C . Les générations futures

Comme nous l’avons noté, les textes se rapportant au développement durable, et surtout la définition canonique, mettent en exergue la solidarité entre contemporain.e.s et la solidarité avec les générations futures. Or, cette définition170 s’arrête aux générations futures, oubliant la solidarité entre contemporain.e.s. Notre hypothèse postule donc :

Hypothèse 3 : Le volet social est parcouru de deux dimensions, la solidarité entre contemporain.e.s et la solidarité avec les générations à venir.

Ainsi, le volet social est traité de façon très inégale en fonction du groupe social concerné par l’item proposé. Ici, le groupe enfants, bien que faisant partie du volet social, est plus lié au développement durable que le volet environnement, tandis que les autres items ou groupes d’items sociaux, le sont moins que le volet environnement. Aussi il ne faut-il ne pas traiter le volet social dans son ensemble, comme on peut le faire avec le volet environnement, mais dans le détail des différentes dimensions de solidarité spatiale et temporelle.

De plus, les écarts types montrent que, plus un groupe d’items obtient une réponse faible, plus l’écart-type est élevé : ainsi le groupe enfants est à la fois fortement lié au développement durable et consensuel, alors que le groupe femmes est faiblement lié au développement durable et fait l’objet de plus de dissensions.

Nous pouvons rapprocher cette prééminence de la solidarité transgénérationnelle tout d’abord aux textes fondateurs du développement durable, et aussi aux entretiens : « Alors la définition [du développement durable] je ne la connais plus, c’est celle qu’on reprend tout le temps du rapport Brundtland et qui dit que c’est un développement qui ne remet pas en cause celui des générations futures, alors la formule exacte je ne la connais plus… » (entretien X), ou encore le sujet Z : « Bon ben la définition générale que tout le monde en donne, qui est le comment… Je ne sais même plus la phrase exacte, développer tout en préservant l’avenir enfin… ». L’avenir, les générations futures, apparaissent toujours comme des éléments essentiels du travail de définition. Il en découle d’ailleurs la responsabilité et/ou la culpabilité qui lie le participant à ces générations futures :

‘« Et ben de toute façon on en revient forcément à la définition du rapport Brundtland, qui est que notre développement, la poursuite de notre développement ne doit pas compromettre la capacité des générations qui vont suivre à poursuivre le leur […]. Bon alors c’est tendre vers, parce qu’on ne sera jamais parfait et vertueux, mais c’est quand même essayer d’avoir un minimum d’ambition sur ces questions pour ne pas, ne serait-ce que pour ne pas être rongé de remords, parce que fatalement on le sera. […] On se retrouvera tous euh… piqués au pilori, parce qu’on savait et qu’on était aux responsabilités. Donc je trouve ça… Moi je trouve ça atroce enfin… J’ai pas de responsabilités énormes quelque part, personne n’a de responsabilités énormes enfin…[…] Psychologiquement c’est quelque chose qui me, qui me, qui m’empêche un peu de dormir quoi, je dors pas sur mes deux oreilles […] » (entretien A)’

Cette dimension transgénérationnelle donne aussi lieu à un discours matriarcal. Les enfants sont, comme l’environnement l’est dans l’espace, une prolongation de l’individu mais dans le temps. Les enfants deviennent une sorte de patrimoine, ou plutôt de « matrimoine ». En effet les femmes donnent des réponses plus élevées à ces items enfants et ajoutons que c’est aussi le cas sur les items « femmes » (Z = -1,96 ; p < 0,05) dont elles sont les contemporaines. Les femmes se sentent donc globalement plus solidaires que les hommes des générations futures mais aussi de leurs contemporaines. Précisons, et cela a son importance, que si les deux items enfants sont significativement différents l’un de l’autre (Z = -2 ; p < 0,05), que ce soit chez les hommes ou chez les femmes, c’est au profit de l’item global évoquant les générations futures et non « mes enfants ». Ce « matrimoine » est donc plus envisagé à l’échelle de l’humanité qu’individuelle.

Cette priorité accordée aux générations futures aux dépens de la solidarité entre contemporain.e.s, rend secondaire ce dernier impératif de solidarité : il existe effectivement dans la définition du développement durable, mais n’est souvent que repris partiellement. Ainsi, les répondant.e.s reportent sur les générations à venir une solidarité qu’ils appliquent peu à leurs contemporain.e.s. La mise en œuvre du développement durable pourrait donc souffrir d’un report systématique aux lendemains par le discours qui rend solidaire des générations futures, mais laisse toujours les contemporain.e.s inégaux entre eux. À cette procrastination, il faut donc ajouter la perpétuation des inégalités d’une génération à l’autre.

Dans l’analyse rhétorique du « développement durable », cette contradiction dans le temps, entre le durable d’un côté et le développement de l’autre, est soulevée (Micoud, 2003, Allemand, 2007). C’est au regard de la différence entre une nature qu’il faudrait conserver et un temps humain sans cesse en développement (Rodary, 2008) que cette contradiction est transposée à la seule sphère humaine. Il y a un tiraillement dans le fait de privilégier la solidarité avec nos descendants aux dépens de la solidarité avec nos contemporain.e.s, ce qui est pourtant le terreau de ce que seront les équilibres sociaux de demain. Ainsi, loin de développer de nouveaux équilibres sociaux qui tiendraient compte des relations sociales actuelles, on ne fait que les rendre durables en perpétuant ces déséquilibres sur nos descendants.

Nous pouvons déjà craindre que, dans la mesure où les inégalités présentes, sont perpétuées dans le futur, elles constitueraient un réel patrimoine de domination des dominants sur les dominés. La procrastination est donc dans l’intérêt des dominants.

Ainsi nous pouvons confirmer l’hypothèse 3. La solidarité transgénérationnelle prend le pas non seulement sur les autres composantes du volet social, mais aussi sur le volet environnement.

Le développement durable est d’abord et avant tout lié à la solidarité transgénérationnelle au risque que cette dernière occulte la solidarité entre contemporain.e.s. Cela pourrait mettre le développement durable en situation d’échec perpétuel dans la mesure où son accomplissement, conditionné à cette seule solidarité entre générations, perpétuerait les inégalités entre contemporain.e.s les rendant alors… durables.

Notes
170.

« Le développement durable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs ». Et voici l’autre partie de la définition oubliée : « Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de "besoins", et particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir. »