3.2. D’une discipline à une poétique.

Au vingtième siècle, l’émergence et l’évolution des mouvements littéraires coïncident très souvent avec les évènements politiques auxquels ils semblent réagir de façon plus ou moins directe. L’histoire en général, et la guerre en particulier, constituent le cadre de développement de l’art comme de la littérature contemporaine. Les conflits, à l’échelle mondiale, rythment le quotidien et s’impriment dans la mémoire de plusieurs générations. La guerre semble incarner l’irrémédiable et unique condition humaine : la notion en est omniprésente, elle permet le découpage historique, avec les expressions « avant-guerre », « entre-deux-guerres », « après-guerre ». À cette angoisse quotidienne s’ajoutent de nouvelles interrogations sur la conscience humaine soulevées notamment par les découvertes de Sigmund Freud.

Les paradoxes humains, révélés par l’époque et la psychanalyse, inspirent les peintres comme les poètes, leurs ouvrent des voies nouvelles concernant leur « compagnonnage ».

‘Poètes et peintres se sont trouvés ensemble dans l’atelier contemporain. Ils ont senti (sinon compris) leur fraternité. Ils travaillent ensemble à changer le monde.680

Cette collaboration entre le texte et l’image doit être considérée comme un moyen de connaissance, comme la seule façon d’exprimer « la vérité sur la peinture ». C’est ce qu’affirme Jean Dubuffet, dans une lettre à Jean Paulhan datée du mois de décembre 1944, alors qu’il vient de terminer les lithographies et que Francis Ponge est chargé d’accompagner par son texte l’œuvre graphique :

‘S’il s’agissait de dire la vérité sur la peinture, alors, on ne peut faire cela seul : il faut être au moins deux, parler ensemble, et dire chacun le contraire de l’autre. Seul moyen de donner une idée de la vérité. Principe de relief dans le stéréoscope : superposition de deux images différentes.681

Ce « principe de relief » dont parle le peintre, qui impose à chacun de dire « le contraire de l’autre » permet de véritablement comprendre l’étrange « dialogue » qui s’instaure au sein de l’album entre le texte et l’image, un « ici en deux » où chacun, par l’autonomie de son interprétation, participe à l’émergence de l’œuvre collective.

Matière et mémoire, ou les lithographe à l’école peut être définie comme une œuvre à quatre mains : une mélodie commune se dégage de l’ensemble, mais l’on perçoit la différence d’instrument et de timbre qui fonde l’autonomie du peintre et du poète. L’album fonctionne sur un principe d’échange, de variation et de dialogue. L’image et le texte s’inscrivent dans un rapport de duo et de duel à la fois, qui symbolise le processus créatif décrit par Francis Ponge, « lorsque l’artiste lutte ou joue » (M.M., p. 3) avec la matière minérale.

Jean Dubuffet tire son pouvoir d’enchantement du quotidien même, des objets, des matières. Le commentaire demandé à Francis Ponge se fait donc méditation sur la pratique lithographique. Le poète, qui rêve d’une inscription poétique à même la pierre, se reconnaît dans cette technique.

‘A tort ou à raison, et je ne sais pourquoi, j’ai toujours considéré, depuis mon enfance, que les seuls textes valables étaient ceux qui pourraient être inscrits dans la pierre.682

Dans « Matière et Mémoire » il cherche ainsi à dégager les « qualités de cette pierre » et les caractéristiques, « les lois » de cet art, qui devient, lui aussi, « moyen de connaissance » (p. 5), « inscription dans le temps aussi bien que dans la matière. » (p. 4).

Notes
680.

Francis Ponge – « Entretien avec Carla Marzi », in. L’Herne, p. 520.

681.

Lettre de Jean Dubuffet à Jean Paulhan, in. Dubuffet – Paulhan, Correspondance, p. 156.

682.

Francis Ponge – « Pour un Malherbe », in. Œuvres complètes, t. II, p. 160.