B . Une épistémologie hybride

Si les traductions du développement durable sont multiples, son statut épistémologique est tout aussi indéterminé. Il n’est ni une notion, ni un concept, ni un principe, ni un principe normatif… il est a minima une philosophie pour d’autres. Comprendre le développement durable à l’aide de l’épistémologie classique est voué à l’échec, il est un OVNI épistémologique. Et pour cause, il ne s’agit ni d’une théorie ou d’un savoir scientifique, ni d’une théorie ou d’un savoir issu du sens commun, ni d’une prescription juridique ou d’une posture militante. Le développement durable est hybride. Il allie des notions abstraites comme celles de respect, de liberté, d’égalité, de justice, etc. Ou encore des enjeux concrets comme l’accès à l’eau et à une nourriture saines, la démocratie participative, etc. Toute tentative de définition du développement durable le trahit, au moins en partie. Or le consensus difficilement trouvé autour de l’expression de développement durable se joue dans l’équilibre de chacune de ses parties qui forment cet ensemble complexe… À l’impossibilité de le définir théoriquement se substitue un champ polysémique indissociable du champ social qui se l’est approprié. Si nous reprenions l’approche platonicienne du langage comme logos, qui permet à l’Homme de comprendre les idées, nous pourrions dire que le développement durable reste du domaine de la doxa, qu’il veut à la fois tout et ne rien dire, et donc qu’il n’a pas d’existence ontologique. Cela est son principal talon d’Achille.

Face à ces critiques, il est nécessaire de réfléchir à une autre façon de concevoir aussi bien le savoir que le rapport au savoir. Nous reprendrons la réflexion de Callon (Callon, 1986, Callon, 1988, Callon, Lascoumes, & Barthe, 2001) sur la science comme un savoir hybride. Cette nouvelle approche est d’autant plus nécessaire que la science est maintenant confrontée à l’incertitude, mais aussi aux mouvements sociaux de contestation dont elle est l’objet (le nucléaire, les OGM…). Cette émergence de la science comme objet politique et social est souvent en lien avec l’écologie, elle n’est donc plus anhistorique, mais un objet social et donc hybride. C’est cette nouvelle épistémologie qui nous permet de comprendre le statut épistémologique du développement durable qui découle de deux bouleversements : le monde devenu incertain et la co-implication réciproque de la société et de la recherche scientifique dans la construction du savoir.

Il s’agit donc de concevoir un dialogue entre la science et la société qui permette à la science de devenir un objet démocratique, de façon à ce qu’elle n’ait pas un pouvoir despotique sur celle-ci. Jacques Testart, éminent scientifique à qui nous devons la réussite de la première fécondation in vitro d’Amandine en 1981, mène ce combat depuis maintenant de nombreuses années, notamment par la mise en place de conventions citoyennes. C’est une question éthique qu’il a justement commencé à aborder après cette réussite plus technique que scientifique, se demandant au juste quels étaient les enjeux sociaux posés par la science (Testart, 1986, 2001, 2006, Larque & Testart, 2007, Testart, 2007, 2008). Il continue maintenant cette réflexion notamment sur les OGM (Testart & Chupeau, 2007).

La science fait partie du champ d’exercice de la démocratie et elle doit être débattue au sein de la société sous forme de forum hybride. Callon et alii (Callon et al., 2001), donnent la définition suivante du terme de « forum hybride » : le forum hybride est le résultat d’un débat politique, d’une expérimentation et des apprentissages collectifs. La science doit s’accommoder voire évoluer selon les attentes de la société et réfléchir ainsi à son acceptabilité sociale. Il précise même qu’il n’y a désormais plus de frontière entre un problème technique, scientifique et un problème politique et social. Il faut donc réviser la conception classique que l’on a de la science, coupée du monde, jusqu’à la différence même entre experentia et experentum, et ne plus faire de la rupture épistémologique professée par Bachelard (Bachelard, 1938) le préalable nécessaire à la démarche scientifique. Il faudrait désormais opter pour un transport et une transformation des savoirs, entre savoir sociétal et savoir scientifique : ce phénomène est appelé traduction par Callon (Callon, 1986). Ce nouveau processus d’élaboration du savoir se fait en trois étapes de traduction : 1- Le grand monde, c’est-à-dire l’ensemble de la société arrive dans le petit monde d’un laboratoire de recherche. 2- Le labo établit une chaîne d’équivalences, il met en mot des « faits ». 3- La connaissance retourne dans le grand monde. Ainsi il n’y a pas de différence de nature entre la connaissance scientifique et la connaissance commune, mais une différence d’élaboration du et par le langage.

Callon (Callon, 1988) souligne bien cette nécessité de passer par la traduction pour la science, puisqu’elle lui permet de trouver des partenaires et des associés qui font partie de la société. Callon différencie la traduction de la vulgarisation bien que la première ait quelque chose de la deuxième. Mais si nous pouvons faire une différence radicale selon nous entre les deux, c’est que la traduction cherche l’adhésion, elle ne se contente pas d’expliquer. Cette notion d’adhésion et de participation est en jeu dans la traduction et Callon (Callon, 1986, p. 189-190) l’appelle l’enrôlement : « L’enrôlement est un intéressement réussi. Décrire l’enrôlement c’est donc décrire l’ensemble des négociations, multilatérales, des coups de force ou des ruses qui accompagnent l’intéressement et lui permettent d’aboutir ». Nous pouvons voir, par cette définition que donne Callon de l’enrôlement, à quel point cette épistémologie du savoir hybride convient particulièrement au développement durable.

En effet, le développement durable donne bien lieu à ces phénomènes de traduction entre « le grand monde » et « le petit monde », à des négociations entre des partenaires différents en termes de nature, donc avec des intérêts divergents, et de statut.

Ainsi n’étudierons-nous pas des théories et des pratiques du développement durable, mais des traductions du développement durable et les représentations sociales qui leur sont associées.

Cette production collective et hybride des savoirs doit être adossée à une approche interdisciplinaire des problèmes posés. En effet, la notion de développement durable, poreuse dans la forme, est aussi versatile dans son contenu. Elle nécessite une approche systémique qui oblige à adopter différents angles de réflexion. Il ne s’agit plus d’aborder une donnée économique seulement comme une donnée économique indépendante, mais comme un croisement d’un système d’interactions complexes de différentes données qui pourront être sociales et écologiques. Par exemple, le prix d’une denrée alimentaire ne doit plus tenir compte seulement des matières alimentaires qu’il contient, mais de la rareté ou non du produit, de son empreinte écologique et des conditions humaines de production de ce produit.

Cette façon d’envisager la réflexion est dite horizontale et non plus verticale. Il faut décloisonner les approches disciplinaires afin de développer des approches plus complètes des objets et des problèmes qui vont se poser à la communauté scientifique. Cette interdisciplinarité et cette transversalité de l’approche scientifique nous tiennent tout particulièrement à cœur dans la mesure où les sciences humaines ont une place à prendre dans cette transversalité. Une telle approche transversale et horizontale du savoir implique une remise en cause de la hiérarchisation des sciences à laquelle on a assisté lors du siècle dernier et qui est encore en vigueur à l’heure actuelle. Comme Callon (Callon, 1986) le montre dans son ouvrage, la technologie qu’elle soit informatique, biologique etc… ne peut se passer d’une réflexion de fond sur la société. Cette approche transversale rend nécessaire que chaque domaine du savoir soit appelé à l’étude des enjeux de demain.

Mais cette place est encore à prendre, comme le souligne Veyret (Veyret, 2005), l’approche du développement durable se réduit encore à celle de l’écologie, ce qui éclipse totalement les enjeux sociaux qui sont tout aussi centraux dans la mise en œuvre d’une réflexion et de l’application du développement durable.

Pour résumer, nous dirons que le concept de développement durable a cela d’innovant qu’il est holistique comme Dayan (Dayan, 2004b, p. 285) le qualifie :

‘« La durabilité n’est donc pas une addition de composantes locales ; économique, sociale, écologique, territoriale et culturelle. Elle est l’organisation des éléments, qui, de manière transversale, apportent, en ces domaines, des réponses qui se complètent les unes les autres sur chacun de ces champs et s’avèrent, en dernière instance, globalement équitables et compatibles avec la valorisation locale de l’environnement et la préservation planétaire de l’écosystème ».’

Le développement durable est issu de compromis et de négociations internationales a pour objectif de proposer un autre modèle de développement. Il a dû et su s’accompagner d’une épistémologie elle aussi autre que celle utilisée d’habitude en sciences. Dans ce nouveau modèle, les sciences sociales ont une place à prendre, et elles ont un rôle à jouer dans cette nouvelle configuration, non hiérarchisée des savoirs, qui sera complémentaire des expertises techniques.

Dans cette mesure, le développement durable est bien plus qu’un concept, selon Allemand (Allemand, 2007) il est un nouveau paradigme, c’est une nouvelle notion organisant les champs de la recherche et de la réflexion scientifique.