Introduction

Le développement durable est une notion qui est devenue en moins de dix ans, incontournable : les médias, les partis politiques, la publicité, les entreprises que ce soit dans leur communication interne ou externe utilisent ce terme. Son omniprésence dans le champ social ainsi que la fulgurance de son appropriation posent cependant question : de quel(s) développement(s) durable(s) parle-t-on ? En effet, le développement durable détient peut-être un record qui est celui de l’étendue de son utilisation par les acteurs économiques, civils et politiques. Des entreprises, des collectifs ou des associations aux intérêts habituellement divergents utilisent pourtant cette même notion de développement durable.

La fulgurance de cette appropriation tient sûrement à la gravité des crises écologiques et sociales auxquelles sont confrontés non seulement les pays du Sud, mais aussi les pays du Nord. La remise en cause d’un modèle de développement dit capitaliste et de libre échange, et d’un modèle de société qui repose sur la consommation et la croissance, amène à trouver en urgence un modèle alternatif. Ce modèle, pour s’opposer au premier devenu obsolète parce qu’il essouffle les humains comme il asphyxie la planète, s’appelle le développement durable.

Plusieurs sondages montrent que le développement durable, s’il est connu du champ social, n’est pas pour autant « su ». En effet, un sondage IPSOS en 2005 montre que 11% des Français disent avoir une idée très précise de ce qu’est le développement durable, et 42%, une idée précise. Ils sont tout de même 31% et 25% a en avoir une idée peu précise ou imprécise, ce qui représente plus de la moitié de l’échantillon interrogé. Bozonnet & Jakubec (2001) ne parlent pourtant pas moins de « verdissement » de l’opinion publique. Dans cette même lignée, un sondage mené par l’institut d’opinion IFOP en partenariat avec la CCI Entreprendre en France, montre que plus de 50% des entreprises fondées en 2009 intégraient la notion de développement durable dans leur projet. Ainsi, le monde économique comme le champ social semblent s’emparer pareillement de cette notion.

Revenons à notre question qui est de savoir de quel(s) développement(s) durable(s) il s’agit. En effet, le développement durable se définit au croisement de trois sphères qui sont l’environnement, le social et l’économique. Prenons deux autres sondages que nous confrontons l’un à l’autre, sachant que ces instituts de sondage sont eux-mêmes pris dans les représentations sociales produites par le champ social, un premier effectué par IPSOS en 2005 montre que pour 35% des sondés c’est la dimension sociale qui est prioritaire, puis l’environnement pour 32% d’entre eux et 29% pour le volet économique. Ils sont seulement 8% à dire que la priorité est de concilier ces trois volets. Ce sondage montre donc que les sondés non seulement ne définissent pas le développement durable comme il le devrait (au centre des trois volets), sans pour autant accorder plus d’importance à l’un ou l’autre des trois volets dont il est question. Le volet social est cependant celui qui recueille le plus d’opinions favorables. Dans la suite du sondage, pour mesurer ce qu’il conviendrait de faire pour rendre un développement durable possible, l’institut de sondage ne propose que des actions en lien avec l’environnement (recyclage des déchets, économie d’énergie etc.), ne permettant donc pas aux sondés de s’exprimer sur des mesures à caractère social. Ce sondage est construit selon un questionnaire à choix multiples.

En 2008, ce même institut de sondage procède à ce même exercice en n’adoptant pas le questionnaire à choix multiples mais les réponses spontanées. Cette fois-ci, les réponses sont tout autres : 75% des sondés relient le développement durable à l’environnement.

Nous avons choisi ces deux enquêtes d’opinion pour introduire notre sujet dans la mesure où ils ancrent le traitement que nous ferons du développement durable dans notre problématique. Le développement durable, s’il semble connu de l’opinion, est peu clairement appréhendé. De plus, si l’enjeu social est prioritaire quand il est porté à la connaissance des sondés, ce n’est pas le cas quand on leur demande spontanément leur avis. Ainsi deux phénomènes caractérisent l’appropriation par le champ social du développement durable : son utilisation récurrente n’égale pas la connaissance qui est produite sur lui, et un déséquilibre s’instaure entre les volets social et environnement en fonction de celle-ci. Il convient alors de poser une question cruciale qui est celle de la connaissance naïve et de la connaissance experte (Kouabenan, 1999).

Ainsi le singulier qui caractérise l’utilisation du terme de développement durable est un leurre : le champ social s’approprie des développements durables. Pour cette raison, et parce que nous sommes psychologue sociale, il convient d’étudier le développement durable non pas en soi, mais comme un phénomène. L’outil le plus pertinent s’impose alors à nous, il s’agit des représentations sociales. En effet, les représentations sociales permettent d’envisager ces objets sociaux, comme l’est le développement durable, quasiment devenus des sujets de la vie social, en mouvement : quelle appropriation est produite par le champ social, et par les différents groupes qui le composent ?

Cette approche dynamique permet d’aborder l’objet in vivo mais aussi comme un motif d’interaction entre les groupes : comme nous le disions, le développement durable en étant utilisé par des groupes aux intérêts divergents, peut devenir la clef de stratégies d’apaisement de conflits.

Cette recherche ayant pris pied dans un contexte institutionnel bien précis, une collectivité territoriale française, ou plus précisément, une communauté de communes, nous avons étudié comment le développement durable, imprégnant absolument toutes les politiques publiques, pouvait justement servir cette stratégie d’apaisement entre des groupes divergents et concurrentiels.

Le développement durable porte en lui-même cette volonté de pacifier les rapports de pouvoir en amenant par exemple la notion de gouvernance. Cette gouvernance s’appuie sur les deux relations asymétriques notables qui scindent le champ social et politique : les rapports sociaux de sexe et les rapports Nord/Sud.

Or, si l’on en croit les études effectuées en psychologie sociale sur les dits changements de codes de référence, nous savons que ceux-ci ne peuvent être effectués que par les dominants et non les dominés (Spini & Doise, 1998, Clémence et al., 2001, Doise et al., 1999, Doise, 2009, Staerklé et al., In press). Pour le développement durable c’est effectivement le cas : non seulement il existe à l’initiative des pays du Nord, mais aussi quand ces derniers ont été confrontés aux premières crises causées par le jusqu’auboutisme de leur propre système d’exploitation des Hommes et de la nature. Propulsé dans cette dialectique dominant/dominé, le développement durable n’apparaît alors plus comme une notion neutre et elle-même dénuée d’intérêts, mais comme la construction d’un nouveau code de référence qui a vocation pas tant à changer les rapports de force et à résorber les inégalités sociales et environnementales qui sont à l’origine des crises, que comme un paradigme qui vise à prolonger cette domination.

Or, comme nous l’avons vu, la notion de développement durable, si elle est connue, reste malgré tout floue pour la plupart des individus. Par ailleurs, si le volet social qui se place dans la perspective de la rectification des inégalités sociales est apprécié, il ne l’est que dans la mesure où ils sont informés de son existence, sinon c’est le volet environnement qui prime. D’ailleurs, c’est bien dans cette finalité que le développement durable est quotidiennement utilisé comme argument publicitaire ou d’amélioration d’image des entreprises. Une utilisation dominante s’impose alors qui est environnementale. Pouvons-nous dire pour autant que cette utilisation dominante est aussi l’utilisation faite par les dominants de ce paradigme ? Ces groupes dominants se passent bien d’une réforme des rapports sociaux qui jouent en leur faveur. Nous tenterons de répondre à cette autre question.

Ajoutons à cela que cette visibilité de l’environnement et de la nature est sans commune mesure dans l’Histoire contemporaine des sociétés occidentales. Cette utilisation, par les dominants, du développement durable comme un impératif environnemental, si elle ne rééquilibre pas les rapports sociaux de force, a comme conséquence de mettre la société au diapason de la nature. Nous pourrions donc assister à une naturalisation de la société, qui, pour protéger la nature, s’adapterait complètement à elle. Cette nature, objectivée et non plus pensée comme une construction sociale (Moscovici, 1968, 1972), pourrait aussi naturaliser les rapports sociaux, et parmi eux ceux qui y échappent encore le moins, les rapports sociaux de sexe.

Ainsi, il y a tout intérêt à étudier l’appropriation non seulement par le champ social, mais aussi par cette dialectique entre les hommes et les femmes, du développement durable pour voir ce qu’il en est de cette naturalisation. Or, la collectivité territoriale qui accueille cette recherche se prête particulièrement à l’étude des rapports sociaux de sexe. Compte tenu de son histoire, les hommes et les femmes qui y travaillent, occupent des postes bien distincts : technique pour les hommes et administratifs pour les femmes. Or la filière technique a fait toute la force de cette collectivité sur la plan de l’urbanisme notamment. La filière technique est donc masculine mais aussi noble, tandis que la filière administrative est féminine et cantonnée à de la pure gestion. Or l’arrivée du développement durable dans le champ de compétence de cette collectivité a déstabilisé cette dichotomie en impulsant un service prospectif au sein du corps administratif, devenant ainsi l’équivalent de la démarche de projet du corps technique et surtout urbanistique.

En plus de ces enjeux institutionnels, nous avons cherché à voir si l’adoption du développement durable par l’institution, mais proprement par les agents y travaillant, avait influencé l’exercice de leur fonction, au croisement de leur identité professionnelle et sexuée. En effet, la redéfinition des attributions prospectives et opérationnelles aux différents corps de métier, voire la répartition des dots financières par service et des procédures d’évaluation des projets engendrés par le développement durable, amènent une reconfiguration des rôles de chacun et de chacune. Le fait que des femmes de filière administrative se trouvent en position de négociation avec des services techniques en raison de leur tâche d’impulsion dans les services du développement durable, étant une configuration inédite dans cette collectivité.

Il s’agissait donc de voir comment dans ce jeu de transaction entre dominants et dominés, le développement durable pouvait servir ou non la renégociation de ces rapports de pouvoir.

Pour ce faire nous avons procédé en une recherche en plusieurs temps. Un premier qui nous a permis de retracer l’histoire du développement durable et sa construction ainsi que de déterminer de quels compromis il est le résultat, ce en lien avec les études sexe et genre qui actualisent ces rapports entre dominants et dominés. Nous verrons comment le lien entre les enjeux environnementaux et sociaux, mais plus spécifiquement des rapports entre les hommes et les femmes, a déjà été exploré par les écoféministes qui appellent à une vigilance à propos de la naturalisation des rapports sociaux de sexe. Nous explorerons ensuite comment ces enjeux de pouvoir sont abordés par les agents de la collectivité territoriale étudiée, et ce en lien avec leurs représentations sociales du développement durable, entre naturalisation des rapports sociaux de sexe et construction sociale de la nature.

Nous exposerons ensuite notre méthodologie de recherche ainsi que la construction de notre recueil de données apparentées à l’étude des représentations sociales. Les résultats seront ensuite détaillés puis discutés. Nos premiers objets de recherche sont les représentations sociales du développement durable qui sont produites par l’institution et les différents groupes professionnels et sexués qui la composent, mais nous essayerons ensuite de faire le lien entre ces représentations produites et l’approche des rapports sociaux de sexe développée par les participant.e.s.