Conclusion

Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer
René Char, Feuillets d’Hypnos

Cette recherche a permis de voir comment le développement durable, en devenant une cause commune à des groupes sociaux aux intérêts habituellement divergents, était transformé en outil de revendication non pas sociale mais seulement écologiste. Nous avons procédé à l’étude de ce mécanisme à une échelle réduite qui fut la collectivité territoriale accueillante. Cette dynamique, qui a entraîné la marginalisation des revendications sociales au profit d’ »un nouvel ordre écologique » (Ferry, 1992) a mis l’écologie au premier plan des préoccupations sociales, alors même qu’elle était très largement minoritaire jusqu’aux années 2000. On assiste donc à un véritable renversement des tendances, même à une forme de chiasme historique : l’importance des revendications sociales des années 70 a peu à peu faibli pour laisser place aux préoccupations écologistes ; celles-ci, devenues omniprésentes, éclipsent la poursuite du progrès sociale, cher aux mouvements socialistes. Cela veut dire que la mise en lumière de l’une s’est faite aux dépends de l’autre.

On peut donc se poser une question qui nous semble très sérieuse et absolument essentielle à l’aube de ce nouveau siècle : la possibilité non pas tant théorique que pratique, de l’écologie sociale. En effet, le paysage politique contemporain, au moins en France mais aussi en Europe comme l’ont montré les dernières élections européennes, connaît un bouleversement en raison de la montée de l’électorat « vert ». Mais le programme social des Verts ou d’Europe Ecologie a encore du mal à sortir d’un discours attenant à la nature seulement en faisant la promotion d’une vision de la société qui serait autonome de celle du socialisme. En effet, les Verts sont toujours assimilés au parti socialiste, du moins en France, ce qui n’est pas sans poser certaines contradictions dont les portes-paroles Verts doivent difficilement rendre compte. Par exemple, lors de la grève des raffineries de Total, Daniel Cohn-Bendit ou Cécile Duflot ont été incapables ni de prendre le parti des grévistes, ni de cautionner l’argumentaire de Total qui est pourtant confronté à une baisse de la consommation de pétrole en France. Le chemin est étroit pour l’écologie sociale qui doit se le frayer entre une vision qui partage tout avec le socialisme sauf l’aspect productiviste et émancipateur de la nature, et une vision décroissante qui frise l’anti-social.

La difficulté de penser l’écologie en même temps que le social se retrouve dans la naturalisation dont les rapports sociaux font l’objet quand ils sont justement pensés ensemble : ce rapport, même pensé ensemble, ne pouvant se faire sur un mode symbiotique, se fait sur un mode parasitaire. Ainsi, la nature vient parasiter la société qui se retrouve en totale hétéronomie vis-à-vis d’elle. Si Moscovici (1972) avait bien dit que le grand défi du XXIème siècle était que la société pense la nature, et donc de les rendre l’une et l’autre hétéronomes, cette hétéronomie se fait pour le moment très largement aux dépends de la société. Ainsi la nature n’est pas tant pensée par la société que la société se pense par la nature.

Cette naturalisation qui est à mettre en lien avec une perception du développement durable seulement sous une approche environnementale, mais aussi sous l’aspect transgénérationnel, est en écho à une vision quasi darwinienne de la société – produite non pas par Darwin mais ces successeurs comme Galton-. La société, face à cette crise environnementale, réagit avec les arguments de la nature que sont la survie de l’individu et la perpétuation de l’espèce. Des recherches futures pourraient aborder cette transformation de l’Homme « seigneur de la nature » (Kant, 1790, p. 379) en mammifère commun. La technicisation accrue des méthodes de reproduction, la recherche sur le génome, l’ethnicisation du discours politique entre autres, qui contribuent à l’objectivation de l’Homme par lui-même, contribuent, paradoxalement, aussi à cette animalisation, au lieu d’en faire un sur-Homme. Toutes ces questions soulevées par l’évolution des techniques qui sont éthiques, sont des questions qui soulèvent justement ce que sont les limites. Or ces limites, forcément extérieures à une sphère humaine, sont rapportés à des instances transcendantes quand il s’agit de Dieu, ou immanentes quand il s’agit de la nature.

Ce retour à l’Homme-animal n’est pas anodin aussi dans le différentialisme des sexes et leur hiérarchisation. En effet, cet empressement de la part des sociétés occidentales à devenir vertes, conjugué à la préoccupation des générations à venir, risque d’être le terreau du repli des rôles des hommes et des femmes sur le sexe comme les définissant. Nous avons pu voir dans cette recherche à quel point la culpabilité et la responsabilité imprègnent le discours des participant.e.s quant à ce qu’ils laisseront aux générations futures. Par ailleurs, ce repli des rôles sociaux de sexe, qui fait des femmes avant tout des mères, n’est pas sans mettre les hommes comme les femmes dans une contradiction qui elle aussi est culpabilisante. En effet, certain.e.s relient le désastre écologique à l’explosion démographique, à laquelle ils participent, bon an, mal an.

Nous pouvons ajouter que l’émergence du phénomène de « l’enfant-roi » durant ces quinze dernières années va aussi dans le sens de ce que nous avons vu du développement durable. Les contemporain.e.s sont littéralement absorbé.e.s par ce qu’il adviendra de leurs enfants, au point que ce futur agit comme loi sur le présent. Il s’agit bien là, comme nous l’avons souligné, d’une véritable patrimoinisation de l’enfance.

On en arrive alors à ce constat ubuesque que le contemporain est déterminé non pas tant par le passé, mais par le futur. Il s’agit de voir maintenant si cela paralyse ou au contraire rend audacieuses les décisions politiques.

Au-delà du changement des représentations sociales du développement durable ou des pratiques qui seraient propices à l’avènement d’un développement durable, cette recherche s’inscrit aussi dans une réflexion de fond qui touche au fondement ontologique de la société qui se définit par, contre et dans la nature. En effet, le fait que le développement durable soit phagocité par les dominants et dans une promotion purement environnementale le réduit à néant sur le plan politique. S’il est connu et plébiscité par tous mais dans une version qui confine la société malgré elle, il risque de s’apparenter à de la propagande.