Annexe 3.

NOTES SUR LES LITHOGRAPHIES

PAR REPORT D’ASSEMBLAGES

ET SUR LA SUITE DES PHENOMENES de Jean Dubuffet

J’aimerais que les notes qui suivent soient explicites pour un profane et non pas seulement pour les praticiens ; il est pour cela nécessaire que j’expose d’abord le principe de la lithographie.

Elle se fait sur une pierre calcaire plate (la pierre lithographique) dont la propriété est qu’elle conserve indéfiniment sans altération et dans tous les détails les plus subtils, pourvu qu’elle soit traitée comme il faut, toute empreinte grasse qu’elle a une fois reçue. Tout ce qu’on aura donc dessiné ou peint sur cette pierre avec une substance grasse pourra ensuite faire l’objet de tirages à autant d’exemplaires qu’on le veut. Il n’y aura pour cela qu’à passer sur la pierre un rouleau imprégné d’encre d’imprimerie (qui est grasse) après l’avoir entièrement mouillée d’un coup d’éponge. Seules prendront l’encre les parties qui avaient été à l’origine marquées de graisse ; l’image apparaîtra donc et il suffit pour la recueillir d’appliquer une feuille de papier et passer la presse.

Bien entendu, si c’est d’encre d’imprimerie noire que vous enduisez le rouleau vous imprimerez l’image en noir, mais vous pouvez aussi, selon votre désir, encrer votre rouleau avec toute autre couleur. Il y a des encres d’imprimeries de toutes les couleurs. Ce qui a été peint sur une pierre avec de la graisse n’a évidemment pas de couleur propre et vous pouvez en frapper l’image ensuite en tout coloris souhaité en changeant seulement l’encre dont vous chargez le rouleau. On peut mélangez les encres entre elles et obtenir dès lors toutes les nuances possibles.

Il faut bien souligner qu’est sans importance la couleur dont était teinté le liquide gras utilisé par le peintre à l’origine sur la pierre (il est en général noirâtre pour la commodité) et que l’image pourra être ensuite tirée en tout coloris qu’on voudra selon la couleur dont on l’encrera. Si ce coloris ne plaît pas on nettoie le rouleau, on fait un autre mélange d’encres et on recommence sur une autre feuille de papier. Je demande bien pardon d’insister lourdement ; j’ai observé que des personnes non averties saisissent avec quelque peine qu’une image portée sur une pierre peut-être ensuite tirée en n’importe quel coloris et qu’on peut changer celui-ci autant de fois qu’il faut.

Pour une planche en plusieurs couleurs il faudra évidemment plusieurs pierres, porteuses d’images différentes et repérées, qui seront tirées successivement, chaque impression par-dessus l’autre, sur une même feuille de papier, la première par exemple en rouge, la seconde en jaune, la troisième en bleu et ainsi de suite. Qu’on observe bien que l’opérateur peut à l’infini modifier chacune de ces couleurs à son gré, tirer en brun au lieu de rouge la première image, puis en noir la seconde qu’il avait la première fois tirée en jaune et donc obtenir un nombre illimité de combinaisons. On peut, je l’ai dit, mélanger entre elles les encres et par conséquent essayer l’effet de l’image en toutes sortes de bruns, toutes sortes de rouges plus ou moins clairs ou foncés. On peut après cela, selon qu’on charge plus ou moins le rouleau d’encre, obtenir l’impression plus ou moins appuyée ou légère ; on peut, en mélangeant à l’encre du blanc ou du vernis, la pâlir tant qu’on veut ou la rendre transparente.

Voyons maintenant ce qu’on ne peut pas faire. On ne peut pas, bien sûr, tirer d’une seule fois une image en plusieurs couleurs. Quelle que soit la couleur choisie la planche tout entière apparaîtra dans la couleur de l’encre dont on a chargé le rouleau. Si celle-ci a été par exemple éclaircie et rendue pâle et transparente, tout l’ensemble de l’image sera donc pâle et transparent et il n’est pas possible d’obtenir au tirage qu’une partie de la planche soit tirée de cette manière cependant qu’une autre partie serait plus appuyée et plus lourdement encrée. Qui veut obtenir un effet de cette sorte devra nécessairement opérer sur deux pierres différentes, repérées et organisées pour qu’elles soient tirées l’une après l’autre sur la même feuille de papier : il peindra sur la première – et cela toujours avec le liquide gras noirâtre qu’on utilise pour peindre sur la pierre lithographique quelle que soit la couleur envisagée pour le tirage – la partie de l’image qui doit être imprimée avec de l’encre pâle ou une pression légère ; et sur la seconde celle qui doit être tirée en un ton plus foncé ou bien avec plus d’encre sur le rouleau. Autant de pierres différentes à travailler, donc (et autant de passages à la presse ensuite) qu’on veut de couleurs ou qu’on veut, dans une même couleur, d’intensités différentes.

L’intérêt d’une pareille technique est que, au contraire des improvisations du peintre qui mêle capricieusement ses couleurs sur la toile sans en tenir, bien sûr, registre, et de façon si complexe qu’il ne peut ensuite discerner à quels facteurs est dû un effet heureux, ni par conséquent reproduire celui-ci, elle rend possible une analyse de tout effet obtenu en même temps que son contrôle et une étude méthodique des variantes auxquelles il peut donner lieu. Une planche lithographique en couleur est en effet démontable. Comme elle résulte de la superposition de plusieurs images, chacune frappée dans une couleur différente, vous pouvez avoir sous les yeux les épreuves séparées de chacune d’elles et voir ainsi clairement quels mécanismes en produisent les différents effets ; vous pouvez de même étudier très commodément les différentes transformations que subit l’effet qui vous intéresse quand varie chacun des passages constitutifs, soit qu’on en change tant soit peu la coloration soit qu’on en modifie l’encrage ou la pression.

On ne peut multiplier trop pour une même estampe le nombre des passages, pour des raisons d’abord de temps et de fatigue (lors du tirage la mise au point du coloris et de l’encrage oblige pour chacun d’eux à sacrifier quelques épreuves porteuses des couleurs auxquelles il vient se superposer, de sorte que le tirage des premières couleurs d’une planche doit être fait à un nombre d’exemplaires excédant notablement le tirage visé de l’estampe) mais aussi bien parce que c’est contraire à l’esprit de la lithographie. Celle-ci ne se prêtant que fort difficilement à l’emploi de tons nombreux il sera plus légitime d’épouser les voies propres qu’elle propose et d’orienter le travail de manière à obtenir des effets savoureux par les moyens sommaires qui sont les siens et donc en restreignant autant qu’on le pourra le nombre des passages.

J’appelle l’attention sur ce qu’on peut tirer sur des feuilles séparées, si on en a l’envie, chacune des planches constitutives d’une estampe en couleur en tout autre coloris que celui prévu au programme et notamment en noir.

Deux mentions importantes demeurent à faire pour en finir avec cet exposé technique. C’est d’abord que le zinc présente les mêmes propriétés que la pierre lithographique et qu’on peut l’employer indifféremment. Les plaques de zinc étant plus maniables que les très lourdes et encombrantes pierres, je les ai utilisées le plus souvent. C’est ensuite qu’on peut, au lieu de faire de dessin directement sur la plaque de zinc ou la pierre, le faire aussi bien avec l’encre grasse sur un papier préparé spécialement et dont on fait ensuite le report. On peut de même reporter une image d’une pierre sur une autre. Pour ce faire on tire une épreuve à la presse sur la papier à report (cette sorte d’opération se fait sur un papier à report spécial dénommé hydrochine) et on presse à nouveau cette épreuve sur une autre pierre où s’en fait le décalque. On peut donc, bien sûr, à la faveur d’un cache, ou bien en découpant avec des ciseaux le papier à report qui véhicule l’image pour son transfert d’une pierre à l’autre, reporter tel fragment qu’on désire de l’image initiale.

Qui entreprend de faire une lithographie en plusieurs couleurs opère d’habitude suivant un programme. Le plus souvent il part d’une maquette à la gouache, dont il fait plusieurs calques, lesquels sont reportés sur des pierres différentes – autant qu’il y aura de couleurs – et sur chacune de celle-ci il peint avec soin (avec son liquide gras teinté de noirâtre) les parties qui devront être imprimées dans la couleur à laquelle elle est dévolue. Au cours des essais, et à moins qu’ils ne soient de caractères aventureux et ne se laisse entraîner par l’apparition d’effets imprévus (les superpositions apportent souvent des effets différents de ceux qu’on escomptait), il rectifie à chaque passage la couleur essayée, corrige aussi le cas échéant son travail (on peut au besoin intervenir sur une pierre, effacer et transformer, quoique ce ne soit pas très aisé) en vue de se rapprocher de sa maquette. Une telle besogne, laissant peu de part à l’improvisation et à l’exploitation des surprises, est quelque peu fastidieuse ; elle aboutit le plus souvent à une version contrainte et affaiblie de la gouache qu’on a voulu reproduire.

Il est remarquable en effet que les encres de couleur qu’utilise l’imprimerie ne se comportent pas du tout comme le font les couleurs de la gouache ou de la peinture à l’huile. Les effets produits sont tout autres. Il n’est guère possible d’obtenir en imprimant avec ses encres les effets d’une gouache ou d’une peinture. Par contre il y a des effets propres aux impressions d’encres de couleurs et à leurs superpositions. Tous ceux qui ont affaire aux imprimeries ont observés que les macules, qui sont des feuilles de décharges sur lesquelles se trouvent superposées au hasard et naturellement sans aucun repérage et en n’importe quel sens des planches de couleurs différentes, sont en général beaucoup plus savoureuses et intéressantes que les lithographies méthodiquement combinées. Ce sont ces macules à mon sens qui révèlent le langage propre de la lithographie ; c’est de ces superpositions faites au hasard et non préméditées qu’il faut, plutôt que de maquettes à la gouache, tirer parti en tâchant de les reproduire, ou du moins d’en emprunter les mécanismes afin d’obtenir des effets de même sorte. On improvisera donc et se constituera chasseur d’images obtenues par surprise, en partant de planches qu’on aura pris soin de constituer dans une forme telle que leur dessin ne commande pas trop, se prête à ce qu’elles soient superposées les unes aux autres dans divers programmes de couleurs interchangeables, voire en les retournant à l’occasion sens dessus dessous comme je l’ai fait souvent et quitte à ce qu’à la fin on doive intervenir pour donner à ce qu’on obtient une direction (qui s’est le plus souvent proposée d’elle-même) soit en retouchant certaines de planches qui interviennent dans les superpositions, soit en en faisant une ou deux nouvelles qu’on superposera pour finir à toutes les autres.

Les quelques petites lithographies en couleurs faites en 1949 pour illustrer le texte en jargon intitulé Anvouaiaje répondaient à la façon de procéder exposée ci-dessus. N’ayant à cette époque pas de presse et ne sachant bien moi-même imprimer (le traitement des pierre et la manipulation de la presse impliquent toute une chimie et toute une pratique nécessitant un apprentissage assez long que j’ai fait par la suite) j’étais tributaire d’un praticien qui, déconcerté par mes techniques hasardeuses d’improvisation sans aucun projet préalable bien arrêté, s’irritait de recevoir l’ordre d’essayer, en troisième couleur (et donc par-dessus une série d’épreuves sur lesquelles avaient été imprimées à plusieurs exemplaires au cours de séances antérieures deux planches de couleurs différentes superposées) telle planche que je lui désignais, d’abord par exemple, sur une épreuve, en rouge, puis, sur une autre, en bleu et, après cela, d’essayer successivement, sur d’autres épreuves de la série, non plus la même planche mais toute une série d’autres jusqu’à ce qu’apparaisse quelque chose qui me plaise ou m’inspire.

Beaucoup de ces expériences n’apportaient bien sûr rien qui vaille (sinon des mines narquoises sur le visage de mon exécutant), mais j’attrapais parfois quelque chose qui me semblait valoir la peine. Et je ressentais alors l’impression que je cueillais là un fruit spontané et non forcé, que je n’avais pas contraint la lithographie à parler une langue qui ne fût pas la sienne mais qu’au contraire je découvrais son vrai et propre langage. J’éprouvais en même temps que, pour apprendre bien ce langage et venir à moi-même le parler avec aisance, il faudrait renouveler sans désemparer et pendant très longtemps ces séances d’essais pour lesquelles je n’obtenais de cet atelier d’imprimerie que des rendez-vous trop espacés et pour des espaces de temps trop courts.

Je repris ces tableaux en 1953 et fis à cette époque une nouvelle série de planches pour lesquelles je compliquai un peu l’affaire. C’était dans le moment que j’avais entrepris mes « assemblages d’empreintes » à l’encre de Chine. Je découpais pour cela aux ciseaux des morceaux dans des feuilles de papier sur lesquelles j’avais fait des maculations d’encre (celle-ci en recourant à des moyens divers et notamment à des estampages sur des plaques enduites d’encre) et j’assemblais ensuite ces morceaux découpés en les fixant avec de la colle. Il m’apparut que je pouvais le faire de même avec le liquide gras dont se servent les lithographes au lieu d’encre de Chine, et en procédant sur des feuilles de ce papier à report dont j’ai parlé plus haut et dont on peut ensuite très facilement transporter l’image sur une pierre. Il devenait ainsi possible de reporter tout d’un coup sur la pierre ma composition faite de morceaux découpés collés les uns sur les autres et d’en tirer ensuite tant que je voudrais d’épreuves, lesquelles ne seraient plus, comme mes travaux à l’encre de Chine, porteuses de pièces rapportées et collées mais d’une seule venue.

S’y ajoutait que ce liquide gras des lithographes, employé sur le papier lithographique à report (lequel est enduit d’une colle très lisse et très épouseuse) est beaucoup plus propre à recueillir amoureusement des empreintes que n’est l’encre de Chine sur le sec papier à dessin. Mes empreintes étaient de ce fait d’une texture et d’une expression différentes de celles que j’obtenais avec l’encre de Chine et elles me conduisaient par là à des compositions d’un autre style et d’une autre humeur, sinon même à d’autres sujets et thèmes.

Les spécialistes reporteurs de deux différentes imprimeries (Mourlot et Desjobert) auxquels j’apportai, pour qu’ils en fassent report sur pierre, ces insolites gâteaux de morceaux de papier à report collés les uns sur les autres se prêtèrent de bonne grâce à l’opération qui réussit fort bien. Cependant les planches ainsi obtenues constituaient, tirées en noir, une fin par elles-mêmes et n’impliquaient pas qu’on les tire en couleurs et qu’on les superpose les unes aux autres. Je le tentai cependant pour quelques-unes, mais, occupé par d’autres travaux, ne m’y entêtai pas longtemps. Là encore d’ailleurs je me heurtai aux séances trop courtes avec suite remise à huitaine, qui ne permettaient pas que je développe systématiquement mes expériences comme j’aurais voulu le faire.

Je ne les repris qu’après plusieurs années, dans les dernières semaines de 1957, décidé à ce moment à les conduire plus assidûment et plus méthodiquement. J’avais alors, en développement de mes « assemblages d’empreintes » à l’encre de Chine, fait au long de plus de deux années bon nombre de mes « tableaux d’assemblages » qui procédaient, sur toile et avec des couleurs à l’huile, d’une technique similaire puisqu’ils étaient faits de morceaux découpés dans des peintures préalables et assemblés à l’aide d’une colle.

S’agissant de lithographies, j’avais en vue de procéder comme suit. En premier lieu constituer des planches en couleurs (faites de couleurs peu nombreuses), lesquelles j’entendais obtenir par les moyens d’improvisations indiqués ci-dessus (à partir de pierres porteuses seulement de compositions sans sujet précis, évoquant des textures capricieusement historiées, dont j’essayerais ensuite les superpositions en divers coloris) et tirer de chacune de ces lithographies en couleurs un certain nombre d’épreuves. Puis découper dans ces épreuves des morceaux (ceux qui me plaisaient puisque ma technique donnant si bonne part au hasard produisait des planches dont il arrivait qu’un endroit fût heureux et le reste sans intérêt), assembler ces morceaux à ma guise avec un peu de colle. Ensuite et donc en seconde opération – ah ! mais là j’ai besoin d’une concentration d’attention du lecteur – il s’agissait de faire sur de nouvelles pierres les reports des morceaux que j’avais découpés, en procédant par des repérages pour qu’ils tombent à l’endroit voulu et reproduisent mes morceaux très exactement (j’ai dit plus haut qu’on peut, en se servant de caches ou en découpant avec soin aux ciseaux le morceau de la feuille de papier à report qui véhicule l’image d’une pierre sur une autre, transcrire sur une pierre vierge un fragment d’une composition dont est porteuse une autre pierre). Mais – et c’est où le lecteur en sa tête surchauffée subit la torture – il s’agit de reporter un morceau qui est en couleurs, c’est-à-dire mettant en cause plusieurs planches différentes qui se superposent. Pour obtenir la transcription de ce morceau ce n’est donc pas un seul report qu’il y aura à faire mais plusieurs (autant que de planches il a fallu passer les unes sur les autres pour obtenir l’épreuve dans laquelle a été découpé le morceau). Et c’est pourquoi j’ai dit qu’il était important que les planches en couleurs destinées aux découpages comportent de préférence peu de couleurs. En effet ma maquette est faite de plusieurs morceaux, découpés dans des planches différentes, et pour la reproduction de chacun d’eux il faudra faire aussi autant de reports qu’il comporte de couleurs constitutives comme on l’a fait pour le premier morceau. Ainsi – et bien que ce ne soit pas irréalisable de faire un très grand nombre de passages successifs à la presse – sera-t-il raisonnable de se limiter, et s’obliger à former des maquettes de peu de morceaux, et ceux-ci prélevés dans de planches comportant peu de couleurs. Et si possible les mêmes couleurs. En effet si un certain rouge intervient à plusieurs des planches dans lesquelles les morceaux ont été découpés on pourra reporter successivement sur une seule et même pierre tous les fragments des différentes planches préalables qui devront s’imprimer en rouge dans la planche finale. Par là se trouve réduit, non pas le nombre des reports, mais celui des pierres sur lesquelles ils sont faits, et donc celui des passages qui seront nécessaires pour imprimer la planche. Il ne faut pas perdre de vue que les reports d’une pierre sur une autre, même faits avec grand soin, peuvent entraîner une légère altération de l’image ainsi décalquée, et que d’autre part, au moment venu du tirage, les coloris des mélanges d’encres employés pour chacun des passages risquent de n’être pas parfaitement identiques à ceux utilisés pour l’impression de la planche initiale, les risques d’erreurs (qui tendent à modifier l’effet du résultat final) se multipliant, évidemment, quand augmente le nombre des superpositions.

Si par surcroît on utilise, pour y découper les morceaux, des épreuves qui sont de la même famille, c’est-à-dire par exemple pour lesquels les deux premiers passages sont identiques (faits des mêmes planches imprimées dans les mêmes deux couleurs) et dont seule diffère de l’une à l’autre le troisième passage, on réduit d’autant plus la tâche.

Tous les reports doivent être repérés avec soin pour tomber les uns sur les autres à l’impression fidèlement de la même manière que sur les morceaux dont est faite la maquette et, bien sûr, exactement au même endroit. Tout ce travail de reports pour reproduire mes assemblages se révéla à l’exécution plus facile et plus rapide qu’il n’avait paru d’abord aux praticiens, lesquels au début s’effaraient un peu de l’entreprise.

Deux estampes de cette sorte furent réalisées en janvier 1958. L’une d’elles, intitulée le Guerrier, fit l’objet d’un tirage à la machine pour la revue XX e Siècle . La seconde, intitulée Plaignante, m’apparut insuffisamment fidèle à la maquette et ne fut tirée de ce fait qu’à quelques épreuves à mon seul usage. Il me faut expliquer pourquoi ces deux première « lithographies par reports d’assemblages » ne furent suivies d’autres estampes similaires que trois ou quatre ans plus tard, et comment les opérations préparatoires visant à l’origine à les élaborer se trouvèrent longuement retardées, se trouvèrent aussi d’autre part quelque peu détournées du but dans lequel elles avaient été entreprises, et donnèrent lieu aux deux nombreuses suites, l’une de planches en noir (plus de deux cents), l’autre de planches en couleurs (une centaine), publiées en vingt-deux albums sous le titre des « Phénomènes ».

Mon programme était, je le rappelle, d’étudier avec méthode les variations d’effet qui peuvent être obtenues à partir de quelques planches – trois ou quatre, ou cinq – imprimées les unes sur les autres en couleurs différentes, et ensuite (au second degré) d’étudier les partis qu’on peut tirer de l’association en diverses manières de morceaux prélevés dans différentes estampes résultant de ces expériences. Deux entreprises successives, par conséquent, dont la première impliquait que j’inscrive d’abord sur pierres (ou sur plaques de zinc) une ample série d’images d’allures diverses qui constituerait mon matériel de fondation, mon clavier de base, et parmi lesquelles je pourrais faire élection, lors de mes essais, de trois ou quatre, ou cinq, d’entre elles – selon qu’elles me paraîtraient se prêter mieux aux couleurs essayées ou aux effets visés – pour les frapper les unes sur les autres en couleurs différentes. Il fallait que ces planches de base ne figurent rien de précis mais revêtent seulement, comme je l’ai dit, l’aspect de textures indéterminées historiées de menus taches ou accidents afin qu’elles soient interchangeables et que n’importe laquelle d’entre elles puisse être utilisée par-dessus n’importe quelle autre. J’entendais même les faire servir indifféremment – et je ne m’en suis pas privé en effet – dans leur bon sens ou renversées.