Chapitre 12 . Il n’y a que les lendemains qui chantent

I . L’articulation des volets social et environnement du développement durable

A . La primauté du volet environnement

Comme les résultats le montrent à plusieurs égards, le développement durable est fortement lié au volet environnement. Le volet social est évoqué mais s’efface quand il s’agit de choisir entre environnement et social, ou lorsqu’il s’agit d’exemplifier le développement durable au sein de l’institution. Cela était postulé par notre première hypothèse :

Hypothèse 1 : Le volet environnement est plus en lien avec le développement durable que le volet social, il est aussi plus consensuel.

Ces résultats soulignent d’emblée que les items enfants font l’objet d’un consensus fort, alors que les items femmes font l’objet de dissensions. Les items environnement, eux, sont plus fortement liés au développement durable que les items sociaux, et ils sont aussi plus consensuels, la spécificité des items enfants apparaît déjà. Le groupe d’items socenv, n’est pas fortement lié au développement durable : sa moyenne (5,1) et son écart type (1,49) se situent entre les moyennes et écarts types des items sociaux et environnementaux, témoignant par là de la prééminence du volet environnement sur le social.

Nous retrouvons cette prééminence de l’environnement dans les entretiens : « Bon c’est vrai que pour moi la préoccupation environnementale elle est, elle est quand même majeure » (entretien A). Nous avons pu remarquer que les illustrations données spontanément de leur fonction par les correspondants développement durable sont du domaine de l’environnement : les écogestes notamment, la gestion économique/écologique de leur domicile et de leurs déplacements, ainsi que l’angoisse du désastre écologique. L‘entretien B évoque par exemple la notion de « développement environnemental » en encore la végétalisation du bâti et de l’espace avant d’aborder les relations asymétriques Nord/Sud. Le volet social est évoqué mais toujours dans un second temps. Cette hiérarchisation des deux volets, si elle est partagée, n’en est pas moins critiquée notamment dans l’entretien O qui dénonce très clairement cette approche environnementale mais aussi technicienne du développement durable.

Quant aux réponses à la question 7, qui présentait aux agents un dilemme entre la fermeture d’une usine polluante pour protéger l’environnement ou le maintien de l’ouverture de l’usine polluante pour maintenir les emplois, nous avons pu voir que le choix se porte très largement sur la fermeture de l’usine polluante pour protéger l’environnement. En effet, les répondants sont seulement 18,6% à préférer le maintien des emplois, la différence est donc significative entre les réponses aux deux items (test binomal ; p < 0,01 ; χ² (1) = 53,97 ; p < 0,01). Cela montre bien que l’environnement est prioritaire sur le social. Nous pouvons compléter cette analyse statistique d’une analyse qualitative portant sur les justifications du choix de l’une ou l’autre réponse. Pour la protection de l’environnement, elles sont de deux ordres : la non-réversibilité du dommage environnemental et le fait que le développement durable soit d’abord et avant tout lié à la protection de l’environnement. Nous constatons aussi que les justifications du choix de la sauvegarde des emplois sont la non-réversibilité du dommage social et le fait que, bien qu’on fasse du développement durable, il faille quand même se préoccuper de la sphère sociale. L’utilisation récurrente de ce « quand même » montre à quel point cette dimension n’est pas prioritaire et est de l’ordre d’une certaine norme (désirabilité sociale ?), mais montre, dans une certaine mesure, que le social ne fait pas partie intégrante du développement durable. Il ne va pas de soi.

Comme nous avons pu le voir dans l’histoire du développement durable, les écologistes se positionnent contre ce dernier l’accusant de maintenir ce qui est à la source des crises écologiques : la notion de développement. Nous avons vu aussi que pour les plus extrêmes des écologistes, les tenants de la deep ecology, il s’agissait de prôner non seulement une décroissance économique mais aussi une décroissance démographique. Si ces derniers jouent alors l’humain contre la nature, les écologistes jouent plutôt l’économie contre l’humain et la nature. Si nous en croyons nos répondants, nous pouvons dire que c’est quasiment la version la plus dure de l’écologie qui s’est imposée dans les représentations du développement durable : l’humain est considéré comme une variable de la vie sociale plus nuisible que la nature. Mais cette adhésion à une vision proche de la deep ecology peut sembler paradoxale : nous nous attendions à une posture plus humaniste. En effet, ce positionnement extrême et décroissant s’oppose à la notion de développement, pourtant présente dans la notion de développement durable. Rappelons tout de même que la décroissance appliquée à la démographie est critiquée par Gendron (2006) : il n’y a pas de lien entre la population et l’impact environnemental ; où s’il y en a un, il joue plutôt contre cet argument de la décroissance démographique : ce sont les pays où la fécondité est faible qui battent les records d’émission de gaz à effet de serre par habitant.

D’ailleurs à ce sujet, nous pouvons reprendre les propos de l’entretien P qui évoque ce lien entre démographie et pollution : « Parce qu’autrement on a des solutions assez radicales et assez intéressantes pour limiter les gaz à effet de serre, hen, qui consiste à tuer des gens […]. Voilà le problème, ben voilà le… Bon après faut pas les tuer les gens mais on… On discute d’un problème […] Qui moi m’a interpellé quand j’ai commencé à avoir des enfants ! ». Ainsi, le développement durable, contrairement à la notion d’écodéveloppement retenue dans les années 70 dans le rapport Founex, avait comme force de ne pas réduire la sphère humaine à la sphère économique. Il n’en est pas moins que l’humain, le social, réduit à une problématique démographique, a de la peine à exister autrement que comme un facteur catastrophique.

Cette adhésion des participants à la primauté de l’environnement sur le social est tout de même à relativiser : le social apparaît alors comme un facteur gênant les équilibres naturels, ce qui tendrait à être conforme à une approche décroissante. Cependant, l’item distracteur portant sur la décroissance proposé dans la question de caractérisation du développement durable, n’obtient qu’une moyenne de 2,4, ce qui est certes une des meilleures moyennes obtenue pour les items distracteurs mais reste faible au regard des résultats obtenus sur les items non distracteurs.

Nous pouvons aussi ajouter que la comparaison des analyses lexicales Alceste des questions 1167 et 6168 montrent que le volet social disparaissait radicalement des réponses à la question 6. Le déséquilibre social/environnement n’existe donc pas de façon théorique, il ne surgit que dans la perception de la mise en œuvre du développement durable, du fait que l’environnement est appréhendé de façon quotidienne, et ce plus fréquemment que le volet social. Nous pouvons aussi ajouter que l’analyse Evoc qui nous a permis de hiérarchiser les évocations des associations lexicales 1 et 6, met bien en relief que l’environnement et la nature sont dans le noyau central de la représentation, alors que le social et l’économie sont en périphérie. Nous sommes donc loin d’une interprétation « faible » du développement durable, nous sommes plutôt dans une interprétation « forte » : c’est bien l’environnement qui détermine les deux autres volets, social et économique.

Nous pouvons donc dire que l’hypothèse 1 dans son ensemble est vérifiée.

Cette objectivation du développement durable principalement dans la sphère environnementale montre à quel point, paradoxalement, le dédoublement des sphères anthropiques (économie et social) face au seul volet naturel, n’a pas déclassé cette sphère environnementale. On peut donc affirmer que la longue négociation qui a précédé l’émergence du développement durable tel qu’on le connaît maintenant a plus profité à une interprétation forte qu’à une interprétation faible du développement durable.

Notes
167.

Que vous évoque le mot développement durable ?

168.

Que vous évoque le développement durable mis en œuvre dans l’institution ?