Partie 3 . La construction du cheminement méthodologique

Nous ne pouvons pas nous passer de la raison - bien que connaissant son insuffisance, ses limites. Nous explorons celles-ci en étant aussi dans la raison - mais de la raison, nous ne pouvons pas en rendre compte sans raison.
Cornelius Castoriadis (Castoriadis, 1978, p. 24). Les carrefours du labyrinthe

Nous insistons bien sur le fait que la méthode pour laquelle nous allons opter va tout autant nous permettre de « récolter » nos données, que de les construire. En effet, l’appellation « données » induit qu’elles ne seraient que de simples faits. Or, Matalon (Matalon, 1988) nous alerte sur ce point, il s’agit toujours de produire des données et non simplement de les recueillir. Fraïssé (Fraïssé, 2010) ajoute que les données sont coproduites par le chercheur et le « recherché », elles n’existeraient pas en dehors de cette interaction avec l’autre. Les données dépendent donc entièrement de leurs conditions de production, conditions de production qui ne sont pas reproductibles.

Flick (Flick, 1998) signale que la méthode ne reproduit pas la réalité, elle la produit. Une méthode est moins basée sur une dite réalité objective qu’ « […] on a specific understanding of its object »64 (Flick, 1998, p. 1). La méthode crée l’objet de recherche qui découle lui-même de la compréhension qu’en a le chercheur. Ainsi, chaque méthode crée son objet de recherche, la triangulation des méthodes permet donc moins d’avoir plusieurs approches du même objet, que de produire à chaque fois, une réalité différente de l’objet étudié.

La production de connaissances passe par la construction de la réalité étudiée… Il est impossible d’isoler les objets sociaux, et d’en faire justement, de simples objets, de les réifier : la réalité sociale est construite (Berger & Luckman, 1966, Giddens, 1984, Searle, 1995). Cette base épistémologique est propre aux sciences humaines65, et les a même fondées et ce dans la grande tradition de la phénoménologie, Bourdieu utilise l’expression de « sociologie phénoménologique » (Bourdieu, 1982). Elle les fonde mais les inspire encore dans des réflexions contemporaines, comme celle de Lahlou (Lahlou, 2010) portant sur « la théorie de l’installation du monde ». Ainsi, autant l’objet social n’existe pas en soi puisqu’il est un phénomène qui prend un sens à un moment donné pour un groupe, et ce, dans un temps donné (Wagner & Hayes, 2005), autant c’est aussi la production de nos données sur cet objet, qui va nous permettre de le comprendre (Flick, 1998).

Sans compter aussi sur le fait que la science est elle-même une construction sociale comme nous avons pu le développer précédemment avec notamment la sociologie des sciences (Callon, 1986, 1988, Callon & Latour, 1990, Callon et al., 2007, Callon et al., 2001). Comme le précise dans son ouvrage critique Jay-Gould (Jay-Gould, 1981, p. 14) : « […] je m’élève contre le mythe selon lequel la science est en soi une entreprise objective qui n’est menée à bien que lorsque les savant peuvent se débarrasser des contraintes de leur culture et regarder le monde tel qu’il est réellement ». La science ne se fait pas en dehors de l’Histoire et de la société, à tel point que selon Sartre (Sartre, 1960, p. 102) : « Le sociologue, en fait, est objet de l’Histoire. […] En fait le sociologue et son "objet" forment un couple dont chacun est à interpréter par l’autre et dont le rapport doit être lui-même déchiffré comme un moment de l’histoire ».

La question de la validité d’une méthode et de ses résultats ne se pose alors pas en termes de « vérité scientifique », mais de savoir à quel point le chercheur fait partie de la réalité qu’il décrit et que les connaissances qu’il produit sont partagées : « This implies less that the assumption be made of a reality existing independently of social constructions, ie perceptions, interpretations and presentations, than that the question should be asked as to how far the researcher’s specific constructions are empirically grounded in those of the members »66 (Flick, 1998, p. 223). Par ailleurs, Devereux se posant la question de la transformation du fait en vérité écrit que : « Ce n’est pas l’étude du sujet, mais celle de l’observateur qui nous donne accès à l’essence de la situation d’observation » (G. Devereux, 1980, p. 19).

Ainsi, en essayant de faire au mieux pour concilier toutes ces limites épistémologiques à la recherche, ces mêmes limites qui la rendent possible, nous expliquerons la construction de la méthode qui a permis la production des données, données elles-mêmes issues d’une situation d’interaction entre nous et l’institution d’accueil.

Notes
64.

« […] sur une compréhension spécifique de son objet ». Traduction personnelle

65.

Nous ne voulons pas dire par là que les sciences naturelles ne dépendent pas pour autant de cette réalité construite, mais peut-être l’ignorent-t-elles ?

66.

« Cela implique moins que l’on suppose l’existence d’une réalité sociale indépendamment d’une construction sociale ie, les perceptions, les représentations, les objets, que la question de savoir à quel point la construction propre du chercheur sont empiriquement fondées dans celle des membres ». Traduction personnelle