Introduction

Nous avons présenté dans le chapitre 1 un certain nombre d’études ayant montré que le délai temporel avec lequel une information est répétée influence la rétention de cette information. Ces observations nous amènent à nous interroger sur le ou les mécanismes par lesquels la durée de l’intervalle inter-répétition (IIR) peut influencer l’apprentissage et la rétention. En quoi le passage du temps entre deux (ou davantage) occurrences d’un même item peut-il avoir un effet qui s’observera ultérieurement lors de la récupération ? Nous nous intéresserons principalement aux situations où seules deux occurrences de l’information ont lieu, pour des raisons de simplicité et parce que peu de théories ont été avancées pour expliquer l’effet de trois répétitions ou plus. Nous appellerons P1 et P2 respectivement la première et la seconde occurrence d’une information.

Avant d’exposer les différentes théories en présence, qui sont toujours actuellement débattues, plusieurs points doivent être évoqués. Premièrement, les auteurs n’ont pas toujours distingué l’effet d’espacement et l’effet d’intervalle dans l’élaboration de leurs théories, ce qui ne rend pas toujours claire la limite entre les théories s’appliquant à l’un et celles s’appliquant à l’autre. Deuxièmement, les théories ont été majoritairement élaborées dans le cadre de l’effet de la pratique distribuée à court terme, et il n’est pas évident que les théories soient également valables sur le long terme. Troisièmement, il n’est pas non plus évident, ni toujours discuté dans la littérature, que les théories soient valables à la fois dans les cas où l’apprentissage se produit par le biais de présentations répétées d’un item (essais de type Etude seule, voir la section 1.4.1) et dans les cas où l’apprentissage se produit par le biais de tests successifs sur le même item (essais de type Test seul et Test-étude). Nous nous concentrerons essentiellement sur les théories relatives aux essais de type Etude seule dans la mesure où ce type de présentations sera utilisé dans nos expériences.

La logique générale de l’explication de l’effet de pratique distribuée est la suivante. On peut raisonnablement penser que les processus en jeu lors de P1, c’est-à-dire lorsque l’on voit l’information la première fois (du moins la première fois dans le contexte expérimental particulier) sont les mêmes quel que soit ce qui se passe après. La différence entre les différentes conditions est donc due :

  • soit à des phénomènes qui se produisent lors de l’intervalle entre P1 et P2,
  • soit au fait que, lors de P2, des phénomènes diffèrent entre les différentes conditions,
  • soit encore une combinaison des deux phénomènes précédents.

De plus, les phénomènes en question peuvent avoir des conséquences non seulement pendant l’apprentissage, mais également sur la façon dont ce qui a été appris va persister dans le temps après P2, c’est-à-dire lors du délai de rétention (DR).

Nous allons dans ce chapitre présenter les théories développées dans la littérature psychologique pour expliquer les résultats observés, tandis que le chapitre 3 sera consacré aux théories existantes dans le champ plus vaste de la neuroscience cognitive. Au fur et à mesure des nombreuses études réalisées sur la thématique de la pratique distribuée, de nombreuses théories psychologiques ont vu le jour. Les explications les plus intuitives qui ont été proposées sont les suivantes :

Premièrement, deux hypothèses faisant reposer l’origine de l’effet sur l’intervalle P1-P2 ont été proposées : celle de la répétition mentale (rehearsal) et celle de la consolidation. L’hypothèse de la répétition mentale stipule que le fait d’avoir un long IIR entre P1 et P2 pourrait permettre au sujet d’avoir plus de temps pendant cet intervalle pour ‘réviser’ les items à apprendre, par rapport à un court IIR. En effet, on sait que lorsqu’un sujet a pour tâche d’apprendre une liste d’items, il peut lui arriver de se répéter mentalement les items précédents pendant la présentation de certains items. Cette hypothèse a été rapidement écartée comme cause principale des effets de pratique distribuée car la répétition mentale est une activité volontairement mise en œuvre par le sujet lorsqu’il fait un effort pour apprendre des informations. Or, l’effet d’espacement a été observé même en situation d’apprentissage incident (e.g., Shaughnessy, 1976 ; voir cependant Greene, 1989). L’hypothèse de la consolidation stipule quant à elle que le passage du temps entre P1 et P2 permet à la trace mnésique élaborée à P1 de se consolider. Si l’épisode P2 survient trop tôt, cette consolidation est alors interrompue, ce qui est défavorable à la rétention finale. Au contraire, si l’épisode P2 survient après un IIR d’une certaine durée, la consolidation de P1 a pu atteindre un niveau plus avancé et la rétention finale sera alors plus élevée. Cette hypothèse de la consolidation a également été rapidement écartée, car elle fait reposer l’effet de la pratique distribuée sur P1 alors que de nombreuses études ont montré que le locus de l’effet d’espacement est P2 (e.g., Hintzman, Block, & Summers, 1973). Nous développerons toutefois, dans la section 3.3, les conceptions actuelles sur la consolidation dans le champ des neurosciences, qui sont toujours discutées dans le cadre de l’effet d’espacement.

Deuxièmement, deux hypothèses faisant reposer l’origine de l’effet sur P2 ont été proposées. Ces hypothèses, dites du traitement déficitaire, stipulent que les sujets allouent moins d’attention au stimulus répété lors de P2 lorsque l’IIR est court que lorsqu’il est plus long.L’hypothèse inattentionnelle de Hintzman (1974) propose que des mécanismes volontaires sont à l’œuvre dans ce processus. Le sujet, dans une condition d’intervalle court (par exemple 5 secondes), porterait moins attention au traitement de P2 que dans la condition d’intervalle long (par exemple 2 minutes), car la répétition lui procurerait alors un « sentiment de savoir ». Cette hypothèse a été écartée car, même dans des conditions où le sujet obtient une récompense proportionnelle à son rappel final, la condition massée reste moins favorable au rappel final que la condition distribuée (e.g., Hintzman, et al., 1975). Ainsi ce mécanisme d’attribution volontaire d’attention ne peut pas expliquer à lui seul les effets d’espacement et d’intervalle. On ne peut toutefois pas exclure que de tels effets attentionnels se produisent et ont un rôle explicatif partiel dans certains effets obtenus. L’hypothèse de l’amorçage (priming) considère au contraire que des mécanismes involontaires sont à l’œuvre dans ce processus. Le sujet, dans une condition d’IIR court, allouerait moins de ressources au traitement de P2 que dans la condition d’IIR long, car, ayant toujours l’item en mémoire à court terme, il ne réaliserait les mêmes traitements sur l’information que dans une condition d’intervalle long. Cette hypothèse a reçu certains appuis empiriques, et nous développerons ce point dans la section 2.4 et dans la section 3.1 sur l’imagerie fonctionnelle.

Enfin, des théories moins intuitives ont également été proposées. Les deux principales théories en vigueur actuellement sont celles de la variabilité de l’encodage et de la récupération en phase d’étude. D’autres hypothèses moins populaires mais néanmoins intéressantes sont celles de l’accessibilité - reconstruction et celle de la métacognition. Etant donné que notre problématique porte sur les effets de la répétition sur le long terme, nous orienterons dans la mesure du possible la présentation des théories en ce sens. Le lecteur désireux d’en savoir plus sur les théories expliquant davantage les effets à court terme peuvent se référer aux revues de Hintzman (1974), Cepeda et al. (2006), et Crowder (1976, chapitre 9).