6. 6. Discussion des concepts utilisés

Notre problématique nous a amenée à faire appel à certaines notions qui mériteraient elles-mêmes d'être développées davantage, mais que la limitation de place et de temps nous empêche de développer plus avant. Nous aborderons successivement la question du terme de trace mnésique, des concepts d’encodage/stockage/récupération, du lien entre les échelles d’étude de niveau cellulaire et psychologique, et enfin la question des modèles théoriques de la mémoire à long terme.

En particulier, nous avons beaucoup utilisé le terme de trace mnésique, particulièrement la notion de récupération de trace, sans réellement définir ou discuter de ce terme. Une trace est, par définition, l'empreinte laissée par un événement passé. Ainsi, en psychologie, le terme de trace est utile dans le sens où il permet de faire référence de façon commode aux phénomènes induits - dans l'esprit et le cerveau - par la perception de stimuli. Cette simplicité a par ailleurs l'inconvénient de masquer la complexité de l'ensemble des processus cognitifs et cérébraux qui induisent la mémoire à long terme. En psychologie, les traces mnésiques sont impalpables et immatérielles mais se reflètent indirectement par le résultat de la récupération dans une tâche de mémoire. On considère que les traces sont dynamiques ; elles évoluent avec le temps et peuvent décliner, se transformer, ou s'enrichir. L'imagerie fonctionnelle permet d'obtenir des informations d'un autre niveau sur les traces mnésiques ; lorsqu'on rappelle une information, les zones spécifiquement activées sont, logiquement, celles où sont "stockées" les traces (dans la mesure où on peut réellement parler de stockage, étant donné les hypothèses selon lesquelles on reconstruit le souvenir plutôt que de le récupérer). Des années de recherche sont encore nécessaires pour mieux comprendre ces phénomènes, et pour s'accorder sur une définition précise, commune aux champs de la psychologie et de la physiologie.

De la même façon, les théories de la mémoire font appel aux notions d'encodage, de stockage et de récupération. Nous pensons également que ces termes sont des outils commodes pour se représenter de façon intelligible la complexité des phénomènes cognitifs et physiologiques en jeu dans le champ de la mémoire. En tout état de cause, chacune de ces grandes étapes a un fonctionnement plus ou moins distinct, bien qu'il soit en pratique difficile de les séparer. La distribution des répétitions dans le temps joue probablement un rôle sur ces trois processus.

Par ailleurs, nous avons fait référence à des découvertes relatives à l’effet de pratique distribuée à une échelle microscopique (section 3.3.1). Bien entendu, il y existe un écart immense, sur les échelles à la fois temporelle et spatiale, entre les phénomènes neurophysiologiques de niveau cellulaire chez la drosophile à un extrême de l’échelle, et les effets comportementaux de la pratique distribuée sur plusieurs jours chez l'humain à l’autre extrême de l’échelle. Nous ne prétendons pas réduire les processus psychologiques observés aux mécanismes moléculaires que nous décrivons. Nous pensons plutôt qu'il y a des interactions mutuelles entre ces deux échelles extrêmes : les processus psychologiques d’apprentissage des stimuli influencent l'anatomie et le fonctionnement des neurones, qui eux-mêmes ont une influence sur le comportement mnésique (lors du rappel par exemple). En outre, un ensemble de niveaux intermédiaires sont intercalés entre ces deux échelles extrêmes : les connexions synaptiques, les regroupements de neurones, les aires cérébrales, etc... Des années de recherche sont encore nécessaires pour faire le lien entre ces échelles de temps et d'espace et pour faire se rapprocher les traditions neurophysiologiques et psychologiques.

Enfin, nous ne nous sommes pas positionnée dans une conception particulière de la mémoire, par exemple en mettant en exergue l’opposition entre les conceptions structuraliste et fonctionnaliste de la mémoire à long terme. Une des particularités de l’étude des effets de pratique distribuée est que la démarche ne suit pas la logique des recherches visant à démontrer la validité d’une conception théorique. Par exemple, si l’on souhaite tester la validité d’un modèle de mémoire, on réalise des expériences qui mettent en évidence des effets de telle ou telle nature, qui, en retour, appuient ou non l’hypothèse initiale. Dans le domaine de la pratique distribuée, il s’agit d’expliquer un phénomène mnésique robuste et connu depuis longtemps, et pour cela on émet des hypothèses qui s’avèrent validées ou non ; en quelque sorte on part des effets pour arriver aux causes, contrairement à la démarche habituelle. Cependant, il est possible que les découvertes faites dans un domaine puissent servir d’éléments pour avancer dans l’autre domaine.