A . La naturalisation des rapports sociaux de sexe

Ainsi nous voyons comment le champ institutionnel, s’étant approprié le développement durable avant tout comme protection de l’environnement, joue ce dernier non pas totalement contre la société, mais suffisamment pour lire les rapports sociaux que sous un angle environnemental : pour respecter l’environnement, il est plus efficace de naturaliser la société plutôt que de socialiser la nature. Nous pouvons faire le lien avec la critique produite par Moscovici de ce télescopage entre nature et société (1968, 1972) : pour éviter toute critique de la société, la naturalisation la fige. Il appelle ce processus le zoomorphisme qui est le contraire de l’anthropocentrisme : dans le premier cas on naturalise la société, dans le second on humanise la nature.

Ainsi, cette naturalisation des rapports sociaux, et dans notre cas des rapports sociaux de sexe, renvoie les hommes et les femmes aux stéréotypes qui les caractérisent. Cette posture fige l’évolution des identités de genre, et elle empêche aussi toute transformation possible de ces rôles. Par ailleurs, nous avons vu toute la complexité de concevoir le lien entre nature et rapports sociaux par la mise en lumière de l’écoféminisme. Ce dernier, s’il se construit avant tout sur une critique de la nature comme sociale (Eaubonne, 1972, 1974, 1976, 1978, Shiva, 1993, Mellor, 1992, 1997, etc.), n’en promeut pas moins une mise en œuvre contemporaine naturaliste (Adams, 1993, Diamond, 1990, Eisler, 1990, etc.). Nous trouvons dans les entretiens toutes ces ambiguïtés dues d’une part, à la conciliation du postulat que la nature, si on doit la protéger, existe bel et bien en elle-même, et d’autre part à la nécessité de concevoir des mouvements d’émancipation, notamment vis-à-vis de la nature. D’ailleurs, l’idée de la femme-déesse-de-la-nature évoquée par les écoféministes spirituelles n’est pas sans évoquer la « femelle mystique » que décrivait déjà Beauvoir (1949). Une femme aliénée par une cause qui la dépasse, lui permettant ainsi de ne pas affronter l’aliénation matérielle dont elle est l’objet. Mais un profil sociologique contemporain émerge en écho à cette figure de la femme mystique et verte, elle est identifiée par Badinter (2010) et Saporta (2008) comme étant la nouvelle militante verte et écologiste : cette femme abandonne volontairement son travail salarié pour éduquer ses enfants à coup de couches lavables et de petits pots maison tout en distribuant des tracts pour les Verts187.

Nous pouvons retrouver cette ambiguïté entre une représentation anthropocentrée et écocentrée de l’environnement et de la nature dans les tâches d’association lexicale portant sur les mots « développement durable » et « environnement ». Par ailleurs notre analyse des occurrences concernant les femmes dans le rapport Brundtland a montré que la condition féminine était d’abord et avant tout une condition maternelle.

Nous sommes donc dans une approche résolument différentialiste des identités sexuées (Fouque, 1995, Irigaray, 1974, 1977, 1994, etc.) qui, pour justifier cette différence, s’appuie sur un argument naturaliste ou physiologique. Les rapports de sexe sont donc loin d’être perçus comme sociaux (Mathieu, 1973, Mead, 1928, 1949, Guillaumin, 1992, etc.). Ainsi le développement durable permet, en rejouant la naturalisation des rapports sociaux, de réactualiser la légitimation idéologique de ces rapports de domination en la sortant de la sphère sociale et en la déshistoricisant (Bourdieu, 1998).

Cette naturalisation des rapports sociaux de sexe explicitée lorsque nous évoquons le développement durable dans les entretiens ne s’y réduit pas : elle explique la discrimination sexiste à laquelle est confrontée l’institution. Cette discrimination entre les hommes et les femmes que l’on retrouve entre les filières technique et administrative est justifiée par ces arguments naturalistes : les femmes ne peuvent pas faire le métier de cantonnier parce qu’elles sont trop fragiles, etc. Par ailleurs, nous pouvons souligner tout le paradoxe que cela soulève : étant entendu que le développement durable s’occupe de la nature et que les femmes sont plus proches de la nature que les hommes, alors les femmes sont plus proches du développement durable que les hommes. Or, ce paradigme du développement durable n’est pas tant anthropocentriste qu’androcentriste (Mellor, 1997, Sarr, 2006, Desai, 2007) dans la mesure où ce sont bien encore et toujours les hommes qui le négocient, et qui, forts de leur rapport de domination, le perpétuent. Ce paradigme dont les femmes seraient les plus proches leur porte en fait préjudice.

On a donc affaire à deux visions du développement durable, une qui naturalise les rapports sociaux de sexe et nous avons vu que cette naturalisation imprègne l’institution et ressort dans les entretiens, et une autre qui serait neutre si elle n’était pas en fait androcentrique. Le développement durable met donc les féministes dans l’impasse : les rapports sociaux de sexe et de genre soit ne sont pas traités, soit le sont pour être naturalisés. En cela le développement durable apparaît comme étant un écueil de plus dans la promotion de l’égalité hommes/femmes.

Notes
187.

Cette description est aussi caricaturale que les propos des auteures en question.