2. 4. Traitement déficitaire, amorçage, accessibilité et reconstruction

Un troisième type d’hypothèses postule qu’un traitement déficitaire des occurrences répétées en condition d’IIR court est responsable de l’effet de pratique distribuée. Ces hypothèses ont été formulées pour expliquer les effets d’espacement et d’intervalle à court terme, et sont probablement moins pertinentes pour expliquer les effets de pratique distribuée à long terme. Il est toutefois utile de rappeler brièvement le principe de ces hypothèses dans la mesure où, comme nous le verrons, des expériences récentes en imagerie fonctionnelle font appel à des concepts proches de ces théories.

Ces hypothèses ont pour point commun l’idée que la seconde occurrence d’un item est traitée de façon moins optimale en condition massée qu’en condition distribuée, ce qui a pour conséquence de produire un encodage de moindre qualité. Ainsi, la proximité temporelle des deux occurrences empêcherait le sujet de réaliser un second encodage optimal pour la mémorisation. Il a été montré que ces effets se produisent de façon automatique et indépendamment de la volonté du sujet (e.g., Shaughnessy, 1976). Bien que des hypothèses faisant appel à des processus volontaires de la part du sujet (e.g., rehearsal et inattention) ont aussi été proposées, les arguments expérimentaux ont globalement contredit ce caractère volontaire (e.g., Toppino, 1991 ; voir cependant Toppino, Fearnow-Kenney, Kiepert, & Teremula, 2009). Plusieurs hypothèses ont été proposées pour décrire les mécanismes en présence.

En 1993, Challis a défendu l’idée que l’amorçage sémantique pouvait être la cause du traitement déficitaire : lors de la seconde occurrence de l’item en condition massée, celui-ci serait l’objet d’un amorçage de type sémantique, qui empêcherait le sujet de traiter correctement l’item. Le fait de présenter la première fois le mot chapeau constituerait un événement amorce, qui faciliterait le traitement de la seconde occurrence du mot chapeau. Cette facilitation constituerait un désavantage pour le traitement de la seconde occurrence dans la mesure où il « court-circuiterait » en quelque sorte les processus cognitifs engagés normalement lors de la présentation de l’item. Comme l’amorçage sémantique n’a qu’un effet temporaire, alors en condition distribuée, puisque l’IIR est plus long, un traitement normal de la seconde occurrence pourrait se produire.

En 1998, Russo, Parkin, Taylor, et Wilks ont étendu cette hypothèse en introduisant comme facteur le type de traitement engagé par le sujet lors de la phase d’apprentissage. Lorsqu’un traitement sémantique des informations est requis (par exemple, juger le caractère plaisant, ou apprendre volontairement les mots), alors un amorçage sémantique se produirait lors de P2, ce qui aurait une influence délétère sur la condition massée. C’est l’hypothèse initiale de Challis. Cependant, lorsqu’un traitement non sémantique des informations est requis (par exemple, juger la rime, détecter la présence de lettres dans un mot), alors un amorçage non sémantique (i.e., perceptif) se produirait lors de P2, ce qui aurait également un effet délétère sur la condition massée. De façon cohérente avec cette hypothèse, il a été observé que des modifications physiques d’un item d’une occurrence à l’autre, comme par exemple un changement de police d’écriture pour les mots (e.g., Mammarella, Avons, & Russo, 2004 ; Russo, Mammarella, & Avons, 2002) ou un changement d’orientation pour les visages (e.g., Mammarella, Russo, & Avons, 2002) ont pu éliminer l’effet d’espacement. Autrement dit, la condition massée permettait une récupération ultérieure aussi élevée que la condition distribuée. Or, dans ce cas, un même item était répété mais l’amorçage perceptif était empêché du fait de la modification des caractéristiques visuelles de l’item. Ces observations montrent donc qu’en situation de répétition d’un item à l’identique, un phénomène se produit, qui ne se produit pas lorsque la répétition prend une forme différente.

Ces hypothèses peuvent être rapprochées de celle avancée par Jacoby (1978). Selon l’auteur, lors de P2, les processus d’encodage ayant été réalisés pendant P1 sont plus ou moins récupérés en mémoire. Si ces processus ne peuvent pas être récupérés tels quels, alors il est nécessaire de les reconstruire, c’est-à-dire de les réaliser à nouveau, et cette reconstruction serait bénéfique à la mémoire. L’auteur utilisait une tâche dans laquelle des paires de mots étaient présentées en intégralité lors de P1 (e.g., foot-shoe), puis, lors de P2, le mot cible était incomplet et le sujet devait le retrouver (e.g., foot-s--e). Dans un troisième temps, un rappel indicé était demandé aux sujets (e.g., foot- ?). Si l’intervalle entre P1 et P2 est court, alors il est probable que l’on puisse facilement récupérer en mémoire le mot cible, puisque la paire a été présentée récemment. En revanche, si P2 se produit longtemps après P1, il va être nécessaire pour le sujet de « résoudre » le problème du mot incomplet, et donc de reconstruire certains des processus engagés lors de P1. C’est pourquoi, en général, l’espacement serait bénéfique pour la mémoire. En 1982, Cuddy et Jacoby mirent en avant la notion d’accessibilité : plus la trace de P1 est difficilement accessible en mémoire lors de P2, ce qui se produit suite à un long IIR, plus les traitements engagés lors de P2 seront importants, ce qui est favorable à la rétention.

Cependant, Glenberg et Smith (1981) ont avancé des arguments contraires à cette hypothèse de reconstruction. En particulier, bien que l’hypothèse semble cohérente lorsque des essais de Test-étude ou Test-seul sont employés, ils considéraient que lorsque des essais de type Etude seule sont employés, l’effet d’espacement ne peut pas être expliqué seulement par une telle hypothèse. Selon les auteurs, les résultats expérimentaux ne montraient pas que, dans des conditions classiques d’apprentissage de liste (i.e., avec des essais de type Etude seule), les sujets s’engagent davantage dans des activités constructives lorsque l’IIR est long que lorsqu’il est court. Premièrement, l’effet d’intervalle n’est pas toujours monotone, ce qui devrait pourtant être observé si l’hypothèse de reconstruction était exacte (e.g., Glenberg, 1976). Deuxièmement, si l’item est présenté dans une modalité différente lors de P1 et de P2, alors le phénomène de reconstruction devrait nécessairement avoir lieu, et ce, quel que soit l’IIR. Donc l’effet d’espacement devrait disparaître en condition de modalité différente, ce qui n’est pas le cas (e.g., Hintzman, Block, & Summers, 1973). Troisièmement, si une tâche d’orientation différente est réalisée lors de P1 et de P2, alors le phénomène de reconstruction devait nécessairement être réalisé lors de P2, et ce, quel que soit l’IIR. Donc l’effet d’espacement devrait disparaître en condition de tâche d’orientation différente. Or, les expériences de Glenberg et Smith ainsi que des expériences antérieures (e.g., Maskarinec & Thompson, 1976) n’ont pas montré cette disparition de l’effet d’espacement annoncée, ce qui s’oppose à la théorie de la reconstruction.

Ainsi, cette théorie de la reconstruction semble être pertinente surtout dans le cas où les répétitions sont des tests et non pas de simples présentations. D’autre part, elle concerne davantage la différence entre les conditions massée et distribuée que l’effet d’intervalle. De plus, cette théorie émet des prédictions opposées à celles de la théorie de la récupération en phase d’étude : plus l’IIR est grand, plus la reconstruction est importante et donc plus la rétention devrait être importante.

Une autre hypothèse, très proche de la précédente, intitulée hypothèse de l’accessibilité, a été développée en 2005 par Pavlik et Anderson dans un modèle mathématique. Ce modèle est décrit dans la section 3.2.2. Pour résumer, le modèle implémente le principe suivant : le taux de déclin de la trace créée lors d’une répétition d’un item est lié au niveau d’activation de la trace laissée par l’occurrence précédente. Ainsi, si la trace de l’item est fortement active en mémoire au moment de la répétition, ce qui se produit après un IIR court, alors le taux de déclin de l’activation de la nouvelle trace sera élevé, et par conséquent, l’oubli rapide.À l’inverse, sila trace de l’item est faiblement active au moment de l’occurrence, ce qui se produit après un IIR long, alors le taux de déclin de l’activation de la nouvelle trace sera faible, et par conséquent, l’oubli faible. Comme nous le verrons dans le chapitre consacré à la modélisation, les simulations réalisées avec ce modèle étaient relativement convaincantes.

Les hypothèses de l’accessibilité et de la reconstruction sont difficiles à tester sans modifier le paradigme classique des études sur les effets de pratique distribuée, paradigme qui met en jeu de simples présentations, c’est-à-dire des essais de type Etude seule, lors de l’apprentissage. En effet, il est difficile d’accéder aux processus de reconstruction à l’œuvre chez le sujet sans inclure des tests pendant l’apprentissage. C’est pourquoi les études utilisant l’imagerie cérébrale pourraient être utiles car elles pourraient permettre d’obtenir des informations sur ce qui se produit chez le sujet sans modifier la tâche réalisée par ce dernier. Or, il apparaît que la notion de suppression de répétition (voir la section 3.1) pourrait être mise en lien avec la notion d’amorçage et la théorie de l’accessibilité-reconstruction. Quand l’IIR est court, les zones cérébrales activées lors de P2 ne sont pas autant activées que lors de P1, alors que lorsque l’IIR est long, cette sous-activation n’est pas observée. Ces niveaux d’activation cérébrale pourraient justement refléter les opérations d’encodage dont parlait Jacoby (1978). Cependant, cette hypothèse soulève des questions d’une portée plus large que la problématique de l’effet d’espacement. On peut s’interroger sur la définition exacte de la notion de construction de processus, et sur celle de récupération de processus. Plus largement, ces questions sont liées à la connaissance des mécanismes en jeu lors de la reconnaissance. Ces questions vont donc bien au-delà du cadre du présent travail.