5.1.1.2.2. Ernst Herzfeld et Persépolis

Dès le début du 20e siècle, E. Herzfeld porte un intérêt soutenu aux sites royaux achéménides du Fars central, c'est-à-dire Pasargades, Persépolis et Naqsh-e Rustam. D’un point de vue archéologique, cette démarche le démarque des archéologues français, qui cantonnent leur recherche aux fouilles de Suse tout en ne portant qu’un faible intérêt aux niveaux d’occupation achéménide. Suse est de plus considérée avant tout comme un site de tradition mésopotamienne assez éloigné du cœur de l’Iran. Le monopole français sur les fouilles archéologiques en Iran implique de ce fait un faible intérêt pour l’archéologie du Plateau527. Pour ainsi dire, il n’existe à l’époque pas d’archéologie achéménide, et E. Herzfeld est le principal artisan de son développement, profitant en cela du soutien des élites intellectuelles iraniennes pour lesquelles Suse n’a aucun poids symbolique528.

E. Herzfeld est donc l’initiateur des fouilles scientifiques de Persépolis. Avec le soutien financier de l’Oriental Institute of Chicago, il dirige les fouilles sur le site pendant quatre ans, entre 1931 et 1934. Son travail est ensuite poursuivi par E.F. Schmidt, qui publiera les résultats de l’ensemble des fouilles entreprises à Persépolis et à Naqsh-e Rustam529. L’ouverture de ce chantier marque l’aboutissement d’un intérêt ancien pour le site de Persépolis530, qui le conduit dès 1924531 à présenter un programme d’étude complet de Persépolis et ses environs, élaboré à partir d’un exposé détaillé des vestiges archéologiques. Les fouilles se concentrent d’abord sur les monuments de la terrasse, néanmoins des recherches et des sondages sont effectués sur des sites proches, à Tol-e Bakun, Istakhr ou encore Barzan-e Jonoubi532. Bien qu’il ne soit resté que quatre ans à la tête des fouilles de Persépolis, son travail a orienté l’ensemble des recherches menées par la suite jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale et a imposé une certaine vision du site. Les évolutions, que l’on peut constater dans son étude de Persépolis, semblent particulièrement éclairantes sur les interactions entre l’archéologie et les autres disciplines s’intéressant à l’étude de l’Empire achéménide.

Dans son premier article sur Persépolis publié en 1929, l’approche archéologique d’E. Herzfeld est globale. Il offre en effet une présentation du site dans sa totalité, consacrant un chapitre de trois pages aux vestiges de la ville entourant la terrasse et publie, ce qui est rarement le cas533, une carte complète des vestiges autour de Persépolis. Il semble donc vouloir mettre en œuvre des fouilles extensives de la ville, de façon à en étudier l’organisation d’ensemble. Il offre ainsi une lecture spatiale du site, n’évoque nulle part les théories faisant de Persépolis un sanctuaire, et se place résolument dans une perspective archéologique de renouvellement des problématiques sur la fonction de Persépolis.

Autre étape dans l’histoire des recherches entreprises par E. Herzfeld à Persépolis, la découverte, au cours de l’année 1933534, d’un important lot de tablettes inscrites de caractères cunéiformes. Le compte rendu d’une conférence donnée à Londres en 1934, retranscrite et publiée la même année535, quelques mois après cette découverte de premier ordre, ne fait mention que très succinctement536 de la mise au jour des tablettes. Le texte souligne uniquement leur caractère administratif, semblant en creux regretter qu’elles ne correspondent pas aux archives de l’Etat. Il semble qu’E. Herzfeld n’ait pas pris la mesure de cette découverte, et n’ait par la suite pas lancé d’étude spécifique sur les tablettes537. Pris dans les débats historiques de l’époque centrés sur la thèse du déclin de l’Empire achéménide, la découverte est donc minimisée, les tablettes ne sont que des archives administratives sans grand intérêt et ne remettent pas en cause les interprétations dépréciatives sur la période achéménide538. Le peu d’intérêt pour la découverte des tablettes illustre donc le poids des traditions historiographiques sur le travail d’E. Herzfeld, malgré une approche de départ résolument neuve de l’étude du site de Persépolis, et un positionnement clairement en opposition aux études historiques occidentales trop calquées sur les sources grecques539.

La nature purement administrative des tablettes de Persépolis est un argument repris par les défenseurs d’une hypothèse ritualiste concernant la fonction de Persépolis540. Sur ce sujet, et plus particulièrement sur la célébration du Nouvel-An à Persépolis, la paternité de l’hypothèse est souvent donnée à E. Herzfeld. Or l’étude de ses publications amène à nuancer ce propos. Il a en effet évoqué la possibilité d’une célébration du Nowrouz à Persépolis, mais parmi d’autres cérémonies541. Il apparaît en outre que le sujet n’a pas fait l’objet de sa part de nombreuses publications. Il n’a de plus jamais fait le lien entre les bas-reliefs et une supposée représentation de la cérémonie de Nouvel-An542. Il devait donc avoir une vision plus complexe de Persépolis, tout en restant en retrait des débats comme l’exemple des tablettes pourrait le montrer, laissant ainsi libre cours à des théories sans réels fondements archéologiques. Dès le début des fouilles scientifiques, l’archéologie de Persépolis est donc spectatrice des débats en place depuis le 19e siècle.

Notes
527.

Boucharlat 2005b : 434

528.

ibid. : 438

529.

Schmidt 1953, 1957, 1970

530.

Boucharlat 2005b ; Dusinberre 2005

531.

Programme publié par la suite dans Herzfeld 1929

532.

Sur l’activité archéologique d’E. Herzfeld à Persépolis et aux alentours voir Godard 1952, Krefter 1979, Dusinberre 2005

533.

Cf. § 5.1.1.2.4

534.

Razmjou 2008 : 51 propose deux dates pour la découverte : mars 1933 ou octobre-novembre 1933.

535.

Anonyme 1934 ; notons que dans les articles de Gunter & Hauser 2005, cet article est précisément crédité à E. Herzfeld mais dans Jones & Stolper 2008 par exemple il est référencé sous « Anonymous 1934 ». Cet article n’a peut-être pas été écrit de la main même d’E. Herzfeld et pourrait refléter les centres d’intérêt de l’auteur réel, simple auditeur de la conférence.

536.

ibid. : 231-232, il est intéressant de remarquer que pour la même année la nouvelle est annoncée dans la revue Syria par Dussaud 1934 : 298 comme étant la « […] découverte vraiment sensationnelle […] » effectuée à Persépolis.

537.

Briant 2005 : 275-276 ; Dusinberre 2005 : 150-151 note également ce manque d’intérêt dans ces publications mais ensuite ibid. : 152-160 montre, à travers l’étude des archives d’E. Herzfeld, que la réalité est plus contrastée, les tablettes de Persépolis ont en effet fait l’objet d’un soin constant de sa part et d’une documentation photographique importante, ensuite l’auteur conclut ibid. : 161 en supposant que le désintérêt était feint, son objectif principal étant d’abord de protéger les tablettes et de les envoyer à Chicago pour les faire étudier par d’autres savants.

538.

Briant 2005

539.

Boucharlat 2005b : 439 sur E. Herzfeld soulignant les ravages de l’hellénisme sur l’histoire de l’Iran. Il se pourrait cependant que cela soit une posture politique pour obtenir le soutien des élites iraniennes ; c’est pour cette même raison que Herzfeld 1929 a donné aux différents bâtiments de la terrasse des noms rappelant les traditions iraniennes sur le site. D’après Allen 2007 : 328-329 ; cet exemple des tablettes serait une des illustrations des ambiguïtés du personnage soulignées par Dusinberre 2005 : 162-163.

540.

Pope 1957 : 124

541.

Calmeyer 1980 : 62 , n.11

542.

Sancisi-Weerdenburg 1991b : 175-176