III . L’étude des représentations sociales, un parti pris par le chercheur (ou la chercheuse…)

Comme l’explique Lahlou (Lahlou, 2001), la théorie des représentations sociales permet d’aborder les objets de la vie sociale comme étant le résultat d’une négociation entre acteurs et non comme étant un objet donné : il n’y a pas d’objet neutre. Ainsi, la théorie des représentations sociales peut-elle encore surprendre par son actualité. En effet, cette théorie permet d’envisager les débats de société non pas comme étant une appropriation par le vulgaire d’objets politiques et scientifiques qu’il détournerait forcément de leur vérité, en ne faisant que singer les sages s’occupant en vase clos de ces questions, mais comme la condition même d’émergence des objets sociaux. En cela, la théorie des représentations sociales répond au besoin de plus en plus pressant, aussi bien de la communauté scientifique que du politique et du citoyen, de « démocratie participative ».

Cette expression est tellement utilisée qu’elle devient vide de sens, mais elle vise à désigner une participation élargie des citoyen.ne.s aux débats démocratiques, considérant que la sagesse populaire peut orienter les décisions de l’Etat autant que les sages eux-mêmes. Jovchelovitch (Jovchelovitch, 2007) mentionne justement que l’émergence de la théorie des représentations sociales est liée à l’émergence des sociétés démocratiques et libérales. Dans cette mesure, nous pouvons nous demander s’il est pertinent de faire l’hypothèse de représentations sociales dans des sociétés non démocratiques, mais aussi dans certains groupes politiques, religieux ou autres. Les représentations sociales sont donc les filles des sociétés démocratiques, permettant de penser une polyphasie cognitive qui ne soit pas que dissonante, elles permettent aussi d’envisager une polyphasie collective en quelque sorte.

Reprenant par ailleurs le lien qui existe de façon inextricable entre pouvoir et savoir (Foucault, 1969), cette conception du débat scientifique est aussi une nouvelle forme politique : il s’agit de donner le pouvoir de décider aussi bien aux citoyen.ne.s lambda qu’aux personnes ayant une légitimité scientifique ou politique. Ainsi, la théorie des représentations sociales offre une armature aussi bien épistémologique que méthodologique pour aborder cette conception émergente du partage du pouvoir et du savoir, rejoignant ce que nous avons abordé de l’épistémologie de l’hybridation. D’ailleurs, il s’agit du leitmotiv même de l’étude des représentations sociales : voir ce que le champ social fait d’objets « scientifiques » (Moscovici, 1961, Herzlich, 1969, F. Jodelet et al., 1974, D. Jodelet, 1989, Wagner & Kronberger, 2001, Kalampalikis & Buschini, 2007, etc.). Le savoir et la société s'entremêlent, tout comme le savoir n'existe pas de façon intrinsèque : « La société n'offre pas au savoir une scène contingente dont il pourrait se distancier à son gré. Réciproquement, la société elle-même est à bien des égards du savoir mis en acte. » (Rouquette & Rateau, 1998, p. 13). Le savoir est créé par la société, la société est engendrée par le savoir.

Ainsi la théorie des représentations sociales n’est pas sans avoir affaire à la politique, dans la mesure où elle est liée à la dynamique, démocratique ou non, qui anime le champ social, tout en produisant la méthode pour la comprendre. Or comme le soulignent Jost et Ignatow (Jost & Ignatow, 2001), le lien entre l’émancipation, ou la domination, et les représentations sociales produites par les groupes, dominants ou dominés, fascine : si le lien entre cognition et émancipation ou domination reste à prouver, le chercheur ne peut se passer de cette hypothèse pour saisir la complexité des enjeux inter-groupes qui sont aussi, selon nous, des enjeux politiques.

Par ailleurs, cette théorie, si cela n’est pas d’ores et déjà suffisamment rappelé dans tous les écrits faisant référence à cette théorie, est fortement liée à la pensée de son premier promoteur, Serge Moscovici. Il est même difficile selon nous, de dissocier l’histoire de ce penseur à celle de la théorie : victime de la dictature, du fascisme et de l’antisémitisme qui a sévi en Roumanie dans les années 40, Moscovici trouve l’asile politique en France où il effectue son cursus universitaire puis le début de sa carrière universitaire. D’autre part, Moscovici est le fondateur de l’écologie politique en France comme en témoignent ses écrits (Moscovici, 1968, 1972, 1993a, 2002) mais aussi son engagement auprès de René Dumont lors de la présidentielle de 1974 et sa propre candidature à la mairie de Paris en 1977 en tant qu’écologiste. Selon nous, ce qu’il est important de comprendre est qu’il n’y a pas ici deux facettes d’un même personnage, le psychologue social d’un côté et le militant écologiste de l’autre : sa théorie des représentations sociales a permis de fonder l’écologie politique, faisant de la nature une construction sociale ; et l’écologie politique, au du moins l’engagement politique, légitime la théorie des représentations sociales parce qu’elle permet de penser le débat démocratique et la transformation sociale.

Cette théorie donne une légitimité scientifique et donc politique au sens commun, alliant le savoir au pouvoir. Par ailleurs, la théorie des représentations sociales contredit non seulement le déterminisme des idées, qui, toutes faites, s’imposeraient comme telles aux individus, et comme seules et uniques sources de vérité, mais aussi le déterminisme matérialiste, dans la mesure où elle montre le pouvoir du débat produit par le champ social. Elle constitue donc tout autant une critique du marxisme, qu’une critique de l’idéalisme allemand contre lequel pourtant Marx (Marx & Engels, 1846) s’insurgeait. La théorie des représentations sociales ne refuse pas de penser la pertinence de l’un ou l’autre courant, mais propose de penser l’interaction entre la méta et l’infra structure, la réalité souveraine comme l’évoquent en ces termes Berger et Luckman (Berger & Luckman, 1966, p. 34) : « Parmi les réalités multiples, on en trouve une qui se présente elle-même comme la réalité par excellence. C'est la réalité de la vie quotidienne. Sa position privilégiée lui donne le droit de porter le nom de réalité souveraine. ». Il ne s’agit donc pas d’étudier un réel matériel comme le propose Marx, ou un réel fait de vérités idéales comme le propose l’idéalisme, mais un réel agi et pensé par les sociétés et les groupes. C’est un réel qui est en transformation et qui permet la transformation : il permet le débat et l’émancipation politique.

Ainsi, nous comprenons la théorie des représentations sociales comme théorie et outil scientifique, mais aussi comme instrument, si ce n’est pensée, politique. Elle permet aussi au chercheur d’adopter cette posture politique qui, nous semble-t-il, est profondément contre l’idéologie ou le dogmatisme, l’inscrivant d’emblée dans la perspective du changement social. Comme l’écrit Doise (Doise, 2009, p. 40) : 

‘« Pourquoi essayer d'envisager scientifiquement la possibilité d'une autre réalité ? Au nom du respect des règles de l'objectivité scientifique, des collègues m'ont parfois déconseillé de m'engager dans de telles entreprises qui relèveraient davantage du militantisme politique que de la rigueur scientifique. Je leur réponds que l'étude des représentations d'univers possibles, d'idées considérées comme utopiques peut aussi faire partie d'une activité scientifique rigoureuse et qu'elle en est une composante essentielle ou sociale donnée afin de la faire évoluer. La psychologie sociale ne considère alors pas seulement son objet d'étude comme une situation de fait, mais aussi comme un projet en cours d'élaboration. ».’

L’ironie viendrait peut-être de la promotion de cette théorie comme idéologie dans le champ scientifique…