A . Notre rôle complémentaire

Nous reprendrons l’expression qu’utilise Jodelet (D. Jodelet, 2003, p. 153) de « choc de l’insertion », comprenant par là que le chercheur doit accepter le rôle que son lieu d’enquête veut lui faire jouer, même si ce rôle peut être douloureux. Nous nous retrouvons particulièrement dans cette expression, puisque nous avons vécu effectivement ce choc. Nous sommes donc loin de succomber aux métaphores comme celle de l’extraction minière qui supposerait un terrain complètement objectifié, ou de la photographie de reportage que Jodelet (D. Jodelet, 2003) cite aussi comme écueils de la recherche de terrain. Dans une vision caricaturale que la science impose pour certains scientifiques, nous pourrions dire que cette co-implication, nous dans l’institution, l’institution dans notre statut, a biaisé notre recherche.

Or, accepter le rôle que l’institution veut nous faire jouer, c’est aussi ce qui est compris par la notion de « rôle complémentaire » par Devereux (G. Devereux, 1980). Analyser ce « rôle complémentaire » est essentiel puisqu’il permet la recherche, et même sa garantie scientifique : « Ainsi, ce qui importe du point de vue scientifique, ce n’est pas l’attribution, l’acceptation ou le refus d’un statut ou d’un rôle complémentaire particuliers, mais leur examen conscient et la prise de conscience du caractère segmentaire de la facette qui est (automatiquement) montrée à l’observateur en fonction de ce que ses sujets croient qu’il est. » (G. Devereux, 1980, p. 345). « Montrée » mis en italique par Devereux témoigne encore de la porosité des sciences humaines à la phénoménologie : l’analyse même la plus abstraite est dépendante d’abord et avant tout de ce qui est montré et de ce que nous laissons montrer, plus ou moins sciemment, à nos interlocuteur.e.s.

Nous vous avons fait part des déboires qui ont animé notre relation avec le service de la DRH s’occupant de notre contrat, mais aussi de la méfiance qu’a inspirée notre recherche. Il est indéniable que dans ces deux contre-transferts nous avons été mise dans un rôle par l’institution : la première situation visait à nous maintenir comme stagiaire ou apprenti, subordonnée au bon vouloir de l’institution, la seconde dans un rôle au mieux de curieuse, au pire d’espionne ou d’évaluatrice, pour le compte du politique, de ce que faisait la technostructure du développement durable. Ces deux rôles nous ont bien sûr fragilisée, mais par ailleurs nous ont permis de voir un fonctionnement de l’institution qui aurait pu nous échapper. Ces deux expériences ont été l’occasion de vivre un mécanisme de souffrance au travail, sujet en lien avec notre recherche, et de constater la tension qu’il y a sur le développement durable entre le politique et la technostructure. Nous avons bien conscience qu’en adoptant un cheminement méthodologique qui a privilégié une approche quantitative par questionnaires, nous avons joué ce rôle complémentaire : il est évident que l’administration supportait mal l’idée d’une recherche par entretiens, d’autant plus confidentiels (!), auprès du cœur stratégique.