c . Le développement durable : un bouleversement possible du pouvoir ?

Le développement durable induit un certain bouleversement des rapports de pouvoir existant : 

‘« Parce que malgré tout c’est un sujet qui bouscule un équilibre existant, enfin qui bouscule si on va au bout de la démarche, qui bouscule profondément. Et aujourd’hui je pense qu’il bouscule effectivement, et que les autres essayent de s’en emparer pour le maîtriser, avant. C’est facile à porter tant qu’on ne remet pas en cause le pouvoir établi pour aller vite. » (Sujet O)’

La participante dit bien ici que cette remise en cause du pouvoir est le rempart qui n’est jamais franchi. D’ailleurs cet aspect du développement durable que les participant.e.s appellent la gouvernance, est pourtant un élément important qui le caractérise : 

‘« Oui c’est une étape importante c’est c’est… C’est quand même les débuts d’une gouvernance mondiale un peu intéressante hein, qui n’est plus basée sur le rapport de force mais qui est basé sur un peu autre chose. Sur un concept. La gouvernance qu’on a aujourd’hui c’est un rapport de force qui est issu de la guerre, heu… Quand on voit ce qui se passe à Copenhague on n’est plus trop là-dedans » (sujet P).’

Un participant évoque même un cas concret où il a été confronté à une mise en situation d’un rapport dominant/dominé qui l’a beaucoup marqué : 

‘« […] j’ai fait mon premier stage à la fin de l’école d’ingénieur, je l’ai fait à la mission écologie de la collectivité. C’est le premier souvenir que j’en ai. C’est c’est très personnel, mais il y avait un autre stagiaire qui était…un Chilien, qui disait que lui au Chili on était en train de questionner sur savoir comment assurer notre développement, et il disait vous les pays occidentaux comme vous supportez pas qu’on vous rejoigne dans le développement, vous avez inventé le développement durable pour ça, pour déjà nous condamner à ce que notre développement ne soit pas… Soit en gros…Ben il soit il soit mauvais parce qu’il pille la terre etc. » (sujet Y)’

Cet échange fait du développement durable une notion partiale, créée par les dominants pour générer une forme de néocolonialisme.

À l’échelle institutionnelle cette analyse est aussi valable : 

‘« Si si, on parle beaucoup de la démocratie, c’est… De la démocratie participative… Je pense que c’est plus… C’est pas une question de système politique mais… Parce qu’on est en démocratie, les élus vont garder la, la décision finale reste aux élus, mais c’est plus heu… C’est changer nos toutes enfin nos habitudes, le système, où les citoyens n’ont pas leur mot à dire, surtout aujourd’hui avec internet, le le l’habitant lambda il a beaucoup plus d’informations qu’avant, donc c’est vrai qu’un élu qui doit aller à la rencontre d’un habitant qui est quasiment plus au courant que lui c’est pas évident. » (sujet T)’

Cela active le lien entre le pouvoir et le savoir que nous avons déjà évoqué par ailleurs, même dans un exercice démocratique du pouvoir, la seule légitimité de l’élu tirée du vote ne suffit pas : il y a encore cette dimension du savoir qui compte. Permettre cette production hybride du savoir suppose que l’élu ne fasse pas prévaloir sa légitimité d’élu sur la société civile.

Cet aspect du débat portant sur le développement durable et la remise en cause du pouvoir comme de la société en général est abordée par les sujets qui expliquent que le développement durable nécessite un changement radical, voire révolutionnaire, de la société. Or, ils jugent que l’institution est dans le saupoudrage, au mieux dans un processus d’amélioration continue, mais surtout pas dans le changement radical.

Par ailleurs, le sujet R évoque aussi ce que pourrait induire de vicieux le développement durable en faisant à croire à une dépolitisation possible du champ social, notamment par la « gouvernance » qui ne serait qu’un leurre : « L’espace politique il est forcément polarisé, et fortement polarisé. Il est tellement polarisé qu’il se clive », le champ politique étant à la croisée du symétrique (nous sommes par exemple tou.te.s des citoyen.ne.s libres et égaux) et de l’asymétrique (par exemple je ne suis pas aussi riche que M. Madov, aussi savant qu’un docteur).

Cette analyse nous permet de comprendre que le développement durable s’est frayé un chemin qui reste de l’ordre de la définition. Nous pouvons percevoir comment le développement durable passe de l’équilibre au déséquilibre entre les trois piliers, laissant place à l’incertitude sur ce qu’est ou non le développement durable. Par ailleurs, il semble se dédoubler en deux approches : une approche environnementale, qui serait plutôt territoriale (aménagement et gestion du territoire), et une approche sociale, plutôt institutionnelle (condition et organisation de travail). Le développement durable est donc mieux appréhendé comme « faire » que comme « mode de faire », bien que les répondants comprennent que l’un est indissociable de l’autre.

Nous pouvons voir aussi que le développement durable, comme objet social, pouvait être ainsi un point de cristallisation des relations entre dominants et dominés, et notamment en termes de classes sociales ou de relation Nord/Sud. Par contre, pour ce qui est de la relation hommes/femmes, elle n’est mise en lien avec le développement durable que sur la base d’une conception naturalisante des hommes et des femmes, et non en termes de rapports sociaux ou de pouvoir. Cette conception naturalisante n’est pas innocente puisqu’elle déshistoricise les rapports hommes/femmes, mais lui donne en outre, une nouvelle pertinence contemporaine. Celle-ci est rendue possible grâce à une représentation du développement durable tournée principalement vers l’environnement : l’environnement est moins devenu un enjeu social que l’étalon sur lequel doit se régler l’ordre social.

La construction de notre objet de recherche s’est faite par le biais de l’analyse de l’histoire de ceux-ci, le développement durable et les rapports sociaux de sexe, mais aussi par celle proposée par l’institution de ces objets. Nous voulions mettre en lien l’analyse du développement durable comme objet social et donc de représentations, et la cristallisation des rapports de pouvoir dont celui-ci peut être le support.

Notre objet de recherche est donc hybride : il comprend à la fois l’étude des représentations sociales du développement durable et l’étude de la nature des rapports entre les hommes et les femmes.