B . Une affaire de classe(s)

Contrairement à ce que suggère l’approche anthropocentrique, des dissensions fortes apparaissent entre les catégories. En effet, on peut voir dans la différence entre l’indécision des agents de catégorie C pour la protection de l’environnement ou pour les emplois, et le choix unanime des agents de catégorie A et B pour la protection de l’environnement, poindre la cristallisation d’un rapport de domination socioprofessionnel.

La classe socioprofessionnelle la plus défavorisée, et donc dominée, s’imagine mal sacrifier l’emploi pour protéger l’environnement, tandis que les classes socioprofessionnelles plus élevées font le choix de protéger l’environnement. Nous pourrions ajouter quoi qu’il leur en coûte… si ce n’est que compte tenu de leur position socioprofessionnelle, elles ne se sentent pas mises en danger par un tel sacrifice. En effet, si les agents de catégorie C sont plus sensibles au social parce qu’ils occupent une place plus précaire dans la société, c’est moins le cas des agents de catégorie A et B. Le fait, ou du moins dans une situation fictive comme nous l’avons proposée, que les agents de catégorie C et les agents de catégorie A et B fassent le choix du social et de l’environnement pour les uns, et de l’environnement exclusivement pour les autres, montre que les personnes en situation réelle de prendre des décisions, ne le font pas, comme l’autre partie des personnes qui « subissent » ces décisions. Nous pouvons donc évoquer l’actualisation d’un rapport de domination dans la mesure où le décisionnaire va mettre en œuvre le développement durable conformément à une représentation qui n’est pas partagée par les dominés.

Le développement durable, promu avant tout comme protection de l’environnement, pourrait donc se mettre en œuvre en dépit, voire contre, les classes sociales défavorisées, qui sont avant tout dans une représentation sociale mixte entre le social et l’environnement. Cela pourrait expliquer la résistance, souvent évoquée sur notre terrain de recherche, des agents de catégorie C au développement durable. Il est effectivement perçu par ces derniers comme un paradigme qui, s’il n’est plus équilibré, peut faire passer la préoccupation sociale en second plan, alors qu’ils le considèrent comme au moins aussi important que la préoccupation environnementale. Par ailleurs, le fait que les écarts types des items mais aussi du groupe environnement soient inférieurs à ceux des items et groupe sociaux, montre à quel point le volet social est beaucoup plus polémique. Si cette variable de la catégorie est la seule pertinente sur les réponses à la question 7 (mais aussi à la question 5), elle ne l’est pas sur les réponses à la question 3 : c’est donc bien la simulation d’une prise de décision exclusive qui démarque les agents des différentes catégories et non pas la question de la caractérisation.

Les agents de catégorie C, par contre, se démarquent sur les réponses à la question 7 en ne manifestant aucune préférence pour la protection de l’environnement. Nous l’interprétons comme un point de cristallisation du rapport de domination que peut induire le développement durable : les agents de catégorie socioprofessionnelle élevée, et donc plus probablement appelés à prendre des décisions, le font dans une vision avant tout environnementale du développement durable, alors que les agents de catégorie socioprofessionnelle plus défavorisée sont tout autant dans une vision sociale qu’environnementale. Les dominants négligent donc l’importance du social qui a la faveur des dominés.

La minorisation du volet social du développement durable dans les représentations sociales est liée à la tension qui se trouve entre les deux approches de notre environnement naturel, écocentrée ou anthropocentrée, et les deux approches du développement durable, l’interprétation forte et l’interprétation faible. Si nous reprenons les interprétations du développement durable, l’infériorisation d’une interprétation anthropique se retrouve dans l’usage des expressions « d’interprétation forte » du développement durable quand les deux autres volets sont conditionnés par l’environnement, et « faible » quand ils sont conditionnés par l’économie. De plus, le volet social n’est pas envisagé comme étant un volet qui puisse être déterminant, et c’est bien parce que cette interprétation sociocentrée n’est pas envisagée, que le volet environnement se mut en volet « nature »… Emerge alors une approche anthropocentrée ne permettant pas une analyse sociologique de notre rapport à l’environnement naturel. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, une approche anthropocentrée permet l’approche dite forte du développement durable qui est conditionnée alors au seul volet dit « environnement » : l’anthropocentrisme et l’écocentrisme semblent alors complémentaires et non contradictoires. Ce qui est contradictoire est le sociocentrisme et l’écocentrisme (ou le zoomorphisme pour Moscovici, 1968). Ainsi en termes de représentations, c’est bien une approche « environnementale » du développement durable qui permet à la fois l’anthropocentrisme et l’écocentrisme, le sociocentrisme (une approche sociale du développement durable) étant alors mis de côté. Il serait alors plus juste de qualifier d’approche « naturelle » l’approche environnementale.

Cette approche naturelle a des conséquences notables sur les représentations des rapports sociaux et notamment, parmi eux, les plus « naturels » qui soient, les rapports sociaux de sexe et de genre. Nous pensons qu’il ne faut pas penser les conditions de production de notre environnement naturel dans la nature, mais dans les rapports sociaux.