5.5.4.1.3. L’hypothèse d’une prise d’eau dans le Pulvar

Pour l’alimentation en eau du canal du Kuh-e Rahmat, deux hypothèses sont à privilégier, une diversion du Pulvar ou le captage d’une source à l’est d’Istakhr, au-delà la section ISO4 (Pl. 31 et 36). D’autres modes d’adduction, via un réservoir de stockage des eaux de ruissellement ou un qanat exploitant un aquifère paraissent difficiles à envisager en l’absence de vestiges visibles de tels aménagements. De plus un qanat n’aurait pas le niveau suffisant pour alimenter le canal ; enfin sur le Plateau iranien la construction de qanat n’est pour le moment pas attestée avec certitude avant la période islamique1187.

La possibilité d’utiliser l’eau du Pulvar pour alimenter le canal dépend essentiellement de la profondeur de l’incision de la rivière à l’époque de la construction du canal. Actuellement la rivière est fortement incisée, elle se situe à plus de 10 m sous le niveau de la plaine. Donc, quel que soit l’emplacement de l’éventuelle prise d’eau en amont d’Istakhr, dans la configuration actuelle, il serait nécessaire d’élever l’eau de plus de 10 m, jusqu’au niveau de la plaine, pour qu’elle puisse alimenter le canal. Le lit de la rivière pouvait être toutefois moins incisé à l’époque achéménide. L’incision de la plaine par les cours d’eau avait alors débuté près de 3500 ans plus tôt1188 et devait être de ce fait très avancée1189. Au Ier millénaire, il est donc tout à fait envisageable que le lit du Pulvar était déjà fortement incisé. Pour élever l’eau, il aurait donc été nécessaire de construire un barrage, dont il ne resterait aujourd’hui aucun vestige, ou d’utiliser des engins de levage, technologies dont on n’a pas de trace attestée en Iran pour la période achéménide.

Considérons la possibilité de la construction d’un barrage, qui barrerait le Pulvar très en amont d’Istakhr. Dans le Fars, ce type d’aménagement pour alimenter des réseaux d’irrigation est bien connu pour les périodes islamiques. Dans la plaine de Persépolis, Band-e Amir, construit au 10e siècle de notre ère, en est l’exemple le plus emblématique et le mieux préservé1190. Dans la région, d’autres vestiges de grands barrages sont connus, essentiellement au nord aux alentours de Pasargades1191. D’après W. Kleiss, ces différents ouvrages sont supposés remonter à la période achéménide : il est toutefois difficile de les dater avec précision, les méthodes de construction n’ayant pas beaucoup variées dans le temps.

L’ensemble de ces barrages fait actuellement l’objet d’une réévaluation par T. De Schacht. Celui-ci a de plus entrepris des fouilles et des relevés sur deux barrages situés à proximité l’un de l’autre, à 23 km au nord de Pasargades à proximité du village de Shaidabad. Ils ont révélé des éléments matériels, essentiellement de nature architecturale, pouvant faire remonter la construction des barrages à l’époque achéménide. Chacun présente des systèmes en appareil de gros blocs jointifs situés pour l’un au sommet et pour l’autre à la base, destinés à utiliser ou à réguler suivant les réserves d’eau stockées en amont. La thèse de T. de Schacht apportera des éléments détaillés quant au fonctionnement et à la datation de ses deux ouvrages. Il apparaît d’ores et déjà certain que ces deux barrages, construits en entrée de gorge, sur le cours du Pulvar pour l’un deux et sur celui d’un affluent pour le second, avaient pour fonction première de réguler le débit des cours d’eau. En aval, dans les deux cas, aucune trace de départ de canaux n’a pu être relevée. La plupart des autres barrages situés autour de Pasargades, plus difficiles à dater, présentent souvent cette même particularité d’avoir été construits en entrée de gorges, ce qui les destinerait plutôt à la protection contre les crues. Il se dégage de l’ensemble d’une part qu’un projet cohérent de protection de la plaine de Pasargades contre les crues a été mis en place, d’autre part que les barrages connus à l’époque achéménide sont construits pour réguler le débit des différents cours d’eau, pérennes ou temporaires. Ils pouvaient toutefois avoir des fonctions secondaires, comme le démontre la présence d’installations maçonnées sur les deux barrages proches de Shaidabad mais il n’est pas prouvé qu’ils alimentaient un système d’irrigation.

Les seules preuves d’utilisation de l’eau fluviale pour l’irrigation, dont on dispose pour la période achéménide, correspondent aux vestiges de Sang-e Dokhtar, une prise d’eau située à proximité de Dorudzan, à l’extrémité nord de la plaine de Persépolis (Pl. 43 et 45). Il s’agit d’une digue en pierre construite dans le lit de la rivière et destinée à détourner une partie de l’eau vers un canal régulé par un imposant système de vannes, construit en grands appareils à joints vifs présentant une double arche construite dans la continuité de la digue1192. Elle serait, d’après W. Sumner1193, le point de départ d’un vaste réseau de canaux drainant l’ensemble de la plaine en rive gauche du Kur jusqu’à sa confluence avec le Pulvar. La construction de cette prise d’eau, directement dans le lit de la rivière, est envisageable dans les gorges de Tang-e Dorudzan car elle est moins incisée du fait de la nature rocheuse du substrat1194. Dans la plaine sédimentaire, la mise en place d’un tel aménagement en aval n’est pas possible actuellement, et très probablement ne l’était pas dès la période achéménide, car les cours d’eau sont très incisés.

L’utilisation de l’eau du Pulvar pour alimenter le canal du Kuh-e Rahmat est donc concevable mais uniquement en restituant un barrage destiné à élever le niveau de l’eau en amont d’Istakhr. Pour l’instant, cette technique n’est pas attestée pour l’époque achéménide. A cette époque, il est toutefois prouvé que les habitants de la région avaient les moyens techniques de construire de grands barrages présentant des systèmes de vannes. Donc si cette hypothèse paraît techniquement possible, elle n’est pas la plus probable en l’état de nos connaissances sur les systèmes hydrauliques achéménides et en l’absence de vestiges de telles installations sur le terrain en amont d’Istakhr, sur les rives du Pulvar.

Notes
1187.

Boucharlat 2001a : 177-178

1188.

Cf. § 2.3.2

1189.

A titre de comparaison, la seconde terrasse du Pulvar a été incisée de plus de 5 m en à peu près 1000 ans, Cf. § 2.3.2

1190.

Cf. § 6.2.2.3

1191.

Kleiss 1988, 1992b, 2000 et 2010

1192.

Nicol 1970 : 249-265 ; cf. § 6.2.5

1193.

Sumner 1986a : 13, cette prise d’eau alimenterait un réseau de canaux jusqu’à 50 km en aval

1194.

Dans le même secteur, Bard Burideh II constitue une longue digue située sur la rive droite du Kur, perpendiculaire au sens du courant dont les interprétations sont multiples : Bergner 1937, qui le premier a publié cette construction, suppose qu’elle correspond aux vestiges d’un barrage en travers de la rivière ; Nicol 1970 : 269-281 a fouillé le site avant sa destruction par les travaux de construction des infrastructures associées au barrage moderne de Dorudzan et propose plutôt de restituer un pont associé à une digue sur lesquels passait une route ; Sumner 1986a : 14-16 propose d’en faire un réservoir qui capterait une partie de l’eau de la rivière pour ensuite alimenter un vaste système de canaux sur en rive droite du Kur, ce système constituerait le pendant de Sang-e Dokhtar mais en rive droite et en adoptant une technique d’alimentation un peu différente.