I . La problématique

Le développement durable est un nouveau paradigme, ou une nouvelle idéologie pour d’autres, qui, s’il est présenté comme consensuel quand il s’agit de protéger l’environnement, n’en est pas moins compétitif quand il s’agit d’aborder son volet social : ce sont effectivement les groupes qui sont dominants (le Nord, les hommes (et non les femmes) politiques, les grands groupes industriels etc.) qui portent le développement durable dans le champ social, alors même que celui-ci préconise une redistribution des pouvoirs. C’est dans cette articulation des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes, mais aussi actualisés par le développement durable, que se noue notre problématique.

Émergence du développement durable dans un contexte d’urgence environnementale et de renégociation des rapports de pouvoir

Comme nous avons pu le voir au travers de la revue de question portant sur le développement durable, c’est une notion nouvelle qui a émergé lors de ces 50 dernières années, mais qui trouve sa place dans le champ social depuis le début des années 2000. L’émergence de cette notion ne doit rien au hasard, elle est une tentative de solution aux bouleversements écologiques et environnementaux ; mais surtout elle apparaît dans un contexte socio-économique mondial qui commence à fragiliser les grandes puissances occidentales issues des rapports de force installés à la sortie de la deuxième guerre mondiale. Le résultat est la mise en cause potentielle du modèle de développement qu’elles ont porté jusque-là.

Mais les nations ne sont pas les seules actrices de l’émergence de cette notion, le développement durable est aussi le fruit de quasiment 40 années de négociations entre deux groupes de pression en présence sur la scène internationale : les grandes associations écologistes et les multinationales. Les arbitres sont les pouvoirs politiques régionaux et mondiaux avant qu'ils en deviennent eux-mêmes des acteurs.

Le développement durable se fige dans sa version "canonique" en 1987 dans le rapport Brundtland qui essaye de faire converger les forces en présence dans un objectif clairement exprimé mais difficilement objectivable. Le développement durable est :

‘« Un développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »’

Ainsi, les ressources doivent être également réparties entre contemporain.e.s (entre les hommes et les femmes, le Nord et le Sud), mais aussi entre générations présentes et futures, selon un principe de solidarité verticale et horizontale. Or, la dimension de solidarité horizontale n’est jamais évoquée aux dépens de l’autre, reportant ainsi le poids de cette solidarité dans un temps futur, mais aussi permettant de sauvegarder les intérêts présents pour ses propres enfants à venir.

Installation du développement durable dans le champ social comme une notion fondée sur l’équilibre et le consensus, et sur une approche environnementale

Bien que le développement durable parte initialement de ce constat qu’il existe des inégalités et donc des nantis et des pauvres, des puissants et des faibles, ces rapports de pouvoir entre dominants et dominés sont devenus ensuite quasiment tabous, pour laisser place non plus à cette analyse des rapports de force, mais à la poursuite d’un idéal de gouvernance apaisée. Le mot « gouvernance » gommant justement la réalité du pouvoir.

Le développement durable se retrouve donc conçu comme la charnière de trois piliers : l'environnement, l'économie et le social. Aucun de ces piliers ne doit prendre le pas sur l'autre et être jugé prioritaire, le tout doit être équilibré.

Les rapports de force et les antagonismes ont été si bien résolus que le développement durable est devenu une notion quotidienne aussi bien pour le grand public que pour les militant.e.s écologistes, un leitmotiv pour le marketing ou la ligne directrice de la stratégie de développement des grandes multinationales et le slogan des associations écologistes et des entreprises citoyennes. Pari gagné donc pour le développement durable ? Nous dirons que ce n’est pas tout à fait le cas, et c’est bien selon nous le nœud du problème.

Pour beaucoup de nos contemporain.e.s et des institutions se réclamant du développement durable, ce dernier est d'abord et avant tout synonyme de protection de l'environnement éclipsant tout ce qui est de l'ordre du « social » et de la rectification des inégalités. N'est médiatisé le plus souvent que l'aspect « Transmettre à mes enfants un patrimoine naturel sain », ne remettant absolument pas en cause les inégalités existantes entre contemporain.e.s. Le commerce équitable offrant un support pour une nouvelle donne entre les échanges Nord/Sud a fait son apparition sur la scène médiatique, mais il n'est pas rattaché aux politiques de développement durable. En ce qui concerne les inégalités criantes entre les hommes et les femmes… la communication est inexistante.

Ainsi le constat est sans appel, si le développement durable est une notion qui se veut être en équilibre sur les trois piliers, social, environnemental et économie, il ne semble devenir consensuel qu’en offrant une interprétation déséquilibrée des trois piliers, se concentrant principalement sur l’environnement…

Le développement durable, en voulant occulter toutes les divergences qui auraient pu émaner de groupes aux intérêts divergents, (grosso modo les riches et les pauvres), a rendu impossible la lutte contre les inégalités, lutte qui est pourtant au cœur de sa définition première.

L’analyse de la psychologie sociale

Nous pouvons dire que le développement durable mérite toute notre attention pour les raisons suivantes:

  • Il est un point de convergence qui cristallise des positionnements divergents,
  • Il est encore en train de se construire, « in the making »,
  • Il est connu aussi bien du petit monde scientifique que du grand monde ordinaire. Le développement durable parvient à impliquer un très large public comme rarement un paradigme est parvenu à le faire.

Il s'agira donc d'analyser les représentations sociales du développement durable afin de voir comment le champ social s'est approprié la notion de développement durable, mais aussi de voir si ces représentations sont influencées par les relations intergroupes, et notamment entre groupes dominants et groupes dominés. En effet, nous avons vu que le développement durable fédère non pas tant sur l’équilibre que constituent les trois piliers, mais sur le seul volet environnement : nous pouvons imaginer que la redistribution du pouvoir et des richesses est moins consensuelle que la protection de l’environnement. Cet agenda social, mis de côté, n’est pas inexistant pour autant, il peut subsister dans le débat social, mais ce, de façon marginale et faisant l’objet de dissensions.

Nous pouvons donc supposer que le positionnement qu'occupent les individus dans les rapports de pouvoir qui traversent le champ social peut être à la source de représentations sociales différentes du développement durable, mais aussi que ces représentations sociales peuvent être génératrices de prises de position. Nous chercherons donc à déterminer quels sont les principes organisateurs qui structurent ces variations de prises de position, mais aussi quel est le noyau de ces représentations faisant l’objet de consensus.

La protection de l'environnement est une interprétation consensuelle du développement durable. Mais une interprétation sociale du développement durable visant à modifier et à corriger les inégalités n'est pas pour autant impossible, elle sera produite par des individus souffrant ou ayant conscience de ces inégalités, les dominés. Si l’environnement ne produit pas de polarisation du champ social, le social, lui, en produira.

Ainsi, les représentations sociales du développement durable vont s’articuler autour de ces deux volets, environnement et social, articulation qui se jouera au sein des relations entre groupes dominants et groupes dominés.

Ajoutons qu’est aussi présente dans le développement durable, au sein du volet social, une tension temporelle et géographique. La solidarité joue aussi bien dans le temps, avec une solidarité portée vers les générations futures ou vers « mes enfants » ; que dans l’espace, avec une solidarité portée plus généralement envers mon groupe d’appartenance (ma famille, les pays du Nord, etc.) et une solidarité portée vers le plus lointain, l’exogroupe (pays du Sud, personnes nomades, personnes handicapées, etc).

Si l’intérêt des dominants est de maintenir les rapports de pouvoir à leur avantage, nous pouvons comprendre que la solidarité entre générations prime sur la solidarité entre contemporains, repoussant ainsi dans le temps la contrainte d’égalité. D’autant plus que, articulant les dimensions temporelle et géographique, ils peuvent favoriser les enfants de l’endogroupe et non plus les générations futures au sens large. Nous verrons donc comment les groupes dominants et dominés se positionnent vis-à-vis de ces différentes dimensions.

En résumé, l'objectivation du développement durable dans le seul volet environnement est aussi fort que l’est l’ancrage du volet social comme structurant des relations intergroupes dans l’institution. Si le développement durable est un objet qui fait consensus quand il s’agit d’environnement, peut-il être aussi l’objet de dissensions et cristalliser les rapports entre dominants et dominés ou du moins entre pensée dominante et pensée dominée.

Modestement, nous allons étudier ce qu'il en est de la mise en œuvre du développement durable dans une collectivité territoriale française, qui elle peut cristalliser, à une échelle réduite, ces enjeux de pouvoir. Nous mènerons cette étude en partant du champ disciplinaire de la psychologie sociale et notamment de la théorie de représentations sociales. Celle-ci nous permettra de voir comment le champ social s'est approprié le développement durable et si cet objet social est effectivement un enjeu pour les groupes. Nous utiliserons donc principalement la méthode d'étude des représentations sociales dite des principes organisateurs. Par ailleurs nous verrons aussi quel est le noyau central des représentations sociales du développement durable des différents groupes.

Nous reprendrons la terminologie consacrée pour qualifier les différents groupes qui composent le champ social, les groupes dominants et les groupes dominés. Nous essaierons d'analyser comment ces relations de groupes s'articulent autour du développement durable selon deux paramètres : la solidarité verticale ou horizontale (je suis solidaire vis-à-vis des membres de ma société ou des membres des sociétés défavorisées) et l'égalité globale ou spécifique (je souhaite l'égalité de tous avec tous ou de certains avec tous). Il s'agira de voir si l'appartenance à un groupe socialement dominé ou dominant influence les représentations du développement durable comme instrument de protection de l'environnement et/ou de lutte contre les inégalités sociales.

La thèse que nous soutenons ici est que le développement durable, fort de son volet environnement qui fait consensus et l’objet de verbalisme, éclipse par là même le volet social qui est lui l’objet de dissensions. En effet, en même temps qu’il dénonce et propose de réformer les rapports de pouvoir entre dominants et dominés, il les actualise. Ainsi, la surexposition du volet environnement permet de passer sous silence ce volet social qui sera plébiscité plus par les dominés que par les dominants.

Pour illustrer cela, nous étudierons les représentations sociales du développement durable dans une collectivité territoriale où ces enjeux sont forts : entre hommes et femmes, mais aussi entre les agents de différentes catégories et de différentes filières. Nous serons plus attachée aux rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes étant donné la naturalisation possible des rapports sociaux qu’autorise le développement durable compte tenu de la prévalence accordée à la protection de l’environnement. Les rapports sociaux de sexe sont donc emblématiques du développement durable en ce qu’ils sont l’un des rapports de pouvoir actualisés par le volet social du développement durable… mais aussi par le volet environnement parce que naturalisés.