c . L’application du concept

Entre l’équilibre souhaitable et l’inévitable subsidiarité

Au cours des années 90, le concept de développement durable va s’imposer peu à peu et devenir un point de passage obligé pour les institutions publiques comme privées ainsi que pour les associations écologistes. La création en 1995 du Comité 21 montre à quel point le développement durable est devenu un principe fédérateur puisqu’il compte deux cents membres, mais curieusement fédérateur puisque ces membres peuvent aussi bien être des associations écologistes, telles que les Amis de la Terre et le WWF, que des grandes multinationales, comme Total ou Mc Donald’s. Pour que le développement durable mette d’accord à ce point des institutions aux intérêts si divergents, c’est qu’il permet des interprétations qui s’appuient chacune sur une hiérarchisation différente des trois piliers.

À ce jeu d’interprétation, deux se dessinent nettement. La première est dite de « durabilité faible », elle est dans la continuité du système économique néoclassique qui continue de soutenir que la croissance est illimitée. L’économie subsume le sociétal et l’environnement. La seconde est dite de « durabilité forte », cette fois-ci c’est l’environnement qui subsume le sociétal et l’économie, ce qui oblige cette dernière à se mettre au service du caractère fini des ressources naturelles.

La première interprétation dite faible, ne remet pas en cause le système économique tel qu’il fonctionne. La croissance économique est présentée comme infinie, et le marché comme une solution aux problèmes écologiques rencontrés, qui seront surtout de l’ordre de la rareté des ressources. Cette interprétation postule aussi qu’à chaque problème rencontré existe une solution technique, le problème comme la solution trouvent ainsi une justification économique et contribuent à la croissance. Cette interprétation du développement durable s’apparente donc à une exploitation durable de la nature comme des Hommes, développement durable qui est plutôt une croissance durable ou soutenable. Ces deux expressions sont souvent parodiées en « pourvu que ça dure » par les écologistes, laissant entendre par là que cette interprétation ne porte aucun changement ; pourvu que la croissance économique continue et que cette croissance soit « soutenable », c'est-à-dire que les Hommes puissent tenir les cadences, la supporter. Poussée jusqu’à cet extrême, cette interprétation s’ancre dans l’exacte logique du cynisme financier. Remarquons que la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International, emploient ce vocabulaire de croissance soutenable.

Par ailleurs, cette interprétation est dans la continuité philosophique des Lumières qui est la matrice idéologique sous-tendant la logique de nos sociétés technico-scientifiques actuelles. Rien ne doit freiner le progrès, surtout quand celui-ci permet de dominer la nature selon le souhait de l’Homme et de le rendre « maître et possesseur de la nature » (Descartes, 1637, p. 116) selon les célèbres mots de Descartes. Comme le souligne Bacon dans La nouvelle Atlantide (Bacon, 1702) « La nature est une femme publique » et il ajoute « nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l’enchaîner selon nos désirs ». Par l’utilisation de cette métaphore que nous nous permettrons de qualifier de sexiste, même si elle est datée historiquement, Bacon révèle l’évidence selon laquelle ce sont bien les hommes et nous pouvons rajouter de couleur blanche, qui ont le privilège et la compétence de maîtriser la nature. Ici les femmes, comme les hommes de classes et de sociétés jugées inférieures, font partie de cette nature maîtrisable et corvéable. Bien qu’humains, ils sont les objets de cette culture technico-scientifique. Comme nous le mentionnions précédemment, le progrès, qui est la valeur occidentale par excellence, est mesuré à l’aune des critères occidentaux, et a servi de fer de lance et de justification au colonialisme. Pour ce qui est de l’androcentrisme que cette philosophie de la nature sous-entend, nous y reviendrons plus en détails.

Cette hiérarchisation des trois piliers qui composent le développement durable ne remet donc pas en cause le caractère essentiellement sexiste et colonialiste de l’idée de progrès. D’ailleurs nous retrouverons cette idéologie dans l’appel d’Heidelberg qui a fait suite au sommet de la Terre de 1992, et qui dénonce les motivations irrationnelles qui poussent à défendre la nature contre le progrès scientifique. Approche irrationnelle opposée à l’approche rationnelle des industriels, qui procèdent selon une démarche analytique. Cette approche rationnelle de la nature a nécessité une approche toute aussi rationnelle de l’économie devenue artificielle.

En ce qui concerne la seconde approche, l’approche environnementaliste, elle place l’environnement comme pilier déterminant des pratiques sociales et économiques, l’ensemble des pratiques humaines donc. Cette interprétation est portée par les associations écologistes mis à part l’ensemble des mouvements radicaux alter mondialistes. En effet, les défenseurs de la décroissance ne se retrouvent absolument pas dans l’idée de développement durable dans la mesure où ils critiquent la notion même de développement. Ils n’ont d’ailleurs pas cherché à participer aux négociations qui ont eu lieu sur le développement durable. On peut dire que cette défection a pu fragiliser le portage de cette interprétation environnementaliste. Ce même phénomène a eu lieu au Grenelle de l’Environnement en 2007, où les associations ainsi que les personnes les plus critiques se sont retirées du comité de suivi post Grenelle, jugeant la situation beaucoup trop ambiguë de leur point de vue.

En ce qui concerne les défenseurs de cette interprétation environnementaliste du développement durable, l’argument est simple, il consiste à dire qu’une croissance infinie dans un monde fini est impossible. Il s’agit de dénoncer l’émancipation de l’économie du système écologique et de comprendre ces deux sphères l’une à travers l’autre. En effet, le système économique compte les flux de richesses comme s’il s’agissait de flux artificiels, ce comptage ne prend pas en compte le fait que s’ils produisent de la richesse, ils épuisent les ressources naturelles qu’ils exploitent, et produisent des déchets. L’économie ne tient pas compte du cycle écologique sur lequel il s’appuie pourtant dans sa totalité : l’économie dénature les richesses qu’il décompte. Il faut donc introduire de l’entropie dans l’économie, comme il peut en exister dans la nature, afin qu’elle puisse comprendre la logique de prélèvement et de rejet qui orchestre les flux de richesse. Cette économie écologique (Vivien, 2003, Georgescu-Roegen, 1995) privilégie donc une approche systémique contrairement à la première qui est dans la droite ligne de la pensée analytique des 17 ème et 18 ème siècles.

Si nous avons insisté sur l’incompatibilité de la pensée de la décroissance avec celle du développement durable, nous ne pouvons pas ignorer que si cette incompatibilité s’appuie surtout sur les notions de décroissance et de développement durable, elle se justifie beaucoup moins quand on en regarde en détails la pensée. Pour reprendre la pensée de Georgescu-Roegen, le premier a avoir parlé de décroissance, on peut même lui trouver des points communs avec le développement durable et des désaccords avec ses successeurs prônant la décroissance. Le fil de son argumentation, du moins le leitmotiv que l’on retrouve dans les textes traduits et choisis de l’édition française de son œuvre, La décroissance (Georgescu-Roegen, 1995), est le souci des générations futures et de l’égalité des générations présentes. Si l’on reprend ses termes : « Le seul moyen de protéger les générations à venir à tout le moins de la consommation excessive de ressources pendant l’abondance actuelle, c’est de nous rééduquer de façon à ressentir quelque sympathie pour les êtres humains futurs de la même façon que nous nous sommes intéressés au bien-être de nos " voisins " contemporains » (Georgescu-Roegen, 1995, p. 144). La définition du développement durable reprend l’essentiel de cette idée de Georgescu-Roegen.

Il faut soulever que si ce dernier parle bien de décroissance, il ne reprend pas l’idée de décroissance démographique, et critique fermement l’idée qu’il puisse y avoir une population de taille optimale : « Même le concept analytique de la population optimale sur lequel se fondent plusieurs études démographiques se révèle, à l’épreuve, une absurde fiction. » (Georgescu-Roegen, 1995, p. 77), et toujours concernant ce risque de surpopulation il écrit : « Ici encore, la difficulté gît dans la nature humaine ; c’est la méfiance mutuelle profondément enracinée du riche qui craint de voir le pauvre ne pas cesser de proliférer et du pauvre de voir le riche ne pas cesser de s’enrichir. » (Georgescu-Roegen, 1995, p. 145).

L’initiateur de la pensée de la décroissance s’inscrit donc très largement en porte à faux vis-à-vis des penseurs réclamant une décroissance de la population comme ceux de la deep ecology. De plus, on peut dire que cette préoccupation pour les solidarités inter et intra générationnelles font écho, avant l’heure, aux principes essentiels du développement durable.

Au moins trois approches coexistent donc : l’une équilibrée, l’une dite forte et l’autre dite faible. Notons que si les deux dernières approches font soit de l’économie, soit de l’environnement un axe déterminant les deux autres piliers, aucune ne privilégie l’approche sociale et n’en fait un point de départ possible d’une réflexion sur la construction de la nature et de l’économie.