Annexe 6.

À partir de Dubuffet,

de Joë Bousquet (1948).

Toute image construite est un chaos d’images méconnues.

Je veux que la rencontre des couleurs ruine une image reçue au lieu de s’y ruiner.

Le rôle des instruments d’expression est de faire vibrer le plus haut possible les faits qu’on leur confie.

Si j’exploite cette tendance au lieu de la contrarier, je me livre à un spiritualisme qui mène à ma vie au lieu de s’en emplir.

Un abîme sépare le signe de la représentation dont il est un ingrédient. Il n’est que la référence extérieure de l’expression dont je suis la plénitude.

La couleur choisie est une réalité minérale et ne peut apparaître en deux endroits à la fois. Rien de ce qui nous apparaît ne peut être tenu pour tout à fait existant.

Toute couleur est la réalité déterrée et n’apparaît comme la vibration d’une forme qu’on n’y voit pas.

Découverte par l’art d’un principe plus haut que lui et le dominant et l’utilisant jusqu’à briser ses canons. J’ai dit « par l’art » ce qui élimine toute subordination à l’option politique ou autre. Le principe moral dont nous nous réclamons pose la liberté dans toute la force de l’exigence révolutionnaire.

Le corps est le firmament de tout le réel imaginaire.

Que les formes, les couleurs nous apparaissent telles qu’elles sont, issues d’une contradiction entre la lumière blanche et la lumière noire.

… L’esprit qui pénètre la réalité et y révèle des rapports, traverse et déchire inévitablement les mythes que l’esprit soulevait pour se la dissimuler.

Ciel, enfer, flammes, noms que prend la réalité quand le mensonge s’en est paré, mais réalité qu’il faut atteindre en renversant en nous l’idole intérieure qu’est le sentiment de justice.

Ce sentiment de justice est le sentiment de l’équilibre, mais intériorisé, corollaire des phénomènes de gravitation, magnifié, bon à nous boucler, comme le plomb qui ferme une porte, dans une curiosité définie par l’étroite vie sociale, à ne nous allouer de perception et de savoir qu’au prorata d’un civisme moyen, à nous modeler intérieurement sur les exigences de l’instinct de conservation, de reproduction. Si nous levons cet interdit, une masse de réalité se précipite à pleines eaux dans notre imagination libérée.

L’erreur ne nous éloigne pas du réel, elle se sert de lui, pour nous leurrer, elle l’irréalise. Ainsi trompe-t-elle à la fois ceux qui croient et ceux qui la mettent en doute. Elle volatilise nos regards en volatilisant ce qu’ils découvraient.

Que l’intériorisation de l’équilibre matériel (sentiment de la justice) accapare la vision de l’enfer et voilà le regard enterré au seuil de la découverte, le sentiment d’une vie limitée enterre le regard au seuil de ce qu’il allait nous restituer et le force à n’y accéder qu’à l’état de spectre.

Le surréalisme implique une surcritique de l’art. Il est né de l’intuition que l’art est un produit social, un aspect sournois de l’éthique des sociétés. Il est, dans la subjectivité de l’homme, l’image renversée de l’édifice moral. Il tend, comme la philosophie d’ailleurs, à cacher à l’homme la vérité majeure, à savoir : que l’homme est, mais par un acte de foi que la pensée aveugle entièrement.

Notre cœur naît avant nous, fait notre pensée à jamais tributaire du sentiment que nous sommes, et, toute notre vie nous engage dans la folle espérance que résument ces mots : Expulser le temps de l’acte de naître. Que de moyens pour empêcher la vie de demeurer l’aînée de la pensée !

L’art grandit dans les souterrains d’une espèce qui veut durer en dépit de son génie qui est création d’individu. 

Profanatrice… Tu seras représentée avec les traits que la personne oppose à la vision des couleurs…

Comment ose-t-on parler de peinture quand on ne s’est jamais demandé ce que c’était que la couleur ?

La couleur est dans le regard, dont on ne peut pas l’abstraire. Elle résiste à l’opération de la pensée qui excepte de toute figure la réalité mystérieuse et concrète du corps vivant qui l’a conçue. Et c’est un fait si grand, si entièrement oublié jusqu’à présent, qu’il ne se précise pas sans dénoncer jusqu’à des profondeurs incalculables la manie somnambulique de l’homme. C’est de toutes nos habitudes d’esprit que nous fera revenir la réponse à cette question : Qu’est-ce qu’une couleur ?

Vous regardez un œuf, une poignée de confettis verts, une pierre ; vous n’avez qu’à vous avouer que l’œuf est blanc, vert le papier du confetti, grise la pierre, vous avez situé ces couleurs dans la lumière, les servant de ce qu’elles étaient de plus immédiat pour vous. Vous les avez rendues reconstituables.

Or la couleur ne se restitue qu’en effigie. Elle pousse dans le regard comme une fleur. Elle est le seul élément visible qui ne doive pas tout à la lumière et qui ne sorte de l’homme qu’imprégné d’éléments organiques et animaux. Un peintre produit des verts, des rouges, comme une prairie produit du trèfle et des coquelicots.

Je vois à la couleur un autre privilège, elle ignore la forme, elle ne naît pas de limites, elle rencontre sa forme.

Il y aurait deux formes : celle de l’ombre, celle de l’objet. La forme est le miroir d’une forme. Deux formes qui se séparent comme des ailes.

La main de Jean Dubuffet est la rainette du noir.

Il arrive que les actes d’un artiste rivalisent avec des faits capables de changer la vie. Satisfont le besoin que nous avons d’une action plus implacable que les nôtres, d’une action sans retour et que le temps épouse au lieu de l’emporter.

Agir, c’est passer ; mais nous sentons cette fatalité comme un scandale toujours pressés par le pressentiment d’un acte hors-cours.

Jean Dubuffet donne la vie à la pierre, il a voulu fouiller l’automatisme jusqu’à cette révélation.

Les écrivains ont pétri le langage et introduit son merveilleux pouvoir de division dans les manies de l’esprit.

Si Dubuffet fait apparaître ce privilège de division dans la pierre, toutes les activités créatrices lui seront redevables d’un peu de force et de lumière.

L’être est création et cette création se poursuit dans un perpétuel échange ontologique. 

  L’acte de Dubuffet fait apparaître dans la matière les pouvoirs discriminateurs de l’esprit. De même, le poète fait remise au langage de ses propres facultés d’invention, non sans lui emprunter sa capacité réceptive et en accommoder de ses pensées la page blanche.

Interrogé par l’homme, le grain de la pierre lui répond par une interrogation.

L’artiste a rassemblé les conditions qui vont réduire son acte à la satisfaction d’un besoin élémentaire. Il amorce une métamorphose souterraine, participe à son exhumation.

Il découvre en lui comme un écho, les premiers tressaillements d’une réalité qu’il n’avait connue qu’en image, dont il n’avait été lui-même que l’espoir. Il trouve en tremblant, le germe de sa propre réalité au cœur de ce qui échappait à son être. C’est la chance d’exister à un plus haut degré et d’apprendre ainsi que l’on n’existait que par prétérition. Partageons notre subjectivité avec la chose que nous modifions et notre être ne laisse plus rien hors de lui, il se surréalise. Nous n’étions que l’instrument de notre être, notre instrument vient de nous l’apprendre. Ces paroles trouveraient leur place dans une Érotique.