b . La cristallisation du concept

Brundtland, 1983

Ce n’est qu’en 1983 que la notion de développement durable, telle qu’elle est utilisée à l’heure actuelle, va émerger. La Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (CMED), là encore sous l’égide de l’ONU, lance un groupe de travail sur ces questions. Elle est présidée par Mme Gro Harlem Brundtland qui est alors première ministre norvégienne ; elle est assistée d’un vice-président, M. Mansour Khalid, qui est un ancien ministre du gouvernement soudanais. Par ailleurs, le groupe de travail est composé de personnalités venant pour la plupart de pays du Sud, qui siègent en leur nom propre, et ne remplissent pas de fonction de représentation. Ce groupe de travail va se réunir pendant trois ans. Différents thèmes sont identifiés comme étant problématiques, ils seront repris comme en-tête de chapitre dans le rapport final : l’énergie, l’industrie, la sécurité alimentaire, les établissements humains, les relations économiques internationales, les mécanismes d’aide à la décision et la coopération internationale. Le rapport final intitulé Notre avenir à tous 6 est publié en 1987.

Le rapport Brundtland essaye de réconcilier le développement économique et l’équilibre écologique. Ne remettant pas en question la croissance économique, il sera très largement critiqué par un bon nombre d’associations écologistes. En effet, pour elles, le rapport Brundtland ne condamne pas la cause du mal, la croissance, montrant ainsi qu’aucun enseignement n’a été tiré du rapport Meadows. Cependant, le rapport Brundtland n’ignore pas le rôle essentiel que la course à la croissance exponentielle a joué dans le bilan écologique en soulignant que les terriens actuels vivent au-dessus de leurs moyens. Il s’agit donc de trouver une notion partageable par tou.te.s et ce sera le développement durable, sustainable development en anglais7. La définition qui en donnée est la suivante :

‘« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de "besoins", et particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ».’

Cette définition du développement durable est encore la définition de référence à l’heure actuelle. Il semblerait qu’elle ait réellement marqué les esprits. Et pour cause, cette définition permet de substituer à la confrontation développement économique/environnement un principe de solidarité entre contemporains et générations présentes et à venir. Cela dit, la définition n’est pas forcément reprise dans son ensemble, et cela n’est, là encore, pas sans conséquences. N’est retenue que la première partie de la définition, mettant en relief la solidarité entre générations, oubliant par là la solidarité entre contemporain.e.s.

Nous pouvons remarquer que le compromis a été trouvé en outrepassant le dualisme environnement/développement, et en s’appuyant plutôt sur un triptyque devenu depuis célèbre. Il est composé de l’environnement (respect de la nature), de l’économie (création de richesses économiques) et du sociétal (l’humain). Ce triptyque instaure un rapport déséquilibré entre ce qui est du ressort de l’activité humaine et de la nature. En effet, le dualisme antérieur donnait le même poids à ce qui était de l’ordre de l’activité humaine et de la nature. Le triptyque déséquilibre ce rapport 1/1 en n’accordant plus qu’un tiers de la balance à la nature, les deux autres tiers étant de l’ordre de la sphère humaine. Ce déséquilibre avait été vivement dénoncé par les associations écologistes, qui craignaient que les préoccupations environnementales ne passent en second plan. Or, ironie du sort, le développement durable est d’abord et avant tout perçu à l’heure actuelle comme un quasi synonyme d’écologie… De plus, le fait de dédoubler la sphère humaine en sociétal d’un côté, et en développement économique de l’autre, suppose que l’une puisse se faire au détriment de l’autre, et même que l’activité humaine proprement dite, l’économie, puisse largement se faire au-delà de la volonté des Hommes qui pourtant en sont les initiateurs. L’économie, au même titre que l’écologie, apparaît alors comme une science dont l’objet est extérieur à l’Homme. Cela accentue très largement la fétichisation de l’économie qui était déjà dénoncée par Marx (Marx & Engels, 1848), dénonciation reprise ensuite par l’économie écologique (Vivien, 1994) mais aussi la fétichisation de la nature dénoncée par Moscovici (Moscovici, 1972).

On peut donc voir ce triptyque en mettant la ligne d’opposition non pas entre la sphère sociétale et la sphère économique versus la sphère naturelle, mais entre la sphère économique versus les sphères environnementale et sociétale. En effet, face à cette fétichisation de la sphère économique, la société, comme l’environnement, ne sont plus traités que comme des ressources bonnes à être exploitées. Toutes deux ne sont plus que des marchandises vidées de leur histoire n’existant plus que comme biens monnayables. Le développement durable peut donc réajuster ce mètre étalon qu’est l’économie aux exigences de la vie humaine et naturelle. C’est cette interprétation qui nous semble la plus heuristique et cohérente pour comprendre ce qu’est le développement durable. Il ne s’agit pas ou plus, d’opposer l’Homme à la nature, mais l’économie, telle qu’elle existe dans cette dernière moitié du 20ème siècle, non seulement à la nature mais aussi aux Hommes, qu’elle brise et qu’elle exploite. Cette interprétation n’est certes pas sans risque, puisqu’elle conduit à considérer sur le même plan la nature et la société. Cela implique notamment de défendre la sphère naturelle avec les mêmes armes que la sphère sociétale. Autrement dit, cela peut conduire à l’anthropomorphisme ou, au contraire, à la naturalisation des liens sociaux. Or, nous sommes témoins, à l’heure actuelle, d’une floraison de législations consacrant les droits de la nature et des animaux et nous verrons qu’en ce qui concerne la naturalisation des rapports sociaux, le rapport Brundtland, notamment par le discours qui a trait aux femmes, y participe.

Cette interprétation duale du tryptique est d’autant plus pertinente que le social et l’environnemental devenus victimes de l’économie, le sont de façon concurrente, dressés l’une contre l’autre, réinstaurant ainsi la dichotomie nature/Homme.

Notes
6.

Le titre original est Our common futur . Là encore, si la traduction française fait apparaître le masculin neutre, en anglais, cela n’est pas le cas… D’ailleurs une autre traduction française aurait été possible et réellement neutre, Notre avenir commun… Mais il faut avouer que cette traduction est moins élégante.

7.

Dans ce travail nous préférons la traduction de « développement durable » à celle de « développement soutenable » , qui pour certains est plus fidèle à l’expression anglaise de sustainable development . Ce choix a été fait parce que nous étudions le développement durable en tant qu’objet des représentations sociales et c’est bien le développement durable qui est maintenant connu de tou.te.s.