3. 3. 2. Taux d’oubli

Un autre concept important lié à celui de la consolidation est le concept d’oubli. En effet, la consolidation est responsable du fait que les souvenirs se renforcent et deviennent, avec le temps, moins sujets à l’oubli et à l’interférence. Ainsi, un souvenir consolidé va présenter un taux d’oubli plus faible qu’un souvenir non consolidé, et le taux d’oubli permet de mesurer indirectement le niveau de consolidation d’un souvenir (e.g., Wixted, 2004).

Par exemple, en 2008, l’étude de Litman et Davachi visait à rapprocher les approches psychologique et physiologique dans l’explication de l’effet de pratique distribuée. L’hypothèse des auteurs était qu’un apprentissage avec un long IIR était avantageux par rapport à un apprentissage avec un court IIR non pas par la comparaison de la rétention à un moment donné, mais plutôt par la comparaison des taux d’oubli dans les deux types d’apprentissage. Les participants devaient apprendre un ensemble de paires de mots concrets présentés deux fois, soit avec un IIR de 5 minutes, soit avec un IIR de 24 h. Pour étudier le taux d’oubli, la rétention était mesurée à deux reprises, d’abord immédiatement après la seconde phase d’encodage, puis 24 h après. Les scores de rappel dans les deux conditions ne différaient pas après le délai de rétention de 5 min ; au contraire, après le délai de rétention de 24 h, les items fortement espacés étaient mieux rappelés que les items faiblement espacés. Ces données suggèrent donc que la réactivation des apprentissages après 24 h de consolidation rend les traces mnésiques plus résistantes à l’oubli qu’une réactivation plus immédiate. Les résultats sont présentés dans la Figure 8.

Figure 8 : Reproduction des résultats de l’étude de Litman et Davachi (2008, ; Expérience 1 à gauche et Expérience 2 à droite). Taux de bonnes réponses en fonction de l’intervalle inter-répétition (couleur de la courbe) et du délai de rétention (axe des abscisses).

En psychologie cognitive, quelques études ont porté sur l’évolution de la rétention avec le temps en fonction de l’IIR (e. g., Robinson 1921 ; Rohrer & Taylor, 2006). En 1921, Robinson a réalisé une étude dans le but d’étudier l’effet de pratique distribuée. Par exemple, dans une première expérience, les sujets devaient apprendre une liste de 10 nombres, la liste étant présentée 12 fois. Ces présentations étaient soit de type massé, c’est-à-dire que la liste était présentée 12 fois de suite avec un intervalle inter-liste de 6 secondes, soit de type distribué, c’est-à-dire que la liste était présentée 6 fois de suite un jour, puis 6 fois de suite le lendemain. Le DR était de 5 minutes, 20 minutes, ou 24h. De façon intéressante, un même sujet réalisait les six conditions expérimentales et ce à deux reprises. Les courbes de rétention sont présentées dans la Figure 9. Ces courbes mettent bien en évidence que même si la condition « massée » est parfois plus efficace lorsque le DR est très court, le taux d’oubli est globalement beaucoup plus important en condition massée qu’en condition distribuée. Dans l’Expérience 2 on observait même un croisement des courbes.

Figure 9 : Reproduction des résultats de l’étude de Robinson (1921 ; Expérience 1 en haut et Expérience 2 en bas). Performance de rappel en fonction de l’intervalle inter-répétition (couleur de la courbe) et du délai de rétention (axe des abscisses).

Dans la même veine, Rohrer et Taylor (2006, Expérience 1) ont fait apprendre à des étudiants des procédures pour résoudre des problèmes mathématiques. Dans l’Expérience 1, les étudiants étaient confrontés à 10 problèmes, soit lors d’une seule session expérimentale (condition pseudo-massée), soit ces 10 problèmes étaient répartis lors de deux sessions séparées par une semaine (condition distribuée). Il a été observé que la condition distribuée n’était pas supérieure à la condition pseudo-massée lorsque les connaissances étaient testées après une semaine, alors qu’elle lui était nettement supérieure lorsque le test avait lieu après quatre semaines. Ces résultats sont présentés dans la Figure 10. Par ailleurs, le même type de résultats a été observé dans les études sur une courte échelle de temps (e.g., Pavlik et Anderson, 2005).

Figure 10 : Reproduction des résultats de l’étude de Rohrer et Taylor (2006, Expérience 1). Taux de rappel en fonction de l’intervalle inter-répétition (couleur de la courbe) et du délai de rétention (axe des abscisses).

Relativement aux conceptions neuroscientifiques de la consolidation, ces résultats peuvent indiquer que, au niveau cellulaire, les mécanismes de renforcement synaptique qui supportent la consolidation cellulaire pourraient être influencés de façon différente selon l’espacement des réactivations mnésiques, et induire des conséquences à long terme différentes (Litman & Davachi, 2008). En termes de consolidation systémique, ces résultats suggèrent l’explication suivante. Lorsque l’IIR est court, les traces mnésiques élaborées lors de P1, probablement sous-tendues par des mécanismes hippocampiques, pourraient ne pas être complètement stabilisées au moment de P2. Au contraire, ces traces ne pourraient commencer à se consolider, c’est-à-dire à « migrer » vers le néocortex, qu’après un intervalle de 24h. Cette consolidation serait par ailleurs largement mise en œuvre au cours du sommeil, comme nous le verrons dans la section 3.3.4. Il serait donc plus utile de réactiver un souvenir consolidé (i.e., IIR long) que labile (i.e., IIR court).

Au plan psychologique, des modèles rendant compte de ces observations ont été proposés, comme par exemple le modèle de Wickelgren (1973). Il s’agit d’un modèle mathématique du stockage en mémoire à long terme dont le présupposé de base est le suivant : la trace mnésique possèderait deux propriétés qui seraient critiques pour la caractérisation de son stockage, la force et la résistance. La récupération d’un item (lors d’une tâche de rappel ou de reconnaissance) dépendrait de la force de la trace mais pas de sa résistance. Cependant, la rapidité avec laquelle la trace décline dépendrait à la fois de sa force et de sa résistance. Ainsi, selon le modèle, le taux de déclin d’une trace suite à plusieurs essais d’apprentissage serait plus faible qu’après un unique essai d’apprentissage ; de plus, ce déclin serait d’autant plus lent que l’intervalle entre le premier et le dernier essai d’apprentissage est long. Toujours selon la théorie, la résistance de la trace commencerait à augmenter après le premier essai d’apprentissage, et tous les incréments ultérieurs dus aux répétitions s’ajouteraient à la résistance déterminée par le premier apprentissage. Ces conceptions sont proches de celles développées dans le modèle de Pavlik et Anderson (2005, voir la section 3.2.2).

En guise de conclusion, l’effet de pratique distribuée, de par son caractère ubiquitaire, est un terrain sur lequel les traditions psychologiques et neuroscientifiques peuvent se rencontrer. La psychologie pourrait notamment s’inspirer de l’intérêt porté par les neuroscientifiques sur la notion de taux d’oubli.