouvrage de référence sera le même que celui qu’utilisait déjà Francis Ponge à l’époque de la composition du texte, à savoir le dictionnaire d’Émile Littré629.

Le Littré est, pour le poète, à la fois mémoire du langage et matière de l’écriture. Pierre Lepape, dans son ouvrage Le Pays de la littérature, en donne cette interprétation :

‘Littré ne s’intéresse qu’à ce qu’on peut établir sur des fondements avérés, la physique, la chimie et l’anatomie de la langue française, dont les grands écrivains – et eux seuls – fournissent la base expérimentale. Le Littré est une morgue fabuleuse. Ou une immense chambre d’échos où conversent, en lambeaux mais en ordre, sept siècles de littérateurs fantômes : un conservatoire.630

Conservatoire ou cimetière, le Littré est un monument à la langue française. Émile Zola considérait ainsi ce dictionnaire comme une « analyse mathématique de l’esprit humain »631. Nous renvoyons pour plus de compléments sur ce point à l’ouvrage d’Alain Rey, Littré, l’humaniste et les mots.

Le premier mot figurant sur cette liste est le mot « avidité » ; Émile Littré le définit comme un « désir qui emporte, un désir ardent et immodéré pour quelque chose ». Francis Ponge éliminera ce mot de la version définitive du texte, lui préférant le terme de « désir », qui constitue son étymologie : le mot latin avidus est issu d’avere, désirer. Mais la notion même d’avidité demeure présente, par le biais du procédé lithographique, le poète parlant dans Matière et mémoire du « caractère avide » de la pierre :

‘Tandis que si, au contraire, l’on s’occupe d’elle, si l’on tient compte de son caractère avide, intéressé, quelle joie de sa part !632

L’adjectif « avide » semble en effet bien plus riche de significations, mais aussi de connotations poétiques. Francis Ponge détourne ici l’expression consacrée « être avide de sang » : la pierre est avide d’encre, elle a soif d’expression, ce qui lui confère d’emblée une existence ainsi qu’une volonté propre, elle se refuse à n’être qu’un moyen, et le poète se refuse à la considérer comme tel. Émile Littré souligne qu’avide peut qualifier des choses comme des personnes – ce qui renforce par-là même l’humanisation de la pierre et, parallèlement, l’effacement du peintre – et qu’il signifie par extension une « attention passionnée ». Cet aspect s’accorde là aussi parfaitement avec la dimension amoureuse et charnelle conférée par l’auteur au procédé lithographique. Les sens secondaires semblent tout autant avoir été pris en compte par le poète, puisque le terme avide peut indiquer un « grand désir de manger » et que l’aspect alimentaire, au cœur des préoccupations de l’époque, se retrouve dans plusieurs des lithographies de l’album, comme Mangeurs d’oiseaux, Plumeuse, Déjeuner de poisson, Nutrition. Enfin, cet adjectif peut aussi prendre une connotation négative en se faisant synonyme d’« intéressé » ou de « cupide ».

Cette liste nous renseigne sur la façon de composer de l’auteur, sur sa manière de sélectionner les termes : en effet, nous pouvons constater que le dernier sens donné par le Littré suggère le mot suivant de cette liste dactylographiée, le verbe « intéresser », qui, transformé en adjectif, suivra immédiatement « avide » dans la version définitive. Ce mot présente une polysémie intéressante, en ce qu’il désigne le fait de « donner un intérêt matériel ou moral à quelque chose comme à quelqu’un ». Francis Ponge l’utilise, à notre sens, pour cette dualité incarnant l’alliance de l’esprit et de la matière qui est propre aux lithographies de Jean Dubuffet et que nous retrouvons dans le titre même de l’album. Dans le texte de Matière et mémoire, il affirme ainsi de la pierre qu’il est préférable de l’« intéresser » :

‘De l’intéresser en tout cas. De l’intéresser à l’expression. Oui ! D’une façon générale, il ne peut qu’être bon d’intéresser l’instrument à l’ouvrage, le matériau à l’exécution.633

Là aussi ce mot semble rayonner des différents sens secondaires agglomérés au fil des siècles : l’expression « intéresser le jeu » permet de mieux comprendre l’aspect ludique qui se révèle au sein des œuvres du peintre. « Intéresser » est également pris dans le sens de « fixer l’attention », de « captiver l’esprit » : c’est là le but avoué de l’artiste qui souhaite séduire, fasciner l’esprit par la matière. Nous voyons donc déjà que si Francis Ponge feint de ne pas parler de Jean Dubuffet, il nous livre pourtant, de façon très discrète et en puisant dans les profondeurs et les origines des mots comme l’artiste cherche les formes incrustées spontanément dans la pierre, quelques éclaircissements sur sa démarche et ses travaux. Georges Perros, dans ses Papiers collés, revient ainsi sur le sens originel de ce mot, en le comparant avec le terme de même famille, « intéressant » :

‘Inter-esse veut dire : être parmi, au milieu des choses, être au beau milieu d’une chose et persévérer en elle.634

Francis Ponge l’utilise dans ce sens, il semble s’impliquer lui-même, du fait de sa propre présence au sein de l’album de l’artiste : le poète, écrivant sur le procédé chimique d’impression, « s’intéresse » à la matière minérale bien plus qu’à la série de lithographies.

Appartenant à la même famille, le terme suivant, qui n’est autre qu’« intérêt », vient renforcer ces significations premières, réajustant la pensée. Le poète invite le lecteur à dépasser le sens premier, qui désigne le « profit que l’on retire de l’argent prêté ou dû ». Ce substantif figure à deux reprises dans le texte définitif et selon des contextes différents :

‘Comme elle vous paye – avec intérêts – non de la confiance mais de la défiance (en somme) que vous lui avez témoignée !
Non. L’intérêt, le mystère, la gravité viennent justement du fait qu’il n’y a pas gravure, pas de relief.635

Si la première occurrence relève du terme de jurisprudence, désignant une « indemnité due pour un préjudice causé », la seconde introduit quant à elle une dimension affective au sein même du rapport entre le matériau et le créateur. Signifiant au sens figuré « ce qui importe aux choses », le substantif « intérêt » peut également désigner ce qu’Émile Littré nomme un « sentiment opposé à l’intérêt égoïste », qui inspire « le souci d’une personne ou d’une chose ». C’est effectivement ce qui se passe dans l’atelier, car Jean Dubuffet est un artiste « soucieux » (M.M., p. 3) de la pierre, qui « s’intéresse » à ce qu’elle exprime et l’ « intéresse à l’expression » (p. 2). Le dernier sens de ce terme nous renvoie encore à la dimension charnelle – omniprésente tout au long du texte définitif – qui est celle de la collaboration entre la pierre et l’artiste. L’intérêt désigne une « sorte de sentiment » qu’éprouve « une femme à l’égard d’un homme » et qui, moindre que l’amour, en est néanmoins voisin. Le mot intérêt convient donc parfaitement pour désigner le sentiment ambigu et passionné que l’artiste éprouve pour son matériau. La pierre est ainsi féminisée tout au long du texte figurant dans l’album, Francis Ponge parlant à son propos de « muqueuse », de « peau », de « maquillage » (pp. 1 et 5), la qualifiant d’« épouse » ou la comparant à « une femme » (pp. 3 et 5).

Le mot suivant est « récompense », pour lequel Émile Littré propose cette définition : « ce que l’on donne à quelqu’un qui a bien fait, ou en reconnaissance d’un service » ; il souligne néanmoins le fait que ce substantif peut prendre une connotation péjorative en adoptant le sens contraire, qui est celui d’un châtiment. Nous pensons que Francis Ponge a intégré ces deux dimensions, ne serait-ce que du fait que l’union qui se forme entre la pierre et l’artiste dans le texte se teinte de jalousie, de rancune, la pierre conservant farouchement sa part d’autonomie. Ce mot ne figure qu’une seule fois dans « Matière et Mémoire », sous sa forme verbale et inséré entre les deux occurrences d’« intéresser » :

‘Tandis que si, au contraire, l’on s’occupe d’elle, si l’on tient compte de son caractère avide, intéressé, quelle joie de sa part ! Quelles réponses ! Comme elle vous récompense !636

Synonyme de « dédommagement » et de « compensation » (M.M., p. 2), le choix de ce terme souligne le principe d’égalité existant entre l’artiste et le matériau : il s'installe entre eux un échange, chacun semblant y mettre du sien, complétant la contribution de l’autre tout en l’enrichissant, comme le poète avec les travaux du lithographe, la pierre « collabore à la facture, à la formulation de l’expression » (p. 2).

S’ensuit le mot « dépôt » : il s’agit là de « ce que l’on dépose, ce que l’on donne en garde, pour être rendu ou employé à la volonté du déposant ». Si Francis Ponge utilise à deux reprises ce terme ce n’est néanmoins jamais en fonction de cette signification première. Il compare ainsi l’atelier de Fernand Mourlot à « un dépôt, ou à une bibliothèque de pierres tombales de petites dimensions » (p. 1). Cette utilisation renvoie à la notion de lieu, il s’agit ici bien évidemment de l’endroit où l’on dépose des objets ; mais l’auteur fait également référence selon nous à un autre sens, qui définit le dépôt comme un « coffre à argent ou à archives au sein d’une collectivité ». Le poète met ainsi en lumière le caractère précieux et unique de ces pierres, ainsi que leur propension à conserver et à transmettre un savoir, la mémoire d’une communauté. Dans le texte définitif, le mot « dépôt » appelle celui de « bibliothèque » : cet aspect s’explique notamment par la façon dont sont rangées les pierres lithographiques, que le poète avait pu voir à l’atelier et dans la chambre du peintre, alignées sur des étagères, comme des livres. Mais cette comparaison rappelle également la technique de conservation des premières écritures : ainsi, à l’époque babylonienne, les textes étaient gravés sur des briques, qui étaient ensuite numérotées, répertoriées et entreposées. La « Bibliothèque » et le « dépôt du British Museum » dont parle Francis Ponge sont des lieux de mémoire, lieux de repos des œuvres du passé, ce qui introduit l’analogie avec le « cimetière de petits chiens » (M.M., p. 1).

La seconde occurrence révèle ensuite un autre aspect de ce terme, plus organique et plus matérialiste :

‘Un moment arrive, en effet, où l’on va (Mon Dieu ! Le premier ouvrier venu) l’effacer délibérément en surface, la priver du trop de visibilité, lui enlever l’immédiateté du dépôt.637

Ce substantif désigne, dans ce cas, les « matières solides et molles qui se déposent au fond d’un vase contenant un liquide impur et hétérogène ». Notons le caractère oxymorique qui se dégage du rapprochement entre ces deux mots, « immédiateté » et « dépôt », qui incarne ici l’alliance entre la spontanéité des réactions de la matière minérale et la permanence de sa mémoire. Il est par ailleurs intéressant de remarquer que Francis Ponge fait à deux reprises référence à un terme de la même famille, « dépositaire » :

‘Et si l’on me fait remarquer qu’en l’occurrence on ne s’adresse pas à la pierre, ou qu’on s’adresse à elle plutôt comme témoin que comme interlocuteur, ou plutôt encore comme intermédiaire et dépositaire.
Car cette pierre, traitée à la fois comme page et comme visage, comme dépositaire et comme interlocuteur…638

La pierre est donc actrice à part entière du processus créatif, elle devient celle à qui l’on a confié quelque chose. Le principe lithographique acquiert une dimension secrète, confidentielle, presque magique en ce qu’il conserve en profondeur, à l’abri des regards, ce qui est déposé en surface.

Ensuite vient le substantif « témoin » qui signifie, en premier lieu – de par son sens propre et primitif, comme le remarque Émile Littré – « le témoignage, la marque », ce qui sert à se faire connaître en somme. Mais, par passage du sens abstrait au sens concret, ce terme désigne désormais « celui qui a vu ou entendu quelque chose, et qui peut en faire rapport ». La pierre lithographique englobe donc ces deux significations quand elle est qualifiée de « témoin » dans Matière et mémoire : « ou qu’on s’adresse à elle plutôt comme témoin que comme interlocuteur. » (p. 2) La pierre contribue, par ses réactions, à la « formulation de l’expression », Jean Dubuffet sollicite sa participation active au surgissement de l’œuvre. La pierre se fait alors le « témoin » de l’artiste, de la genèse de l’œuvre mais aussi de son temps, de son époque : elle incarne un moyen de repère, de référence. Les lithographies elles-mêmes représentent un témoignage de l’évolution technique du peintre lors de son stage, des progrès de son apprentissage.

Le terme « test », qui suit immédiatement, se révèle moins riche de sens ; c’est d’ailleurs le seul de la liste qui ne sera ni repris dans le texte définitif ni remplacé par un autre de la même famille. Il est vraisemblable qu’il n’englobait pas suffisamment de sens secondaires capables de générer une superposition de significations, et qu’il n’était donc pas suffisamment en adéquation avec son sujet. Ce substantif, synonyme d’« épreuve » est issu du latin testis signifiant justement « témoin » : là encore c’est le réseau sémantique – la matière et la mémoire des mots – qui semble conduire la pensée « pongienne ». Ces « chaînes d’associations sémantiques »639 se lisent en filigrane dans la liaison de chaque terme avec le suivant, fondée sur la proximité ou l’équivalence de leur racine ou de leur étymologie.

Le mot « immédiateté » sera quant à lui conservé dans la version achevée du texte, il indique la « qualité de ce qui est immédiat » :

‘Un moment arrive, en effet, où l’on va (Mon Dieu ! Le premier ouvrier venu) l’effacer délibérément en surface, la priver du trop de visibilité, lui enlever l’immédiateté du dépôt.640

Francis Ponge soulève ainsi un aspect primordial de la façon de travailler de Jean Dubuffet qui privilégie sans cesse, au sein de ses créations, la spontanéité, que ce soit dans le désir instinctif d’expression ou dans le geste qui l’assouvit. Rapproché de « dépôt », qui implique une certaine durée, ce terme souligne le caractère ambivalent du processus lithographique, alliant l’immédiat au temporel, comme l’indique clairement le poète :

‘Quand on inscrit sur la pierre lithographique, c’est comme si l’on inscrivait sur une mémoire. C’est comme si ce que l’on parle en face d’un visage, non seulement s’inscrivait dans la pensée de l’interlocuteur, dans la profondeur de sa tête, mais apparaissait en même temps en propres termes à la surface, sur l’épiderme, sur la peau du visage. Voila donc une page qui vous manifeste immédiatement ce que vous lui confiez, si elle est également capable de le répéter par la suite un grand nombre de fois.641

Enfin, le substantif « baiser » clôture cette brève liste : Émile Littré le définit comme « le fait d’appliquer sa bouche sur le visage, la main ou un objet » et, par extension, « le fait de toucher légèrement ». Ce terme est utilisé à quatre reprises, toujours au sein du dernier paragraphe :

‘C’est dans l’amour encore, c’est dans un baiser, dans une série de baisers que la pierre est amenée à délivrer sa mémoire.
Il faut qu’avant le baiser le corps entier de la patiente ait été recouvert d’une autre sorte d’encre que celle qui a servi à l’historier.
Dans ce baiser, la pierre ne donne rien du fond d’elle même…642

Là aussi la dimension amoureuse et charnelle se fait omniprésente, la pierre devient organique, sexuée, possédant des désirs et des envies propres. Analysant le principe lithographique, Florian Rodari remarque la pertinence du choix de ce terme :

‘Baiser, a noté Francis Ponge, faisant la preuve tant de la profondeur de son talent d’observation que de son génie de poète. Baiser, oui, ce qui signifie que l’image ne se détache jamais entièrement des lèvres de la pierre et qu’elle garde mémoire de la pression humide qui l’a retenue un instant.643

Cette liste, si elle révèle la façon dont procède Francis Ponge pour la composition de ses textes, notamment ses textes de commande qui l’amènent à parler de quelque chose qu’il ne connaît qu’imparfaitement, met également en lumière les caractéristiques immédiatement perçues par le poète lors de ses visites à l’atelier. À cela s’ajoute un véritable travail de recherche, la précision dont il fait preuve dans le texte de Matière et mémoire au niveau de la technique laisse entendre qu’il s’est documenté en amont. S’il ne s’agit là que d’une première bouture, elle indique toutefois la direction que choisit Francis Ponge, elle balise le sentier de la création : le poète est guidé par l’attention qu’il porte à la langue et à ses origines, à sa « matérialité sémantique »644, comme il l’affirme lors de ses entretiens avec Philippe Sollers :

‘Je n’ai jamais cherché qu’à redonner à la langue française cette densité, cette matérialité, cette épaisseur (mystérieuse bien sûr) qui lui vient de ses origines les plus anciennes.645

Francis Ponge explique ainsi, notamment dans La Fabrique du pré, que la simple sélection de mots s’opère entre deux bornes, qu’il baptise « hardiesse » et « scrupules ». Il assimile ainsi la hardiesse à une projection de subjectivité et les scrupules aux obstacles qui se dressent devant cette projection, et qu’il faut déjouer pour ne pas altérer le désir de communication646. Comme le remarque Henry Maldiney, les notes sont la marque d’une histoire, d’une émotion et d’une présence, elles témoignent du système opératif de création qui a préfiguré à leur émergence :

‘Un texte de Francis Ponge, au contraire, est dans un état critique entretenu qui est à la fois la cause et l’effet d’une sorte d’activisme du langage. Il est l’organe et le lieu d’une explication incessante entre le dire et le dit, ou plus exactement entre le dire et ce qui est à dire, dont la perpétuelle échappée oblige la parole à une incessante reprise de soi. D’où cette allure de texte s’écrivant, de texte à la poursuite de son écriture, laquelle consiste dans cette poursuite même, ouvrant son propre temps. Ce qui fait la spécificité d’un texte de Francis Ponge, c’est qu’il est porté par un temps opératif.647
Notes
612.

Nous ne pourrons pas analyser ces trois versions corrigées puisque ne nous n’avons pu obtenir leur numérisation, pour les raisons de conservation déjà évoquées, et qu’il n’était pas possible lors de notre dernière visite à la Bibliothèque Nationale de France de les recopier intégralement.

613.

François Mauriac – Mémoires intérieures, p. 204.

614.

Henri Michaux – En rêvant à partir de peintures énigmatiques, pp. 9-10.

615.

Bernard Beugnot et Bernard Veck – « Le Scriptorium de Francis Ponge », in. Œuvres complètes, t. I, p. 36.

616.

Jean Dubuffet – « Notes pour les fins lettrés », in. Prospectus et tous écrits suivants, t. I, p. 58.

617.

Claude Evrard – Francis Ponge, p. 141.

618.

Lettre de Francis Ponge à Henri-Louis Mermod, le 26 nov. 1951, in. Œuvres complètes, t. I, p. 1020.

619.

Pour plus d’informations sur cette base de donnée : http://www.item.ens.fr/.

620.

Claire Bustarret et Serge Linkès – « Un Nouvel instrument de travail pour l’analyse des manuscrits : la base de donnée MUSE », in. Genesis, n° 21, p. 161.

621.

Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour… », in. Matière et mémoire….

622.

Jacinthe Martel – « Les Blancs du dossier », in. Revue des Sciences Humaines : Ponge à l’étude, p. 124.

623.

Jacinthe Martel, ibidem.

624.

Francis Ponge – « Braque-Japon », in. L’Atelier contemporain, in. Œuvres complètes, t. II, p. 594.

625.

Francis Ponge – La Fabrique du pré, Genève, Skira, 1971.

626.

Francis Ponge – Le Carnet du bois de pins, Lausanne, Mermod, 1947.

627.

Francis Ponge – Entretiens avec P. Sollers, p. 42.

628.

Francis Ponge – La Fabrique du pré, p. 17.

629.

Émile Littré – Dictionnaire de la langue française, Paris : Hachette, 1885.

630.

Pierre Lepape – Le Pays de la littérature : Des Serments de Strasbourg à l’enterrement de Sartre, p. 515.

631.

Émile Zola, cité par Alain Rey, in. Littré, l’humaniste et les mots, p. 305.

632.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 2.

633.

Francis Ponge, ibidem, p. 2.

634.

Georges Perros – Papiers collés, notes, p. 121.

635.

Francis Ponge, Matière et mémoire…, pp. 2 et 4.

636.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 2.

637.

Francis Ponge, Matière et mémoire…, p. 4.

638.

Francis Ponge, ibidem, pp. 2 et 4.

639.

Jacinthe Martel – « Les Blancs du dossier », op. cit., p. 124.

640.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 4.

641.

Francis Ponge, ibidem, p. 2.

642.

Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 5.

643.

Florian Rodari – « Remarques à plat », in. Lithographie 1797-1997, p. 32.

644.

Francis Ponge – Nouveau nouveau recueil, p. 150.

645.

Francis Ponge – Entretiens avec P. Sollers, p. 43.

646.

Francis Ponge – La Fabrique du pré, in. Œuvres complètes, t. II, pp. 429-430.

647.

Henry Maldiney – Le Vouloir dire de Francis Ponge, pp. 108-109.