Annexes

Annexe 1. L’Album.

Matière et Mémoire

L’esprit non prévenu, à qui l’on porte une pierre lithographique, s’étonne d’abord. Ainsi Lili, la première fois, se plaignant gentiment qu’on transforme la chambre en cimetière de petits chiens. Et il est vrai que l’atelier d’un imprimeur-lithographe, celui de MM. Mourlot Frères, rue de Chabrol par exemple (c’est le meilleur exemple), ressemble, beaucoup plus encore qu’à une dépendance du British Museum, section des architectures anciennes, à un dépôt, ou à une bibliothèque, de pierres tombales de petites dimensions. Là plusieurs ouvriers et artistes s’affairent, se hâtent lentement. Pas de marteau pourtant ni de ciseau à froid. Une musique plus discrète – comme une musique de chevet. Meules douces, archets tendres, grands moulinets, petits éventails ; et longs regards, légers mouillages, pressions calculées : ces pierres-là sont traitées par la douceur. Un conservatoire plutôt, ou un sous-sol de luthier.

Mais l’écrivain ou le dessinateur : «  Quel lourd bloc-notes ! » Il est un peu déçu, qui attendait une pierre : voici une page. Tellement d’équerre. Tellement lisse. Pourtant, qu’il y regarde (ou tâte) de plus près. Sous la page il ne tardera pas à retrouver la pierre. Pierre singulière, il est vrai. Elle a été poncée avec le plus grand soin. Doucement écorchée. On lui a mis le grain – le plus fin – à fleur de peau. On l’a sensibilisée. Rendue pareille à une muqueuse. De la façon la plus humaine, en frottant. Et peut-être faudrait-il encore reconnaître là quelque chose du luth.

Interrogé sur la provenance de ces pierres, M. Mourlot déclare les avoir chez lui depuis très longtemps (son père déjà…). Quand il a envie de rafraîchir sa collection, il en fait venir d’Europe centrale : sur les bords du Danube, près de Pappenheim, la carrière de Solenhofen… Ainsi, une pierre allemande. Philosophe, qui a le goût des arts. Dure et molle à la fois. Compacte, lourde, un peu servile. Bien : il faudra en tenir compte.

Ce ne sont pas pierres à sculpter, ni même à graver. Elles ne sont pas proposées à l’artiste pour qu’il modifie leurs formes. Il ne doit pas les retourner, les regarder par-derrière. Ni non plus les lacérer. Ce ne sont pas des pierres pour la lumière, le soleil. Elles ne ressemblent pas du tout aux pierres des Alyscamps.

Non. Elles doivent être traitées chacune comme une page. Mais ici, attention ! Il s’agit d’une page fort particulière. Chacune, je l’ai dit, ressemble à un gros bloc-notes, un bloc-notes impossible à feuilleter. Duquel on ne dispose jamais que de la première feuille. Blanche à peu de chose près. Parfois à peine grise ou mastic. Et toutes les autres feuilles lui sont intimement soudées, adhérentes. Faites pour supporter la première, pour l’assumer, venir à son appui. Mais non par des affirmations différentes. C’est toujours la même chose. Toujours la même chose qui sera imprimée jusqu’à une certaine profondeur, au-dessous de laquelle plus rien ne sera imprimé du tout. Il faut une certaine épaisseur où soient affirmées les mêmes raisons, et, par-dessous, une certaine épaisseur où rien ne soit affirmé du tout. Cela est nécessaire… Ce gros album met donc une certaine insistance à recevoir ce qu’on lui impose. Il le reçoit par plusieurs pages. Il s’en convainc profondément. Tout cela, d’ailleurs, sans manifestation aucune, assez secrètement, dans l’ombre, d’un air assez renfermé. Il s’opère là comme une thésaurisation subreptice.

Si donc l’artiste doit traiter cet instrument comme une page, ce sera comme la première page (ultra-sensible) d’une pierre. Et il peut être bon qu’il ait réfléchi d’abord là-dessus (ou là-dessous)…

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Quand on inscrit sur la pierre lithographique, c’est comme si l’on inscrivait sur une mémoire. C’est comme si ce que l’on parle en face d’un visage, non seulement s’inscrivait dans la pensée de l’interlocuteur, dans la profondeur de sa tête, mais apparaissait en même temps en propres termes à la surface, sur l’épiderme, sur la peau du visage. Voilà donc une page qui vous manifeste immédiatement ce que vous lui confiez, si elle est également capable de le répéter par la suite un grand nombre de fois. Pour prix de ce service, ou en compensation, elle collabore à la facture, à la formulation de l’expression. Elle réagit sur l’expression ; l’expression est modifiée par elle. Et il faut tenir compte de cette réaction. Car ce qu’elle répétera, c’est cette expression modifiée. Mais par bonheur, c’est déjà cette expression modifiée qu’elle vous manifeste dès le premier moment…

Mais j’y songe… Peut-être est-ce justement le fait qu’elle réagit qui la rend capable de mémoire ?

Certes, je sais bien que ce qui aurait été inscrit sur elle sans précaution, sans égards pour sa susceptibilité, elle pourrait aussi le reproduire. Mais elle l’aurait aussi modifié. Même si cette réaction n’a pas été consciente à l’artiste, pas consentie ou ménagée par lui. Et dès lors, ne vaut-il pas mieux savoir cela, et en tenir compte ? Ne faut-il pas dès l’abord lui faire sa part ? Lorsqu’une personne, vous le savez par expérience (et d’ailleurs vous avez la chance de le lire immédiatement sur son visage), réagit à vos formulations, n’allez-vous pas en tenir compte, vous adressant à elle ? Et donc, ne lui parlerez-vous pas un peu comme elle a envie qu’on lui parle ? Ne lui direz-vous pas, sinon ce qu’elle a envie qu’on lui dise, du moins ne prononcerez-vous pas ce que vous voulez dire de telle façon qu’elle l’accepte, qu’elle l’accueille comme il faut ?

Et si l’on me fait remarquer qu’en l’occurrence on ne s’adresse pas à la pierre, ou qu’on s’adresse à elle plutôt comme témoin que comme interlocuteur, ou plutôt encore comme intermédiaire et dépositaire, et qu’il ne s’agit pas du tout de la persuader, je répondrai sans plus attendre qu’il serait bon, peut-être, pourtant, de la persuader. De l’intéresser, en tout cas. De l’intéresser à l’expression. Oui ! D’une façon générale, il ne peut qu’être bon d’intéresser l’instrument à l’ouvrage, le matériau à l’exécution. Car enfin si on la dédaigne, si on la traite en simple album…

Et bien ! non : elle n’est pas un simple album, et elle vous le fera bien voir. Tandis que si, au contraire, l’on s’occupe d’elle, si l’on tient compte de son caractère avide, intéressé, quelle joie de sa part ! Quelles réponses ! Comme elle vous récompense ! Comme elle vous paye – avec intérêts – non de la confiance mais de la défiance (en somme) que vous lui avez témoignée !

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Venons-en donc à ces réactions de la pierre, et d’abord dans ce moment à proprement parler poétique (avant toute préparation sinon l’antérieur ponçage) : lorsque l’artiste lutte ou joue avec elle, pour enfin lui imposer son sceau.

Si elle n’oblige à rien le crayon, qu’à une démarche plus ou moins sautillante, à un cross ou un steeple varié selon les obstacles de son grain – elle laisse l’encre grasse (et dans l’humidité davantage – et l’humidité pure elle-même encore davantage) s’étaler à sa surface, elle la disperse, elle l’attire (un peu) vers ses bords. Comme si, peut-être, de chaque trait elle tenait à s’imprégner entièrement, à ne faire qu’un avec lui, comme si elle voulait transformer chaque ligne en surface (et d’abord en chenille), mais en même temps ne pouvait y parvenir, ou ne pouvait y parvenir qu’à peine, permettant ainsi que d’autres traits soient tracés à côté du premier. Et des suivants comme du premier elle désire bien faire le même abus, jamais elle ne semble fatiguée ou découragée par son échec précédent – mais finalement elle est bien battue, zébrée, sabrée en tous sens, complètement empaquetée, nassée, emmaillotée… Sa seule victoire est en profondeur. Ineffaçable, monsieur ! Ineffaçable jusqu’à une certaine profondeur en moi, monsieur, votre victoire. Et je la répéterai comptez-y (peut-être plus souvent qu’il ne vous aurai plu).

Mais qu’un artiste à la fois non trop prétentieux à son égard, et non aveugle à ses désirs, un artiste soucieux d’elle, amoureux d’elle se présente, et réserve à ses réactions la place convenable, elle paraît alors heureuse d’avoir eu sa part, de s’être exprimée elle aussi, et ce bonheur sera communiqué aux planches, à l’œuvre elle-même.

Pour cela, il aura fallu réserver une certaine place aux taches, il aura fallu la laisser traiter certains traits, certaines taches jusqu’au bout (ou pas tout à fait jusqu’au bout), sans leur opposer trop d’autres traits. Quitte à utiliser par la suite ces taches ou bavures, dussent-elles vous amener à changer le caractère de l’ensemble, pourquoi pas ? Ce qui importe, c’est le bonheur d’expression, et l’on ne peut trouver le bonheur tout seul, où votre instrument (votre épouse) ne le trouve pas. Du moins n’y a-t-il guère d’enfant probable sans cette condition. Il aura fallu lui permettre d’étaler jusqu’au bout – chaque trace, chaque tache – jusqu’à la fin de son désir, jusqu’à la fin du mouvement qu’il provoque, jusqu’à l’immobilité. Ou du moins, d’avoir donné de ce désir une indication suffisante.

Mais il faut pour être juste constater encore ceci : il arrive que l’artiste, même le plus amoureux de la pierre, ait besoin de la brutaliser quelque peu pour lui faire avouer ses désirs, lui faire rendre son maximum. Il est parfois agacé par le manque de réactions, ou par leur lenteur, ou leur côté exagérément discret, refoulé, limité dans l’étendue, la vigueur ou l’intensité. Alors, coups de tampons, coups de chiffons, coups de bouchons, nouveaux traits à l’encre, griffures au tesson de bouteille, rayures au papier de verre, grinçants grattages à la lame de rasoir ou à la lime à bois, empreintes digitales, pinceaux d’eau arrachant sur noirs imparfaitement secs, application de feuilles de journal, etc., etc. (Avec ses instruments l’artiste aussi joue. Il préfère les outils un peu indépendants, un peu capricieux, ceux dont on ne peut prévoir exactement la course.)

C’est qu’il faut bien noter en effet que la réaction de la pierre aux différents produits dont on l’excède est discrète, et presque faudrait-il un microscope, parfois, ou une grosse loupe pour l’observer. À l’œil nu, mine de rien. Que le trait d’encre à sa surface crée des rubans de savon de chaux, personne à l’œil nu qui puisse s’en douter. Et lorsque la « préparation » acidulée, puisque nous y venons, lui est appliquée, ce n’est qu’un grouillement microscopique : rien des bouillons de la craie sous le vinaigre. Il ne se produit que d’imperceptibles mouvements browniens : comme une « information » sinon hésitante – non elle n’est pas hésitante, très résolue et tragiquement précipitée au contraire – du moins presque muette, comme désirant se produire sans attirer l’attention. Exactement comme une personne maniaque accomplit ses rites subrepticement, pour elle seule (des gestes pour soi seul : curieux, cette extériorisation sans fin extérieure…). Et pourtant, bien entendu, elle a tellement le besoin de ces rites, ils lui sont à tel point nécessaires, qu’elle les accomplirait aussi bien à la vue de tous, sous les sunlights, sous la caméra mise au point pour les gros plans…

Et peut-être, après tout, ne s’agit-il là que d’une question d’échelle, d’optique, de proportions.

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La question semble controversée, ou du moins pendant un certain temps a-t-elle pu l’être, à savoir si l’application acidulée fait baisser le niveau de la pierre, crée un relief. Et bien entendu il est probable qu’elle en crée un, mais infinitésimal. Je n’aime pas beaucoup négliger quoi que ce soit : pourtant il semble bien qu’ici, étant donné d’ailleurs l’épaisseur du papier qui est ensuite opposé, qui est donné à épouser à la pierre, un relief, même non infinitésimal, même relativement important, serait aboli dans ces épousailles. Enfin, à cette question, il doit être répondu, et il a été répondu, en effet, par la négative.

Non. L’intérêt, le mystère, la gravité viennent justement du fait qu’il n’y a pas gravure, pas de relief, que tout se passe dans le statique : puis-je dire sans destruction moléculaire ? Il s’agit d’une transformation immobile. Comme un visage tout à coup s’empreint de pâleur. Comme le tournesol tourne brusquement au bleu… Cela semble venir de plus loin (dans l’intérieur), être l’effet superficiel d’une émotion ou décision profonde ; comme un phénomène vasculaire ; comme d’un cœur dans la pierre, de quelque muscle caché.

Une telle émotion devient surtout sensible au moment de l’opération appelée « enlevage », qui est un nettoyage à l’essence de térébenthine. Car cette pierre, traitée à la fois comme page et comme visage, comme dépositaire et comme interlocuteur, c’est-à-dire par laquelle votre authentique trace doit être à la fois manifestée et enfouie, un moment arrive, en effet, où l’on va (mon Dieu ! Le premier ouvrier venu) l’effacer délibérément en surface, la priver du trop de visibilité, lui enlever l’immédiateté du dépôt. Et elle ne s’en défend pas, elle ne demande pas mieux sans doute, sachant bien qu’elle a bu, englouti aussitôt ce qu’elle voulait conserver.

Mais c’est au cours et à la suite de cette opération, c’est dans l’état où elle se trouve alors, pâle, retenue, le dessin devenu à peu près invisible, que la figure de la pierre apparaît la plus émouvante.

Il s’agit bien ici d’une profondeur de mémoire, d’une profonde répétition intérieure du thème qui fut inscrit à la surface, et non d’aucune autre profondeur. C’est la mémoire, l’esprit (et la confiance qu’ils impliquent en l’identité personnelle) qui font ici la troisième dimension. Et voici donc une inscription dans le temps aussi bien que dans la matière. Et cette inscription, c’est d’une autre façon que la façon habituelle qu’elle répond au proverbe : scripta manent. Elle ne demeure pour ainsi dire que dans le possible. Dans l’immanent.

On voit que je cherche mes mots, et à travers mes mots mes idées, ou plutôt les qualités de cette pierre et la caractéristique (et les lois) de cet art. Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement : sans doute… Mais seulement ce qui ne se conçoit pas bien mérite d’être exprimé, le souhaite, et appelle sa conception en même temps que l’expression elle-même. La littérature, après tout, pourrait bien être faite pour cela… Être considérée à juste titre dès lors comme moyen de connaissance.

*

C’est dans l’amour encore, c’est dans un baiser, dans une série de baisers que la pierre est amenée à délivrer sa mémoire. Il lui faut une sollicitation de tout près, un accolement parfait (sous la presse). Il faut que le papier l’épouse parfaitement, s’allonge sur elle, y demeure – dans un silence sacramentel – un certain temps. Et la pierre alors non seulement laisse copier sa surface, mais véritablement elle se rend au papier, veut lui donner ce qui est inscrit au fond d’elle-même. Peut-être cette délivrance profonde est-elle facilitée par la création d’un vide (celui dont la nature a horreur), peut-être est-ce par une action de capillarité (mais n’est-ce pas la même chose), toujours est-il que vers le papier, sous la presse, le dessin remonte de l’intérieur de la pierre. Et je n’en veux pour preuve que ceci. Quand une pierre a ce qu’on appelle un passé (comme une femme a eu plusieurs amants), si bien poncée qu’elle ait pu être, il arrive qu’elle rappelle dans l’amour le nom d’un ces amants anciens, il arrive que sur l’épreuve d’une affiche (par exemple) l’imprimeur étonné voie apparaître, comme un souvenir involontairement affleuré, le trait d’un très ancien Daumier dont la pierre, à une certaine profondeur, et d’une façon tout à fait insoupçonnable, avait gardé l’empreinte. De cette pierre, plus rien à faire. Cette pierre est bonne à tuer. À tuer avec ses souvenirs. Qu’on essaye de les effacer en elle, de les lui extirper, on l’exténuera plutôt, si bien qu’à la prochaine opération de presse elle ne pourra résister – et se brisera.

Mais quelle est la condition sans laquelle le papier n’obtiendrait rien du tout, et tout ne resterait que possible ? Il faut qu’avant le baiser le corps entier de la patiente ait été recouvert d’une autre sorte d’encre que celle qui a servi à l’historier. Comme d’une sorte de rouge à lèvres. Qu’il ait été entièrement maquillé. Mais encore le maquillage n’a-t-il pris que selon l’histoire précédemment racontée, selon les termes mêmes de la séduction. Et encore seulement selon la façon dont la pierre l’aura comprise et amodiée selon son petit entendement particulier.

Dans ce baiser, la pierre ne donne rien du fond d’elle-même : elle se borne à rendre ce qui lui a été imposé comme elle a pu le modifier dans le même genre. Pour le reste, semble-t-elle dire, je suis bien trop polie, j’ai été bien trop aplanie, vous n’aurez de moi que du blanc, rien de mon gré(s), rien de ma nature muette. Il est à venir, celui qui me fera parler.

Mais c’est ici qu’intervient, que peut intervenir le merveilleux artiste, celui qui a ménagé le plus de tentations possibles à la pierre, qui l’a engagée ainsi à se pâmer quelque peu… Et quoi de plus émouvant que ces égarements, ces faveurs, - ces oublis obtenus d’une pierre ? C’est ce que plusieurs amateurs préféreront dans la planche tirée, c’est ce dont ils seront reconnaissants à l’artiste merveilleux.

Paris, février 1945