6. 5. Généralisation des résultats

Dans une optique d’application de nos résultats en dehors du laboratoire, il est nécessaire de se demander si les effets observés, c’est-à-dire la supériorité de l’agencement expansif pour la rétention à long terme, sont de nature aussi robuste et ubiquitaire que les effets de pratique distribuée. Dans quelle mesure peut-on considérer que ces résultats sont généralisables ?

Avant tout autre considération, il faut préciser que nous avons évoqué jusqu’à présent les notions générales d’agencement expansif, uniforme et contractant. Cependant, seule la détermination de l’agencement uniforme est totalement contrainte ; en effet, pour une durée fixe entre la première et la dernière présentation et pour un nombre donné d’occurrences de l’item, alors la durée des IIR est déterminée strictement par la durée totale divisée par le nombre de répétitions moins un. Au contraire, les agencements expansif et contractant peuvent être de plusieurs types. Par exemple, dans l’Expérience 3, plusieurs agencements expansifs auraient pu être utilisés, comme par exemple : X-X---------X, X--X--------X, ou encore X---X-------X, et ainsi de suite. (L’agencement contractant aurait été le symétrique de l’agencement expansif.) Il ne faut pas perdre de vue que, selon la théorie de la récupération en phase d’étude, c’est la durée absolue entre les présentations qui est importante pour les phénomènes de récupération pendant l’apprentissage. Ainsi, par exemple, un agencement expansif du type X----X--------------X sera peut-être moins efficace qu’un agencement contractant du type X---X-X du fait de la durée de l’intervalle entre P1 et P2. Il faut également prendre en compte la durée totale de la période d’apprentissage, en postulant que globalement, plus elle est longue plus elle est bénéfique à la rétention. On ne peut donc évidemment pas conclure que tous les agencements expansifs sont plus efficaces que tous les agencements contractants. D’autre part, la comparaison de plusieurs agencements expansifs entre eux pourrait être très intéressante également, et aucune donnée n’est disponible sur cette question à notre connaissance. Ces considérations mettent en évidence le grand nombre de combinaisons possibles associées au choix des agencements puisqu’il faut considérer le nombre de répétitions, la durée de la phase d’apprentissage, la durée des IIR en valeur absolue, le rapport entre les IIR successifs, la durée du DR, etc. Une étude exhaustive de tous ces facteurs et de leur interaction est impossible, et pour cela, des outils de simulation mathématique peuvent trouver toute leur utilité, ce qui était l’objectif de l’étude de Lindsey et al. (2009 ; voir la section 3.2.4).

L’étude de l’effet de pratique distribuée soulève d’autres points de discussion. Premièrement, on peut s’interroger sur les différences inter-individuelles dans l’effet de l’agencement. Pourquoi l’agencement optimal ne serait-il pas différent selon les personnes et, en particulier, selon les capacités mnésiques de chacun ? En effet, si on se place dans le cadre de la récupération en phase d’étude en postulant que la récupération est nécessaire, il est légitime de penser que les personnes ayant des capacités mnésiques « faibles» auront besoin d’IIR initiaux plus courts que ceux ayant des capacités mnésiques « élevées ». Quelques études se sont intéressées à cette question : Weigold (2008), par exemple, a tenté de savoir si l’effet de pratique distribuée était modulé par les aptitudes académiques des étudiants, mais n’a pas trouvé d’éléments en faveur d’une telle modulation. Madsen (1963) a mis en évidence que l’effet d’espacement n’apparaissait que chez les sujets à faible QI mais pas chez les autres. Cull et al. (1996, Expérience 4) ont formé deux groupes de niveau selon la performance de rappel d’items présentés une fois ; il s’est avéré que la rétention était plus élevée pour l’agencement expansif (1-5-9) que pour l’agencement uniforme (5-5-5) chez le groupe le plus faible, mais sans différence significative chez le groupe au score le plus élevé. Ainsi, il faudrait idéalement pouvoir ajuster les agencements en fonction des capacités de chacun. Cependant, il nous semble raisonnable de penser que, si on doit choisir entre des agencements pour lesquels l’IIR moyen est identique, l’agencement expansif sera au mieux le plus efficace, au pire de même efficacité que les autres. Nous ne voyons pas de raison de penser qu’un agencement uniforme, et encore moins contractant, puisse être le plus efficace pour une personne donnée.

Deuxièmement se pose la question de la généralisation à d’autres types de matériel et également aux autres modalités de présentation des stimuli. La littérature de l’effet d’espacement semble suggérer que celui-ci s’observe pour un grand ensemble de stimuli verbaux. En effet, la méta-analyse de Cepeda et al. (2006), par exemple, englobait les études ayant utilisé des présentations de mots, de paires verbales, de faits, de phrases, de paragraphes de texte, d’objets, de paires visage-nom, d’images, etc. Il n’y a pas de raison évidente de prédire que la supériorité de l’agencement expansif serait remise en question lorsqu’un matériel verbal autre que des paires de vocabulaire est utilisé. Il faut toutefois prendre en compte précisément ce qui doit être appris lorsque du matériel verbal est présenté. Par exemple, dans nos études utilisant des paires mot-pseudomot, les sujets devaient apprendre d’une part le pseudomot qui était pour eux un stimulus nouveau et, d’autre part, l’association entre ce nouveau stimulus et le mot qui, lui, possède déjà une représentation en mémoire. Or, des travaux récents en imagerie cérébrale fonctionnelle suggèrent que les régions cérébrales sous-tendant d’une part l’apprentissage d’association d’items et d’autre part l’apprentissage d’items nouveaux sont différentes (e.g., Litman & Davachi, 2008). On ne peut donc pas exclure que les effets de pratique distribuée peuvent se manifester différemment pour ces deux types d’apprentissage. Des travaux complémentaires sont nécessaires pour en savoir plus sur cette question.

Il a été observé que l’effet de pratique distribuée (en particulier l’effet d’intervalle à court terme) peut varier en fonction de la tâche mnésique employée pour évaluer la rétention, notamment entre des tâches de rappel libre, de rappel indicé, et de reconnaissance (e.g., Greene, 1989). Par exemple, l’IIR optimal n’est pas toujours le même dans ces trois tâches bien qu’elles mesurent toutes la rétention explicite. Cela s’expliquerait par le fait que les influences des indices de récupération instanciés lors de la récupération (par l’intermédiaire du contexte environnemental et des indices fournis par la tâche elle-même) seraient différentes dans chacune des tâches. Par exemple, en tâche de reconnaissance, les stimuli sont présentés en tant que tel, tandis qu’en rappel libre, aucun indice explicite n’est présenté et le sujet doit alors utiliser d’autres stratégies pour récupérer les stimuli. Dans nos expériences, nous nous sommes concentrée sur une tâche de rappel indicé, et il serait intéressant d’explorer si les mêmes effets d’agencement sont observés pour d’autres tâches de rétention.

Toujours relativement à la question de l’extension des effets à d’autres types de matériel, il se trouve que peu d’études ont été menées sur l’effet de pratique distribué avec du matériel non verbal. Peu de données sont donc disponibles concernant ces effets avec, par exemple, des formes nouvelles, des images non verbalisables, des sons non verbaux comme la musique, et des stimuli présentés dans des modalités inhabituelles comme le goût et l’odorat. Cependant, d’une façon générale, si l’on adhère à la théorie de la récupération en phase d’étude, celle-ci devrait également imposer le principe selon lequel les IIR successifs doivent permettre de récupérer à chaque occurrence les traces mnésiques créées par les occurrences précédentes. Il y a cependant au moins un domaine pour lequel l’effet d’espacement n’a pas pu être mis en évidence : l’induction (Kornell & Bjork, 2008). Par conséquent, tout laisse à penser que les agencements n’auraient pas d’effet non plus dans ce domaine. Enfin, il existe également une littérature de l’effet de pratique distribuée pour les souvenirs procéduraux comme les mouvements séquentiels (pour revue, voir Lee & Genovese, 1988 ; Donovan & Radosevitch, 1999), et pour lesquels les effets de pratique distribuée classiques semblent être observés. Toutefois aucune étude à notre connaissance n’a testé l’effet de différents agencements sur la rétention de procédures à court terme ou à long terme. Il s’agirait d’une piste intéressante à explorer étant donné les applications potentielles, notamment dans la sphère professionnelle ou sportive.

Enfin, on peut se demander si l’avantage de l’agencement expansif serait observé également dans le cadre d’un apprentissage non volontaire de la part des participants. Aucune étude à notre connaissance ne s’est intéressée à l’effet de pratique distribué sur le long terme dans un contexte d’apprentissage incident. Cependant, dans le cadre de la théorie de la récupération en phase d’étude, le fait de ne pas donner la consigne d’apprendre n’empêche pas la récupération des traces des occurrences précédentes et ainsi, il semble cohérent que l’agencement expansif soit toujours le plus efficace. En revanche, le fait de ne pas apprendre volontairement devrait rendre les traces mnésiques moins fortes et donc la fenêtre temporelle permettant la récupération des traces lors des occurrences ultérieures devrait probablement être plus réduite, ce qui, en toute logique, favoriserait toujours l’avantage de l’agencement expansif sur les autres agencements.