B . Les stratégies identitaires déployées dans l’institution

Nous avons pu déceler les stratégies identitaires sexuées et professionnelles par l’étude des représentations sociales du développement durable et notamment en les mettant en lien avec la dimension transgénérationnelle, qui est non seulement en lien avec la patrimoinisation d’un rapport de domination, mais aussi avec un positionnement parental.

Nous avons vu que la solidarité transgénérationnelle n’apparaissait pas globalement dans les représentations de deux groupes : les femmes administratives et les hommes techniques. Ces deux groupes ne retiennent pas l’item « mes enfants » et seulement l’item portant sur les générations futures. Ces deux groupes se dissocient donc dans une certaine mesure de la patrimoinisation de la domination, mais aussi d’un positionnement parental.

L’alignement des femmes administratives sur les hommes, et qui plus est, les hommes de la filière technique, pose question. Dans les entretiens les femmes se positionnent entre autres comme mères, mais n’ayant pas interviewé de femmes de la filière administrative, nous pouvons difficilement appliquer des interprétations aux femmes administratives à partir des entretiens des femmes techniques. Cela dit, le fait que le groupe qui soit dominé à double titre (femme et administratif), ait les mêmes représentations que le groupe qui est dominant à double titre (homme et technique) n’est pas le signe selon nous que les dominés soient devenues porteuses de la représentation du développement durable des dominants. Nous proposerons plutôt que les dominés ont adopté le même positionnement que les dominants : un rejet de la sphère professionnelle, le fait d’être mère ou père renvoyant par là à l’adoption d’une identité sexuée dite « neutre » (Huppert-Laufer, 1982). Ce positionnement engendre des représentations sociales qui se trouvent dans ce cas identiques, mais cela n’est pas forcément le cas ici (Rouquette, 1998). Nous tenons donc à maintenir cette différence entre l’adoption de représentations par les dominés des représentations des dominants et l’adoption d’un positionnement identique.

Cette identité sexuée dite « neutre » serait donc le lot des dominants et des dominés qui le sont doublement, et qui sont tous deux des groupes typiques de l’institution et fortement identifiés comme tels. En tout cas, le double stigmate lié au fait d’être une femme, dans une identité socioprofessionnelle de femme, n’amène pas les femmes administratives à investir leur identité sexuée sur le mode de la muliérité définie pourtant comme l’aliénation féminine dans les stéréotypes de la féminité et de la soumission (Dejours, 1988). En effet, le stéréotype de la féminité aurait été d’accorder au moins une aussi grande importance, si ce n’est plus, à l’avenir de « mes enfants » qu’aux générations futures. Elles semblent plutôt adopter du neutre, autant que le permet le masculin neutre.

Les deux groupes atypiques (les femmes techniques et les hommes administratifs) ont un noyau composé des deux items liés aux générations futures. Ils adoptent donc un positionnement qui est plus conciliant, et donc aussi plus coûteux (Aubert, 1982) ce que Doutre (2007, 2008) a déjà montré pour les femmes cadres. Ils sont des ascendants au sens large, mais ils sont aussi soucieux de « mes enfants ». Tout comme nous avons peu d’entretiens de femmes administratives (N = 1), nous avons peu d’entretiens d’hommes administratifs (N = 2). Cela dit, les entretiens de femmes ingénieures montrent qu’elles évoquent leurs enfants, voire leur mari, et se positionnent clairement comme mères de famille (entretiens A, X) ou les hommes les positionnent comme telles (entretiens R et Z). Le fait d’avoir une identité socioprofessionnelle atypique (être une femme dans un service d’hommes, ou un homme dans un service de femmes), leur permet peut-être d’avoir aussi une identité sexuée, si ce n’est atypique, du moins « hybride ». D’ailleurs les deux hommes administratifs interrogés (entretiens R et V) évoquent les identités de genre plutôt que les identités de sexe. De plus, cette identité sexuée féminine affichée par les femmes ingénieures en se situant comme mères peut être mise en lien avec la féminité mascarade (Rivière, 1929) : pour ne pas effrayer les hommes, elles jouent un rôle de femme pour désamorcer la concurrence qui se joue avec les hommes. De plus, cette remarque est sûrement anecdotique et ne constitue pas une donnée, mais nous avons été frappée par le fait que les hommes administratifs que nous côtoyions dans notre travail affichaient volontiers des photos de leurs enfants, ou leur coloriage etc. dans leur espace de travail, ce qui n’était absolument pas le cas des femmes administratives. Les hommes administratifs affichant leur statut de père, peut être aussi une forme de « féminité mascarade » : ces hommes étant plongés dans un service ou dans une direction de femmes, il s’agirait plutôt pour eux d’être assignés, au même titre que les femmes, à la sphère reproductive.

Cette assignation se fait automatiquement pour les femmes (Laufer, 2004, Eagly et Karau, 2002), mais elle doit être construite par les hommes (Shows et Gerstel, 2009). Dans les deux cas il s’agirait bien de jouer une mascarade qui permet de désamorcer la mise en concurrence des identités sexuées dans le champs socioprofessionnel. Cet affichage de la paternité pourrait être l’équivalent du rouge à lèvres porté par les chirurgiennes selon les observations de Cassel (2000). Ce qui est tout de même intéressant dans les deux cas est la performation de l’identité sexuée par rapport à l’appartenance professionnelle de façon à relier les sphères productives et reproductives. Nous revenons à la notion de statut biosocial (Fortino, 2002), qui, s’il est biais de discrimination, peut aussi servir ici de moyen d’intégration quand justement le statut socioprofessionnel est atypique.

De plus, si nous reprenons la théorie des rôles sociaux d’Eagly (2004) et les recherches de Doutre sur les femmes cadres en tant que groupe (2007), cette dernière relève que les femmes cadres se distinguent à la fois des femmes et des cadres en se percevant comme groupe collection certes, mais distinct des hommes cadres. Ici nous pouvons voir, bien que nous n’étudions pas la perception que les groupes ont d’eux mêmes mais les représentations qu’ils produisent, que ce sont les femmes administratives qui se distinguent des représentations des femmes et des administratives, alors que les femmes techniques s’assimilent aux représentations des femmes et des techniques. Cela confirme ce que nous avons développé précédemment sur la conciliation des identités sexuées et professionnelles : les femmes administratives se distinguent pour échapper à leur statut doublement dominé, alors que les femmes techniques négocient leur statut de dominant sur le plan professionnel en le conciliant au statut de dominé sur le plan sexué. Ce ne sont donc pas les femmes assimilées aux dominants qui se distinguent, mais les femmes assimilées aux dominés. Pour les hommes, les conciliations des rôles sont plus complexes mais sont en écho avec notre analyse précédente. Les hommes administratifs produisent des représentations qui sont similaires à celles des agents de la filière administrative, mais différentes des hommes. Alors que les hommes techniques sont dans une conciliation inverse, ils se différencient des représentations produites par la filière technique mais similaires à celles des hommes.

Cette analyse est aussi valable sur l’analyse des réponses aux groupes mettant en jeu les dimensions verticales et horizontales du développement durable. Les techniciennes ont des réponses différentes des techniciens et des femmes, et les administratives différentes des administratifs et des femmes. Les femmes se distinguent tandis que les hommes administratifs et les hommes techniques ressemblent pour les premiers aux administratifs et les seconds aux hommes.

Cette analyse nous permet de montrer que le développement durable met en jeu les identités sexuées des répondant.e.s en même temps qu’elles sont actualisées par le discours portant sur le développement durable. En cela, le développement durable est pris dans la dialectique des rapports entre dominants et dominés, il est donc loin d’être neutre. Tout comme le discours portant sur la discrimination positive par exemple (Lorenzi-Cioldi, 2004), on peut voir que des notions, des paradigmes, sont repris par et dans le champ social, et sont un prétexte pour actualiser et négocier des rapports de force. Bien que la discrimination positive porte directement sur la question de la discrimination et du sexisme, ce paradigme comme le développement durable, joue en faveur des dominants puisque les rapports sociaux de sexe sont naturalisés dans les deux cas.

Par ailleurs, en comparant non pas seulement les représentations que les groupes ont d’eux-mêmes ou des autres, mais également les représentations qu’ils produisent sur un objet X, nous avons montré que la théorie des rôles sociaux reste pertinente.