A . Le rouge se met au vert

L’aménagement de ce patrimoine de domination est valable pour plusieurs relations asymétriques : les hommes et les femmes (nous la détaillerons plus tard) et le Nord et le Sud ainsi qu’au sein de l’institution, les élus et les administrés, les différentes catégories et les filières techniques et administratives.

Peu parmi les sujets interrogés font le lien entre leur appartenance à un groupe dominant ou dominé et le développement durable. Nous reprendrons le propos le plus éloquant de notre corpus y faisant référence :

‘« C’est très, très personnel, mais il y avait un autre stagiaire, qui était un… Un Chilien, qui disait que lui au Chili on était en train de se questionner sur savoir comment assurer notre développement, et il disait, vous les pays occidentaux comme vous supportez pas qu’on vous rejoigne dans le développement, vous avez inventé le développement durable pour pas, pour déjà nous condamner à ce que notre développement ne soit pas… Soit en gros… Ben il soit mauvais parce qu’il pille la terre etc. » (sujet Y).’

Ici le participant a été renvoyé, sans ménagement, par ce stagiaire chilien, à sa position dominante et quasiment d’abus de pouvoir. Ces propos évoquent ce que nous entendons par l’aménagement du patrimoine de domination. Pour ces sujets (Y, O et T) qui sont confrontés aux enjeux sociaux du développement durable, c’est un voile qui se lève sur les conditions de production puis de mise en œuvre de ce paradigme qui sont imbriquées dans les rapports dominant/dominés, alors qu’ils se le représentent comme égalitaire.

Mais cette égalité supposée repose moins sur la rectification des inégalités que sur un déni des rapports de pouvoir, déni qui suppose que nous avons tous le même intérêt à sauvegarder l’environnement et la planète. Si nous ne sommes pas égaux dans la société, nous le devenons face aux enjeux environnementaux. Or, le déséquilibre des rapports sociaux se ressent aussi dans la jouissance que nous avons de l’environnement : ce sont bien les plus riches qui ont le plus de ressouces financières et qui profitent aussi le plus des ressources naturelles. Le plus redoutable même est que, quand une analyse sociale est utilisée pour comprendre notre relation à l’environnement, ce sont les pauvres qui sont accusés de plus polluer (que ce soient les pays pauvres du Sud ou les pauvres du Nord), alors même que le coût du rééquilibrage Humain/Nature est plus lourd pour les plus pauvres que pour les plus riches. C’est ce que nous avons illustré avec Mies et Shiva (Shiva & Mies, 1993).

Nous avons pu voir toute la complexité que suppose cette analyse psychosociologique dans le cadre de notre institution d’accueil à l’occasion de l’élaboration de campagnes de sensibilisation s’adressant aux administrés à propos de la réduction de leur empreinte écologique. Cette complexité, qui entraine même des contradictions, est patente aussi bien dans la forme que dans le fond de la campagne proposée.

Le présupposé de cette campagne était que s’il fallait sensibiliser les personnes qui ne le sont pas aux enjeux environnementaux afin qu’elles restreignent leur empreinte écologique, cette campagne devait s’adresser aux personnes se situant en bas de l’échelle socio-professionnelle. Ainsi, il faut résoudre cette contradiction dans des plans de communication qui deviennent ubuesques de notre point de vue, puisque les personnes dites sensibilisées, appartenant à des catégories socio-professionnelles élevées, polluent pourtant plus que des personnes qui ne le sont pas. Si cette campagne de sensibilisation se veut efficace, il faut donc sensibiliser des personnes qui le sont pourtant déjà pour qu’elles baissent leur empreinte écologique, la marge de réduction résidant donc dans le sacrifice de leur mode et niveau de vie (réduire les deplacements de loisir le week end, habiter en centre ville, freiner le renouvellement des instruments hi-tech etc.), et sensibiliser les personnes qui ne le sont pas, bien que leur empreinte écologique soit faible. L’effet de cette sensibilisation est donc plus culpabilisante que réellement efficace. Nous voyons donc toute la difficulté de communiquer sur la seule protection de l’environnement sans soulever l’aspect d’une réforme des rapports de domination. En effet, la sensibilisation à l’environnement prend à rebours ce qui est admis dans une configuration sociale classique où les dominants sensibilisent les dominés (par exemple les campagne sur le SIDA s’adresse aux jeunes, aux personnes d’origine africaine, aux homosexuels et aux toxicomanes). Or, dans le cas présent, ce sont bien les comportements des dominés qui sont vertueux, même si c’est à leur insu en quelque sorte, bien que ce soient les dominants qui soient le plus sensibilisés et qui veulent les sensibiliser.

Pour mieux comprendre l’articulation entre le sociocentrisme et l’environnement, reprenons la distinction que Larrère (1998) fait entre nature et environnement : l’environnement est l’existence de la nature pour une institution et intègre l’Homme, la nature étant bien une entité extérieure à l’Homme. Elle ajoute que l’arrivée de cette vision plus environnementale que naturelle explique le passage de l’anthropocentrisme au sociocentrisme : « C’est ainsi que l’anthropocentrisme se développe en sociocentrisme : le rapport entre l’homme et son milieu se comprend en prenant la société comme centre. » (Larrère, 1998, p. 189). Larrère critique le passage de l’anthropocentrisme au sociocentrisme dans la mesure où cela produit un passage de la nature à l’environnement, « dénaturant » alors le lien de l’humanité, donc de la culture : la nature n’existerait alors plus. Or, dans la perspective du développement durable, il nous semble essentiel que ce sociocentrisme existe, et nous le revendiquons même. Il est essentiel pour comprendre le développement durable autrement que comme protection de la nature, c’est-à-dire pour le comprendre comme un projet social égalitaire, mais aussi comme un paradigme construit et émanant de rapports sociaux de force. En effet, nous pourrions craindre que l’institutionnalisation de la nature en environnement ne s’accompagne pas de ce sociocentrisme, et, dans ce cas, l’anthropocentrisme pourrait jeter un voile sur les rapports sociaux asymétriques, ceux-là même qui permettent pourtant de comprendre ce qui a engendré la destruction de notre environnement naturel. En effet, nous avons vu que la vision qui est à la source des rapports sociaux et économiques, organisés selon un mode de domination des uns sur les autres, est la même que celle qui a permis de légitimer la domination des Hommes sur notre environnement naturel, notamment grâce aux analyses critiques de l’écologie (Moscovici, 1972) mais aussi de l’écoféminisme (Eaubonne, 1972, 1974, 1976, 1978).

Par ailleurs, cette incompatibilité entre l’anthropocentrisme et l’institutionnalisation de la nature nous semble contestable. Un événement organisé une fois par an par la collectivité territoriale illustre très clairement cette vision anthropocentrique de notre rapport à la nature. Il s’agit d’une manifestation qui a pour vocation de transformer l’humanité pour qu’elle puisse faire face à la crise écologique. Le fondement des échanges au cours de cette manifestation est que nous sommes tous égaux face à la question humaine, et donc tous légitimes pour émettre des propositions, voire prendre des décisions la concernant. Si nous ne remettons pas en cause le principe selon lequel tous les Hommes naissent libres et égaux en droit, nous pouvons cependant penser que ce principe devient un leurre quand il s’agit non plus de penser les déséquilibres ou équilibres sociaux, mais de faire comme s’ils n’existaient pas. Nous sommes ici dans une vision anthropocentrique et non sociocentrique de notre rapport à la nature.

Si nous ne contestons pas la pertinence de la distinction entre nature et environnement, nous pouvons voir ici que ces notions peuvent co-exister contrairement à ce que l’auteure avance : « L’environnement apparaît plutôt quand la nature disparaît. » (Larrère, 1998, p. 189). Nous pouvons même avancer que l’environnement, une fois bien ancré dans l’institution, permet la promotion non seulement d’une vision « purement naturelle » de notre environnement, mais aussi, bien que cela puisse être paradoxal, d’une approche anthropocentrée de celle-ci.

L’institution a même tout intérêt à promouvoir cette approche anthropocentrée qui, en gommant l’analyse sociale des rapports de pouvoir traitée dans le volet social, permet de rendre consensuel le développement durable en le réduisant à l’environnement. Par ailleurs, on peut voir que les termes du débat sont mal posés quand il faut choisir entre anthropocentrisme et écocentrisme puisque l’un découle de l’autre, il s’agit plutôt, comme le soulevait Larrère (1998), de privilégier l’anthropocentrisme ou le sociocentrisme, sachant que l’un n’empêche pas l’autre. Cependant, au vu de nos analyses et des enjeux politiques et sociaux que soulève la crise écologique, nous soutenons que l’approche sociocentriste est la plus pertinente.