L’écriture est en elle-même pensée en mouvement. L’acte d’écrire est la manifestation matérielle, sensible, de l’acte de penser, l’observation des manuscrits de Francis Ponge suffit à s’en convaincre. Il s’agit d’opposer, à une « poétique de l’immanence », une « poétique de la variation créatrice », comme l’indique Louis Hay dans son chapitre consacré à « La Critique du manuscrit »648. Il est pour cela nécessaire de confronter le texte définitif de l’album Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école avec ses témoins, qui marquent tous une étape dans le processus et le temps de la création. Gérard Genette, dans Palimpseste, démontre que « l’avant-texte » a véritablement valeur de commentaire du texte achevé, ouvrant parfois des pistes inattendues, renseignant sur les « intentions provisoires » de l’auteur :
‘L’avant-texte fonctionne aussi comme un paratexte, dont la valeur de commentaire, et donc de métatexte, par rapport au texte définitif, est aussi évidente qu’embarrassante, puisqu’il nous renseigne souvent très clairement sur des intentions ou des interprétations peut-être provisoires, et complètement abandonnées au moment de la rédaction définitive.649 ’Il est intéressant de noter que la poésie de Francis Ponge tend souvent vers les domaines scientifiques, ceci est manifeste notamment dans les avant-textes, les références étant ensuite atténuées pour mieux intégrer le mouvement poétique.
Francis Ponge considère le poète comme un savant, la science est intimement liée chez lui à la connaissance, et donc au processus d’écriture. Lorsqu’il est sollicité par un objet, ou qu’il en sélectionne un, il commence par consulter des ouvrages de vulgarisation scientifique. Cette curiosité de l’auteur de « Matière et mémoire » est perceptible à la simple lecture du texte. Le titre à connotation philosophique, comme hommage à Henri Bergson et qui fait de plus référence à l’« école » (l’école du philosophe, mais aussi l’école poétique et lithographique), les « mouvements browniens » découverts par Albert Einstein, les « réactions chimiques » sont intégrés au flux poétique, le relance et le réactive. Il consulte ces ouvrages de la même façon qu’il revient au dictionnaire – œuvre scientifique s’il en est –, comme une preuve concrète, tangible, de ses sensations et perceptions primitives. Francis Ponge confronte ses intuitions à la réalité scientifique, sans toutefois la laisser assujettir son expression poétique.
Mais cette histoire d’une science qui mêle la matière minérale au réactions chimiques, comme nous pourrions qualifier cet essai lithographique – essai au propre et au figuré, pour le peintre comme pour le poète –, s’inscrit au fil du texte dans une véritable cosmogonie. Les références scientifiques renvoient à la dimension mythique de l’homme, à ses créations premières, à son apprivoisement de la matière, thème cher à Francis Ponge, comme le souligne Lionel Cuillé :
‘On est donc passé de l’animalité à l’humanité de l’homme affranchi par la libération de sa main, une main capable elle-même de s’inventer des outils pour prolonger son pouvoir. C’est ainsi que Ponge affirme la maîtrise de l’homme sur l’ordre naturel…650 ’Pour Francis Ponge c’est l’alliance de l’homme et de l’outil qui instaure le dialogue créateur avec la matière. L’« instrument », le « matériau », sont intéressés à l’expression, ils participent au bonheur d’expression.
Jean Tardieu, dans Le Miroir ébloui, insiste sur le rôle actif de la mémoire, qui dépose « spontanément » dans l’esprit du critique d’art des « sédiments d’images », et lui permet d’élaborer un autre discours :
‘Pour faire ainsi passer les œuvres dans la communication et leur donner le prolongement qu’exige tout dialogue, sans pour cela dévaluer leur caractère secret et inentamable, il me fallait, selon l’exemple que je viens de citer, chercher un discours différent de celui qui nous sert à comprendre. Ni description, ni analyse, ni nomenclature, ni explication, ni classement (ou déclassement historique) […]Cette confrontation de la matière et de la mémoire fonctionne également comme une mise en abyme de la démarche créatrice, qui fonctionne, ainsi que l’explique Andrée Chédid dans un entretien, en deux étapes :
‘I. Feneglio : L’écriture est donc pour vous une matière vivante. Elle est autonome, elle est là, devant vous, malléable jusqu’au bout ?Le linguiste Roman Jakobson démontre que chaque mot du langage poétique est déformé par rapport à l’usage quotidien. Il existe, selon lui, deux modes d’arrangement dans le comportement verbal : la sélection et la combinaison653. Nous reconnaissons là les méthodes de Jean Dubuffet et de Francis Ponge, cette attention aux réactions de la matière qui précède le travail de synthèse de l’esprit : la matière, qui séduit l’artiste, est apprivoisée par l’artisan.
Car il s’agit de considérer ces notes, ce dossier, comme un instrument de travail certes, mais surtout comme le manuscrit d’un livre en voie de création, et dont la partie essentielle – la série de lithographies – est déjà achevée. Le texte s’élabore en fonction de ce qui a déjà été accompli par le peintre, il s’inscrit d’emblée dans la relation à l’autre (le livre, le peintre, la pierre) et à soi (les mots). La genèse du texte est donc interdépendante de celle de l’album et des lithographies. « Matière et Mémoire » peut être considéré comme la chronique et l’aboutissement d’une rencontre, comme un mémoire dédié à l’histoire d’une écriture sur un peintre. Il est important de confronter le texte « mis en orbite » à sa propre gestation : car le chemin de l’œuvre est aussi celui de la connaissance, et cela est manifeste chez un poète tel que Francis Ponge :
‘On voit que je cherche mes mots, et à travers mes mots mes idées […]. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : sans doute… Mais seulement ce qui ne se conçoit pas bien mérite d’être exprimé, le souhaite, et appelle sa conception en même temps que l’expression elle-même. La littérature, après tout, pourrait bien être faite pour cela… Être considérée à juste titre dès lors comme moyen de connaissance.654 ’Henri Scepi parle ainsi des « progrès concomitants de l’expression et de la connaissance655 » qui se découvrent notamment dans l’ouverture des dossiers du poète.
Les notes matérialisent les progrès de cette connaissance, de cette prise de conscience de l’objet (la pierre), de l’autre (le peintre) et de soi. Le poète, comme la pierre, est sollicité par le peintre, mais aussi par la matière minérale, construit sa réponse et la travaille, la malaxe même dans l’intimité du dossier. Jean-Marie Gleize, dans sa présentation de l’ouvrage collectif Ponge, résolument, souligne cette caractéristique de l’écriture de Francis Ponge, qu’il désigne comme le « principe d’inachèvement ou l’écriture comme procès de connaissance »656, et que révèle une étude complète du dossier avant-textuel. Ce principe d’inachèvement se retrouve également dans la série de lithographies, suite de tentatives, chacune marquant en parallèle de sa propre signification une étape de l’apprentissage de Jean Dubuffet, un progrès dans sa connaissance de la matière et de la technique. Francis Ponge insiste sur ce point dans Matière et mémoire, ou les lithographes à l’école, disant que la littérature doit être considérée comme « un moyen de connaissance » ; la « conception » mentale se forme et se concrétise dans la matérialité de l’« expression ».
La possibilité de pouvoir dater chaque seuil, chaque pallier, tant dans le travail artistique que littéraire, de constater l’évolution respective dans la relation à la matière (celle du texte pour le poète, celle de la maîtrise du procédé lithographique pour le peintre), permet non seulement de comprendre l’œuvre, mais aussi de l’envisager dans l’intégralité de ses perspectives. La consultation de divers extraits des correspondances vient combler, dans la mesure du possible, les lacunes chronologiques ou les imprécisions. Nous espérons ainsi, grâce au regroupement de l’ensemble des éléments ayant trait au processus de création des lithographies et du texte, livrer au lecteur un panorama complet de l’œuvre et de son histoire. Dans un article paru dans la revue Genesis, Claire Bustarret et Serge Linkès résument parfaitement les ambitions de la critique d’aujourd’hui, et dans lesquelles nous reconnaissons nos propres exigences :
‘La démarche génétique consiste bien dans ce cas à réunir et à confronter toutes les traces matérielles des processus de la création littéraire afin de les mettre en relation les unes avec les autres, en un faisceau de données structurées, susceptible d’orienter l’interprétation critique.657 ’Francis Ponge, dans La Fabrique du pré, entreprend d’expliquer sa « méthode créative » : il dévoile ainsi les coulisses de la création. Les notes de « Matière et Mémoire », de même, s’apparentent au journal de bord de son travail d’écriture. Elles constituent les différentes strates qui conduisent le texte vers sa version définitive – même si le poète conteste l’existence d’une version qui serait figée dans sa perfection – les multiples remaniements et retouches par lesquels il doit passer pour atteindre l’expression juste. Pour Jean-Luc Steinmetz, Francis Ponge est indéniablement de ceux qui accompagnent « leur activité d’un continu commentaire, doublant ainsi le lyrisme par l’introspection. »658
Immédiatement après la première liste vient une autre feuille de bloc-notes à carreaux, sur laquelle l’auteur a inscrit le plan suivant :
‘ - Troisième dimensionIci le poète tente d’organiser ses idées, de structurer ses impressions premières. Ces notes sont à proprement parler la matière à l’écriture, mais ont aussi vocation d’aide mémoire. Chacun des thèmes de cette liste sera repris dans la version définitive, de façon peu développée et selon un ordre différent : l’instrument de musique d’abord, avec les références au « conservatoire » et au « sous-sol de luthier » (p. 1), puis la remontée du dessin, sur laquelle le poète revient régulièrement, et, enfin, la notion de « troisième dimension » (p. 4) qui apparaît à la fin du texte. L’auteur procède ici selon son habitude, comme l’explique Jean-Marie Gleize, c’est « l’accomplissement d’un processus » qui l’intéresse le plus, processus qui redouble celui de l’écriture :
‘Il s’agit avant tout, tout autant que de la saisie descriptive d’un objet, de l’accomplissement d’un processus : celui du dépliement logique et narratif d’un texte en train de s’écrire, de se diriger vers son dénouement. Et dans certains cas, ce processus est redoublé, puisque c’est un “processus naturel”, en quelques unes de ses phases, qui est accompagné à son terme.660 ’Et effectivement, cette tendance de l’« écriture pongienne » se manifeste dès les notes suivantes, puisque l’accomplissement du processus narratif et descriptif du texte épouse celui de la lithographie. Le poète choisit d’emblée la prose et donne à son texte l’apparence d’un traité technique, soulignant le sens sans l’assujettir à une forme contraignante, il privilégie la communication à l’effet poétique.
La feuille de notes suivante s’inscrit sur le même support et présente un premier essai de rédaction :
‘Le dessinateur inscrit trace une ligne puis la ligne suivante est pour corriger la première, et la suivante pour corriger encore. Il a besoin de voir les précédentes pour tracer les suivantes. Et même il continue le dessin d’une seule ligne, il la poursuit selon le chemin qu’elle vient de parcourir pour arranger cela avec ce qu’elle a déjà fait. Cela n’est pas propre à la lithographie.661 ’Si le motif de la ligne est réutilisé dans le texte de Matière et mémoire, l’auteur semble ici se laisser guider par ses premières impressions, mais aussi par son expérience personnelle d’écriture ; le phénomène qu’il décrit peut en effet s’appliquer à son propre travail de rédaction. Nous voyons que Francis Ponge pose d’emblée la parenté entre lithographie et écriture poétique et livre au lecteur attentif une analyse de son processus de composition. Il serait ainsi possible de remplacer le « dessinateur » par le poète, qui inscrit une première ligne puis rectifie, corrige et poursuit cette trace initiale.
Sur la page suivante figure une autre petite feuille à carreaux de bloc-notes manuscrite : là aussi l’auteur cherche à organiser sa pensée, ce qui se manifeste notamment par les retours à la ligne, qui soulignent la structure du texte, mais aussi par l’ajout d’une numérotation, qui confère à ces notes un aspect didactique et thématique.
‘La pierre lithographique est une page – une espèce de page assez singulière – qui s’intéresse à ce qu’on lui raconte, à ce qu’on inscrit à sa surface – Elle l’absorbe, elle l’apprend. Et même si on l’efface superficiellement elle pourra le réciter. Mais cela est beaucoup plus compliqué encoreLe début de ces notes reprend le thème esquissé dans les précédentes : le motif de la page, qui vient s’ajouter à celui de la ligne, souligne encore la proximité entre travail lithographique et poétique. Cette proximité est l’objet d’une réécriture, et source de progression de l’écriture. La pierre semble avoir été d’emblée dans l’esprit du poète l’incarnation d’une « matière » et d’une « mémoire » conciliées, comme le suggérait déjà le choix des mots de la première liste dactylographiée.
S’ensuit une autre petite feuille à carreaux de bloc-notes manuscrite, qui reprend l’idée de la « singularité » de la pierre lithographique, le poète cherche à rectifier son expression et procède pour cela encore à une réécriture de cette première phrase, qu’il fait suivre d’un développement sur le « bloc-notes » :
‘La pierre lithographique est une pierre singulière.Le mot « inscrivez », remplacé par celui de « notez », illustre cette volonté d’établir une correspondance entre les modes d’expression du peintre et du poète. Jean Bellemin-Noël fait ainsi le lien entre ratures et refoulement, se proposant de mettre au point une « psychopathologie de la plume quotidienne ».
‘Le premier jet, puis les ratures, semblent appeler des concepts psychanalytiques, le discours de l’inconscient, la censure.664Le bloc-notes apparaît ici pour la première fois ; c’est justement sur des feuilles de bloc-notes que Francis Ponge inscrit ces ébauches du texte. Le support du peintre et celui du poète se confondent, puisque la pierre est elle-même comparée à un gros « bloc-notes impossible à feuilleter » (p. 1), il s’opère alors une égalité dans les moyens d’expression. Ce passage sera repris quasiment à l’identique dans le début de la version définitive du texte.
La feuille de notes suivante semble constituer la suite de la précédente : nous pouvons voir que tous les thèmes emblématiques dégagés par le poète dans le texte sont déjà présents, la pierre est envisagée comme page, visage, dépositaire et interlocuteur.
‘Cela est nécessaire. Elle Le gros bloc notes met une certaine insistance à recevoir (à écouter). Il y fait attention. Il s’y intéresse.La pierre est perçue comme profonde et renfermée, mais aussi comme sensible et charnelle, sa féminisation devient un motif récurrent dans le texte définitif de l’album. En effet le tactile, et par extension la notion de matière, est au premier plan : la lithographie peut être considérée comme l’expression d’une réaction « épidermique » de la pierre, l’expression en surface d’une réaction venue des profondeurs. Poncée, la pierre devient « vivante », « sensible », semblable à une « muqueuse » ; l’expression « à fleur de peau » associée au mot « grain » (p. 1) – qui peut s’appliquer à la pierre comme à l’épiderme – met en relief l’érotisation de la matière minérale.
La feuille suivante est identique aux précédentes, du point de vue du support utilisé. Des groupes de phrases se forment, signe que la pensée du poète progresse, tisse son propre réseau sémantique, enserrant la pierre objet dans ses filets. L’amorce du texte définitif est fixée d’emblée, avec les références à Lili, au « cimetière de petits chiens » et au British Museum :
‘Si l’on n’est pas prévenu, la pierre lithographique qu’on apporte vous étonne d’abord un peu. Comme Lily la première fois se plaignant gentiment qu’on veuille transformer la chambre en cimetière de petits chiens.C’est ici la première référence directe à l’artiste, avec l’allusion au stage de Jean Dubuffet à l’atelier Mourlot, qui n’apparaîtra pas dans le texte définitif. Le poète prend en effet le parti de ne pas nommer le peintre auquel il se réfère, ce qui confère au texte une dimension plus générale. Celui-ci se donne explicitement comme le résultat d’une expérience concrète, source d’émotions et de sensations. Pour Francis Ponge l’émergence de l’écriture s’effectue toujours à partir d’une rencontre :
‘Qu’est-ce qui me fait partir ? Qu’est-ce qui fait que je me mets à écrire ? C’est parce que j’ai éprouvé une sensation ou un ensemble de sensations, qui est une très violente émotion à la rencontre d’un ensemble, disons esthétique, qu’il s’agisse d’une personne, d’un objet, d’un paysage, d’une œuvre picturale.668 ’Dans le cas de l’album la rencontre est multiple : rencontre non seulement entre le poète et la pierre, à partir de la rencontre entre un peintre et cette pierre, mais également rencontre entre les deux créateurs, instigatrice d’une relation de communication et d’un dialogue esthétique entre leurs créations respectives. L’artiste et l’écrivain – « mais l’écrivain, mais l’artiste » qui devient, dans la dernière version, « Mais l’écrivain ou le dessinateur » (M.M., p. 1) – se ressemblent par leurs rapports à la pierre, mais aussi à l’album, à l’œuvre commune.
La dernière feuille est encore manuscrite ; nous trouvons une autre référence au stage de l’artiste, qui sera ensuite gommée du texte définitif, Francis Ponge gardant toutefois l’idée d’apprentissage, comme en témoigne notamment le choix du sous-titre « les lithographes à l’école » :
‘Tout esprit non prévenu à qui l’on apporte une pierre lithographique s’étonne d’abord. Comme Lily la première fois, se plaignant gentiment qu’on veuille transformer la chambre en cimetière de petits chiens. Mais non c’est pour Monsieur faire des dessins. Ah mais alors quel drôle de bloc notes. Qu’il est lourdLe texte se penche d’emblée sur la pierre plutôt que sur l’artiste, sur l’acte chimique d’impression plus que sur le sujet humain de son étude. Le poète donne ainsi à son texte une dimension universelle, composant un véritable art lithographique : selon Pablo Picasso « Matière et Mémoire » doit en effet être considéré comme le meilleur texte jamais écrit sur cette technique670. Jean-Michel Adam remarque très justement que l’utilisation de la forme de la fable par Francis Ponge incarne un compromis entre le général et l’universel :
‘Paradoxalement, la représentation est à la fois conforme et profondément renouvelée, le regard sur le monde transformé. Si Ponge insiste sur le fait que ses poèmes sont des sortes de « fables avec morales », c’est parce que chaque fable de La Fontaine réalise un équilibre entre l’épisode-singulier et le général-universel. La partie narrative de toute fable constitue un épisode singulier que la morale rattache, elle, à un universel.671 ’La démarche de création de Francis Ponge, sous l’apparence d’une célébration de l’œuvre picturale et lithographique de l’artiste, est en fait une réflexion sur l’acte de création même ; c’est ce que semble indiquer l’ajout des notes, dans lesquelles le poète cherche à appréhender et à retranscrire l’opération créatrice, au sein même de l’ouvrage. La pierre dans ses différents états devient, au fil du texte, métaphore de la création, de la connaissance et incarnation charnelle de la matière. Si celle-ci constitue notre moyen privilégié d’appréhender le monde, alors la leçon qui se dégage, sans doute, à la lecture de cet album est la nécessité d’utiliser l’esprit pour célébrer la matière. De même, l’imbrication entre le traité technique et l’épanchement poétique qui caractérise « Matière et Mémoire » se manifeste d’emblée dans le dossier génétique. Cela n’est certainement pas uniquement propre à ce texte, il s’agit même, d’une certaine façon, de la « marque de fabrique » de Francis Ponge ; Jean-Claude Pinson, dans son livre Habiter en poète remarque ainsi que « sa poésie “descriptive” brouille la frontière de l’énoncé lyrique et de l’énoncé communicationnel. »672 Les passages descriptifs ramènent à la matérialité du texte, ils incarnent le point d’équilibre entre subjectivité et objectivité : la description est ici à la fois jeu de regard et moyen de connaissance.
L’édition des Œuvres complètes de Francis Ponge propose des « Extraits des premières notes manuscrites à "Matière et Mémoire" » qui paraissent être la suite de celles que nous venons de présenter. En effet les différents paragraphes du dossier génétique sont rassemblés presque à l’identique, les deux seules modifications sont ici signalées entre crochets :
‘Le dessinateur trace une ligne puis la ligne suivante est pour corriger la première, et la suivante pour corriger encore. Il a besoin de voir les précédentes pour tracer les suivantes. Et même il continue le dessin d’une seule ligne, il la poursuit selon le chemin qu’elle vient de parcourir pour arranger cela avec ce qu’elle a déjà fait. Cela n’est pas propre à la lithographie.L’étude de ces notes montre que le recours systématique à une réécriture fonctionne selon deux axes : l’axe esthétique d’une part et l’axe rhétorique et didactique de l’autre. L’aspect communicationnel demeure très important pour le poète, comme l’illustre cette phrase de « Matière et Mémoire » : « on voit que je cherche mes mots, et à travers mes mots mes idées » (p. 5). Francis Ponge tente de percevoir l’essence, la profondeur sous la surface, il dégage l’essentiel et l’universel de la particularité. Ainsi, pour le poète, la genèse du texte passe avant tout par la réécriture, comme il l’affirme lui-même dans La Fabrique du pré :
‘La notationMais la perfection est un mythe, l’auteur en a pleinement conscience. Ainsi, il n’aime guère parler de texte définitif, puisque, selon lui, un texte n’est jamais fermé, il est toujours en marche, toujours à continuer.
Selon Luc Fraisse les manuscrits manifestent en surface la « part » intime, habituellement « dérobée » de la création littéraire, ils permettent une « confrontation » inédite avec la fabrique du texte :
‘Nous n’oublierons pas notamment que la circulation de manuscrits constitue un cas limite et extrême de la réception des œuvres : est-il un jour rendu consultable ou même exposé, que le manuscrit, renfermant en principe la part dérobée au public de la création littéraire, suscite une confrontation exceptionnelle, qui ne se réduit pas, on le verra, à un simple effet de curiosité.675 ’L’étude du dossier génétique n’est pas seulement nécessaire à l’établissement du texte, elle permet aussi de recueillir des renseignements et un enseignement sur la démarche et la méthode créative. Le manuscrit moderne, dans l’intimité qu’il instaure avec son auteur, est le « signe d’un rapport nouveau à l’écriture », affirme Louis Hay dans La Naissance du texte. Et pour illustrer son propos, il choisit justement de citer un extrait de « Matière et Mémoire » :
‘Voila donc une page qui vous manifeste immédiatement ce que vous lui confiez […] Pour prix de ce service, elle collabore à la facture, à la formulation de l’expression. Elle réagit sur l’expression, l’expression est modifiée par elle […] Peut-être est-ce justement le fait qu’elle réagit qui la rend capable de mémoire.676 ’Louis Hay compare ainsi le manuscrit à la pierre lithographique, l’écriture est une mémoire en mouvement, un moyen de connaissance et de communication. Pour Bernard Beugnot la pierre incarne dans les textes de Francis Ponge, en particulier dans Le Galet,« la figure génétique par excellence », « figure de la naissance du langage, de l’émergence de la forme dans le chaos premier »677. Comme la pierre le langage poétique en construction dans le dossier de notes possède un caractère immanent, puisque l’inscription demeure dans le possible :
‘Et voici donc une inscription dans le temps aussi bien que dans la matière. Et cette inscription, c’est d’une autre façon que la façon habituelle qu’elle répond au proverbe : scripta manent. Elle ne demeure pour ainsi dire que dans le possible. Dans l’immanent.678 ’Ensuite l’esprit censure ce que l’émotion exprime spontanément. Le travail de réécriture, de correction de l’expression, témoigne de l’action de l’esprit sur la matière brute du langage. François Mauriac, dans ses Mémoires intérieures, compare l’homme de lettres à un « vieux moulin broyeur de mots »679 ; la lithographie dédiée par Jean Dubuffet à Francis Ponge représente justement une femme moulant du café et semble incarner le poète « mâchonnant » sans cesse le langage. Ce dernier parvient dans « Matière et Mémoire » à proposer sa propre interprétation, sa propre variation poétique du thème lithographique : à partir de références techniques sur l’opération chimique d’impression il laisse libre cours à son expression personnelle.
Louis Hay – « La Critique du manuscrit », in. La Naissance du texte.
Gérard Genette – Palimpsestes, p. 447.
Lionel Cuillé – « Généalogie de la qualité différentielle : Ponge et le darwinisme », in. Ponge, résolument, pp. 241-242.
Jean Tardieu – « Les Portes de toile », in. Le Miroir ébloui, p. 31.
Andrée Chédid – « Écrire ce n’est pas non vivre c’est (+) vivre », Entretien avec Irène Fenoglio, in. Genesis, n° 21, p. 133.
Roman Jakobson – Essais de inguistique générale, p. 220.
Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 5.
Henri Scepi – « L’éclat, le voile : Ponge et la part d’ombre », in. Ponge, résolument, p. 93.
Jean-Marie Gleize – « Présentation : Ponge ? Un grenier à tracasseries pour les dents », in. Ponge, résolument, p. 12.
Claire Bustarret et Serge Linkès – « Un nouvel instrument de travail pour l’analyse des manuscrits : la base de donnée MUSE », in. Genesis, n° 21, p. 174.
Jean-Luc Steinmetz – La Poésie et ses raisons, p. 8.
Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour… », in. Matière et mémoire….
Jean-Marie Gleize – Francis Ponge, p. 108.
Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour... », in. Matière et mémoire…
Francis Ponge, ibidem.
Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour… », in Matière et mémoire…
Jean Bellemin-Noël – « Genèse du texte », in. Littérature, décembre 1983.
Jean Bellemin-Noël – Le Texte et l’avant-texte, p. 127.
Francis Ponge, ibidem.
Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour… », in. Matière et mémoire….
Francis Ponge – « Entretien avec Michel Spada », in. Le Magazine Littéraire, n° 260, déc. 1988.
Francis Ponge – « Notes, manuscrits, dactylographies et épreuves ayant servi pour..., in. Matière et mémoire…
Yves Peyré – Peinture et Poésie, p. 53. Cette anecdote est également relatée dans Picasso évidemment, de Francis Ponge et Gérard Farasse, p. 127.
Jean-Michel Adam – « Ponge rhétoriquement », in. Ponge, résolument, p. 36
Jean-Claude Pinson – Habiter en poète : essai sur la poésie contemporaine, p. 237.
Francis Ponge – « Extraits des premières notes manuscrites à "Matière et Mémoire" », in. Œuvres complètes, t. I, pp. 156-157.
Francis Ponge – La Fabrique du pré, p. 31.
Luc Fraisse, – « Ces sortes d’objets n’ayant qu’une valeur de fantaisie », in. Le Manuscrit littéraire, son statut, son histoire, du Moyen Age à nos jours, p. 11.
Louis Hay – La Naissance du texte, p. 11.
Bernard Beugnot, in. Œuvres complètes de Francis Ponge, t. I, p. 916.
Francis Ponge – Matière et mémoire…, p. 4.
François Mauriac – Œuvres autobiographiques, p. 447.