3. 3. 5. Considérations évolutionnistes

Il nous semble intéressant ici de présenter certaines conceptions qui ont pour objectif de répondre à la question du pourquoi, question moins souvent posée en science que la question du comment : Pourquoi serait-ce utile pour l’individu que les répétitions espacées dans le temps soit associées à une plus grande rétention et/ou à un taux d’oubli plus faible ? La réponse à cette question pourrait nous donner de nouvelles pistes à explorer pour étudier l’effet de la pratique distribuée. Anderson et son équipe (Anderson & Schooler, 1991 ; Anderson & Milson, 1989 ; Anderson, Tweney, Rivardo, & Duncan, 1997) se sont interrogés sur le caractère adaptatif de la mémoire humaine. Les auteurs postulaient en toute logique que le fonctionnement de la mémoire est adapté à l’environnement, et en particulier que la mémoire est sensible aux régularités statistiques présentes dans l’environnement. De plus, comme la mémoire possède une capacité limitée, alors pour pouvoir servir l’individu au mieux, certains de ses contenus doivent être effacés afin de laisser la place aux éléments plus utiles.

Pour ce qui concerne l’effet de pratique distribuée, Anderson et Schooler (1991) ont dans un premier temps tenté de rendre compte des régularités statistiques relatives à la répétition des éléments dans l’environnement. Ils ont pour cela analysé les mots apparaissant plusieurs fois dans trois corpus, dont par exemple les titres du New York Times pendant un an. L’idée importante était que l’occurrence d’un mot dans l’environnement -en l’occurrence le journal- doit déclencher chez le sujet -en l’occurrence le lecteur- une remémoration de souvenirs associés à ce mot. En effet, au moment de l’apparition d’un mot donné, le sujet a besoin de pouvoir réactiver des souvenirs et des connaissances liés à ce mot pour comprendre la nouvelle situation. Ainsi, pour être adapté à l’environnement, il faut pouvoir retenir les informations utiles afin de pouvoir les réutiliser plus tard, lorsqu’une nouvelle occurrence surviendra. Leur analyse de corpus a abouti à une description détaillée des moments dans le temps où les mots apparaissaient. Par exemple, le terme ‘of’ apparaissait très fréquemment et avec de très courts intervalles entre les occurrences. Le terme ‘north’ n’est apparu qu’une seule fois. Le nom de ‘Qaddafi’ apparaissait une vingtaine de fois, avec une dizaine d’apparitions très fréquentes pendant une dizaine de jours, puis aucune apparition pendant 60 jours, puis de nouveau une dizaine d’apparitions très fréquentes pendant une dizaine de jours.

Dans un second temps, les auteurs ont souhaité évaluer à quel point la fréquence d’occurrence d’un mot sur une période donnée permettait de prédire la probabilité d’occurrence de ce mot plus tard. Par exemple, ils ont représenté la probabilité d’occurrence d’un mot le jour 101 en fonction de sa fréquence d’apparition pendant les 100 jours précédents.De façon assez spectaculaire, cette fonction s’est révélée linéaire, c’est-à-dire que la probabilité d’occurrence était corrélée de façon directe à la fréquence d’apparition dans la période précédente. Ainsi, l’environnement présente des régularités dans les motifs de répétition de l’information et, donc, une mémoire adaptative aurait avantage à prédire ces régularités, en faisant sorte de conserver les éléments qui ont une probabilité élevée de se présenter et d’oublier ceux qui ont une probabilité faible.

Concernant la problématique de l’effet de pratique distribuée, les auteurs ont examiné les mots qui n’ont été observés qu’à deux reprises pendant la période étudiée (il y en avait peu en réalité) puis de représenter la probabilité que ces mots apparaissent lors du jour suivant, et ce, en fonction de l’IIR et pour des DR divers. Le but était de pouvoir comparer ces courbes avec les courbes observées par Glenberg (1976, Expérience 1) qui sont présentées dans la Figure 2 dans la section 1.3.1.

Figure 11 : Reproduction des résultats de l’étude de Anderson et Schooler (1991). En abscisses est représenté l’intervalle entre deux occurrences successives d’un item dans le corpus, et en ordonnées est représentée la probabilité d’apparition de l’item. Les trois figures correspondent à trois corpus différents, respectivement le New York Times à gauche, un corpus de langage d’enfants au centre, et un corpus de courriers électroniques à droite.

Les résultats observés sont présentés dans la Figure 9. De façon surprenante, les courbes étaient globalement similaires à celles de Glenberg (1976, Expérience 1), c’est-à-dire que pour un DR court (représenté par les courbes du haut dans les graphes), la probabilité d’occurrence était globalement élevée mais diminuait avec l’IIR. Au contraire, lorsque le DR était plus long (courbes du bas), la probabilité d’occurrence était plus faible mais elle augmentait avec l’IIR. Autrement dit, dans l’environnement, un item a tendance à se présenter suite à des intervalles constants dans la nature : si les intervalles sont en général courts entre les occurrences d’un item, alors il est probable que cet item réapparaîtra bientôt. Au contraire, si l’item ne réapparaît pas pendant un certain laps de temps, alors il est probable qu’il réapparaîtra de moins en moins. À l’inverse, un item qui se présente avec de longs IIR a peu de chance de se présenter à nouveau immédiatement après une occurrence, il faut plutôt attendre de nouveau un long DR.

Les auteurs ont ensuite étudié les courbes reflétant la probabilité d’occurrence en fonction du DR, courbes qui correspondent aux courbes d’oubli traditionnelles. Ces courbes de probabilité sont décroissantes c’est-à-dire que globalement, plus le DR augmente, moins il est probable que l’item apparaisse. Il est apparu également que les pentes des courbes de probabilité d’occurrence étaient plus importantes pour les items qui s’étaient répétés avec de courts IIR par rapport à de longs IIR. Or, c’est justement ce que l’on observe dans les performances humaines : le taux d’oubli est plus élevé pour des items répétés avec des IIR courts qu’avec des IIR longs (voir la section 3.3.2). Ainsi, les mêmes effets étaient observés entre les probabilités d’occurrences des items dans l’environnement et la rétention des items répétés. Le fait d’observer un taux d’oubli plus faible suite à un espacement important a un sens et une valeur adaptative : un item qui s’est répété avec des grands intervalles a plus de probabilité de se présenter à nouveau après un long intervalle, il est donc utile de le retenir longtemps. Au contraire un item qui s’est répété avec un court intervalle a des chances de se présenter de nouveau rapidement, mais si ce n’est pas le cas il ne réapparaîtra probablement pas par la suite, et il peut être utile de l’oublier après un certain temps.

Pour conclure, ces observations suggèrent que le fonctionnement mnésique a évolué au cours de millions d’années d’évolution pour être le plus adapté à l’environnement afin de favoriser la survie des individus. Cette perspective donne du sens à l’observation de l’effet de pratique distribuée à la fois chez les animaux les plus rudimentaires (voir la section 3.3.1) et chez les humains. Cela suggère que des lois existent depuis très longtemps dans les systèmes mnésiques primaires, et que, lorsque la mémoire déclarative est progressivement apparue, les mêmes lois ont été transposées à ce nouveau système (e.g., Squire & Kandel, 2002). Ces considérations vont dans le sens de l’idée que des processus basiques, de type neurophysiologiques, sont à l’œuvre dans les effets de pratique distribuée, ce qui n’empêche toutefois pas que d’autres processus, d’ordre psychologique par exemple, tels que la variabilité de l’encodage ou la récupération en phase d’étude soient à l’œuvre également. Ces considérations évolutionnistes sont intéressantes en elles-mêmes, mais peuvent également donner lieu à des nouvelles pistes pour la recherche ou à de nouvelles conceptions. Comme nous l’avons vu dans la section 3.2.3, ce type de réflexion a inspiré le modèle mathématique de Mozer et al. (2009) qui semble constituer une simulation convaincante des effets de pratique distribuée.