c . Les représentations sociales: outils de production du savoir

Les représentations sociales permettent à chaque individu de connaître au-delà de ce qu'il sait dans la mesure où elles ne répondent pas aux exigences du savoir scientifique, en cela elles sont plus riches que le savoir scientifique lui-même. Ce que Moscovici et ses successeurs ont appelé le sens commun, produit du savoir, comme le sens scientifique, mais ce savoir est issu de la mémoire, des médias etc… aussi irrationnelles et désordonnées qu'elles puissent paraître pour le scientifique, ces représentations sociales permettent d'orchestrer et de rendre cohérente la vie sociale, les pratiques et les attitudes mais aussi à donner des explications (Kouabenan, 1999).

Moscovici (Moscovici, 1989b, p. 10), dans la préface de l'ouvrage de Jodelet (D. Jodelet, 1989), écrit: « Elle [D. Jodelet] y [condition et principe d'ordre de la vie en commun] accède en mettant au jour les représentations sociales par lesquelles on institue la cohérence et on déchiffre l'ordre. Celles-ci forment le sous-sol qui échappe aux individus mêmes dont elles façonnent les actes et les paroles et à qui elles permettent de coexister. ». Jodelet (D. Jodelet, 1989) dans cette approche anthropologique de la folie, appréhende la part de la mémoire sociale qui contribue à construire les représentations présentes, notamment par l'alliage de la médecine ancienne et de la médecine moderne. L'exemple le plus flagrant est la différence que font les villageois entre les secrétions corporelles vivantes et mortes. Boire derrière un fou est plus risqué compte tenu de la salive laissée sur le verre que de changer ses draps souillés parce que la salive (comme la sueur) est une sécrétion vivante, alors que les fèces sont des sécrétions mortes. Ainsi, selon Jodelet (D. Jodelet, 1989), les représentations sociales permettent une articulation entre le symbolique et le cognitif. Selon elle (D. Jodelet, 1989, p. 49) les représentations sociales 

‘« [sont] une forme de pensée sociale dont la genèse, les propriétés et les fonctions doivent être rapportées aux processus qui affectent la vie et la communication sociales, aux mécanismes qui concourent à la définition de l'identité et la spécificité des sujets sociaux, individus ou groupes, ainsi qu'à l'énergétique qui sous-entend les rapports que ces derniers entretiennent entre eux. ».’

Les représentations sociales se différencient donc de l’idéologie à laquelle elles peuvent parfois êtres assimilées. Si ces deux notions ont comme point commun de donner un sens à la réalité et d’orienter les pratiques et les attitudes, elles ont comme différence que les représentations sociales sont des réalités partagées autonomes (Doise & Palmonari, 1986) alors que l’idéologie est fondée sur une orthodoxie non amendable. L’idéologie est dogmatique, elle peut être à caractère religieux, politique, moral etc. Les représentations sociales sont changeantes, elles ne sont « décidées » par personne. C’est pour cette raison que nous prenons soin de parler des représentations sociales au pluriel et non au singulier afin de clarifier dans les mots, cette différence. Nous savons que par ailleurs certain.e.s auteur.e.s, comme Jodelet notamment, utilisent le singulier, et sans que pour autant leur usage n’ait à voir avec l’idéologie - ce qu’elle soutient par ailleurs, (D. Jodelet, 1991), bien que le mot « idéologie » soit lui aussi mis au pluriel dans l’ouvrage collectif portant sur le thème représentations sociales et idéologie (Aebisher & Deconchy, 1991) -. Cette frontière entre représentations sociales et idéologie reste floue, comme le mentionne Gaskell (Gaskell, 2001) certaines représentations sont consensuelles, et peuvent parfois revêtir une fonction idéologique, ainsi y aurait-il moins une différence de nature que de degré entre les représentations sociales et l’idéologie. Elles se démarquent aussi de leurs grandes sœurs, les représentations collectives du sociologue Durkheim, qui sont quasiment des lois sociologiques. Comme le développe Moscovici (Moscovici, 1989a), la notion de représentations collectives de Durkheim a ses limites dans la mesure où elle ne tient pas compte de la participation des individus à l’élaboration de ces représentations. Moscovici analyse ce positionnement de Durkheim comme une infantilisation des individus, qui, comme les enfants, sont supposés incapables de produire des connaissances autonomes de celles qui leurs sont enseignées sous la contrainte par les adultes, reprenant par là l’œuvre de Piaget qui a lui-même critiqué cet aspect des écrits de Durkheim (Piaget, 1932, cité par Moscovici, Moscovici, 1985).

Pour résumer, ce qui nous semble essentiel est que les représentations sociales naissent principalement de l’incertitude (Moliner, 2001a, 2001b) ; Sarrica et Contarello (Sarrica & Contarello, 2004, p. 550) parlent même de « symbolic coping » 49 . C’est une carence d’élaboration qui poussera le champ social à combler cette incertitude par des idées dogmatiques. Les représentations sociales ne sont pas un système de croyances consensuelles (Tafani & Suchet, 2001), mais bien un outil de production de savoirs du sens commun, considérant l’objet et le sujet de ce savoir comme co-construit (D. Jodelet, 2002, Jovchelovitch, 1996, Wagner, 1998, Marková, 2000, Castro, 2006).

Ce savoir élaboré grâce aux représentations sociales n’a donc rien à voir avec la vision cartésienne du savoir, bien qu’il y ait aussi un ego et un objet. Mais la différence réside précisément dans l’existence ou non d’un autre. Le savoir des représentations sociales est dialogique, le savoir cartésien ne l’est pas. Selon Jovchelovitch (jovchelovitch, 2007), si le premier permet la co-existence de plusieurs formes de savoir et leur hybridation, le second suppose une hiérarchisation des savoirs, voire l’exclusion ou la destruction de certains.

Or, toujours selon Jovchelovitch (Jovchelovitch, 2007), ce qui est réel n’est pas ce qui fait la réalité. La réalité est construite socialement, et chacun n’en perçoit qu’une part. Les connaissances sont donc travaillées par la société composée de minorités, d’innovateurs, de conservateurs etc. Chacun essayera, d’où il est, de promouvoir sa vision du monde et de montrer, de faire voir à un autre, un objet autrement que comme ce dernier le voit. Les connaissances sont donc structurées, dépendantes du champ social, qui est lui même parcouru par des relations de pouvoir. S’en suit une hiérarchisation des connaissances, dans lesquelles les connaissances cartésiennes, tout comme les autres, essayent de s’imposer et d’exclure les autres. Voelklein et Howarth (Voelklein & Howarth, 2005) expliquent même que cet aspect critique des représentations sociales envers le dualisme cartésien classique est à la source du très grand nombre de critiques adressées à cette théorie en Grande-Bretagne. Le fait de soutenir que plusieurs réalités puissent exister et co-exister, ce que les auteurs relient à la polyphasie cognitive, bouleverse la dichotomie classique entre le social et le cognitif. Par ailleurs, les auteurs signalent la différence de signification qui existe entre le mot français de représentation et sa traduction en anglais : en anglais, « representation » est du domaine de la reproduction passive plutôt que de la réinvention de la réalité comme en français.

Notes
49.

« Coping symbolique ». Traduction personnelle