5.7.4.4. Les caractéristiques communes des villes achéménides

A la suite de cet exposé des données sur les plans d’organisation de différentes villes présentant des occupations d’époque achéménide, il est possible de déterminer des caractéristiques communes, tout en soulignant d’importantes différences. Ces différences sont à relever entre les sites où les techniques architecturales employées et le plan des bâtiments témoignent également de traditions locales1449. En effet, il faut imaginer que les traditions locales en Susiane sont très différentes de celles de la région de Dahan-e Ghuleiman, située à plus de 1500 km kilomètre à l’est, dans des environnements culturels très différents. Toutefois, si l’on s’attache aux plans d’organisation et à une analyse spatiale de ces sites, des caractéristiques communes peuvent être définies.

L’existence d’un modèle d’organisation typiquement achéménide doit tout d’abord être étudiée sur des fondations nouvelles. Les villes préexistantes ne présentent pas, d’après les quelques données disponibles, d’indices d’une réorganisation importante de leur urbanisme à l’époque achéménide. Si les documents d’archive témoignent d’une domination perse bien réelle, elle ne se traduit pas par des changements dans le fonctionnement des différentes cités, Suse faisant ici office d’exception : ici Darius a en effet totalement remodelé le site pour installer son palais. Toutefois notre connaissance du plan d’organisation de Suse à l’époque achéménide reste limitée aux seules fondations royales.

Pour les résidences royales, deux traits caractéristiques avaient déjà été définis par R. Boucharlat dans plusieurs études de synthèse concernant les résidences royales achéménides : l’existence de vastes zones non-bâties1450, et l’importance des surfaces aménagées1451. Ces caractéristiques sont communes à Persépolis, Suse et Pasargades. Dans ces résidences royales, les vastes espaces non-bâtis pouvaient accueillir des zones cultivées, des parcs, des jardins, le camp royal itinérant ou encore un ensemble de structures légères, qui n’ont laissé que peu de traces identifiables. Il est possible de suggérer une autre caractéristique, particulièrement remarquable à Pasargades et à Persépolis : une occupation organisée suivant des blocs de nature différenciée et spatialement séparés les uns des autres, mais fonctionnant probablement en étroite connexion. Considérés comme un ensemble cohérent, ces différents blocs sont susceptibles d’abriter les différents bâtiments et les activités inhérentes à une ville. La prise en compte de Dahan-e Ghuleiman semble démontrer que ce schéma d’organisation n’est pas restreint aux seules fondations royales, mais qu’il peut également s’appliquer à d’autres villes.

Dans le domaine proche-oriental, les villes se définissent essentiellement par la présence d’un bâti dense, protégé par des remparts, composé à la fois de palais et de bâtiments à usages public et privé. Le plan des fondations achéménides n’obéit apparemment pas à ce schéma1452. Dans les villes achéménides, on peut en effet en retrouver toutes les composantes, mais suivant un plan beaucoup plus étalé. On notera également l’absence de fortifications connues protégeant l’ensemble, bien que certains secteurs particuliers puissent être protégés par une enceinte. La plupart du temps, la présence de temples ou de bâtiments cultuels définit également la ville proche-orientale. Dans le cas des villes achéménides, mis à part Dahan-e Ghuleiman, et peut-être Pasargades, cet aspect reste encore largement méconnu. Enfin, on ne sait rien du traitement des morts, car aucune nécropole d’époque achéménide n’a pu être identifiée. La pratique du décharnement dans la religion zoroastrienne ne peut pas permettre d’expliquer entièrement cette absence. Les résidences royales regroupaient en effet des populations de provenances très différentes, qui devaient respecter leurs rites d’origine.

Une autre caractéristique de ces villes achéménides est que l’implantation d’une fondation nouvelle est un projet conçu à une très vaste échelle, sur plusieurs kilomètres carrés, et s’appuyant sur l’exploitation des ressources naturelles à proximité. Les cas de Persépolis, Pasargades et Dahan-e Ghuleiman sont sur ce point particulièrement éclairants. Sur les trois sites, l’investissement dans des constructions hydrauliques est important. On note en effet la présence de réseaux de canaux sur des kilomètres, voire des dizaines de kilomètres. Dans les environs de Pasargades, cet investissement est particulièrement bien illustré par le système d’approvisionnement du jardin royal et par les canaux du Tang-e Bulaghi. A Persépolis, il est révélé par le canal du Kuh-e Rahmat, qui ne doit correspondre qu’aux vestiges visibles d’un plus vaste réseau, dont on pourrait avoir la trace sur les cartes magnétiques obtenues dans le secteur de Persépolis Nord-Ouest. A Dahan-e Ghuleiman, la ville est alimentée via des canaux provenant d’une prise d’eau située à plus de 8 km. Ces réseaux d’irrigation sont susceptibles de constituer la colonne vertébrale d’un plan d’organisation d’ensemble des différents blocs d’occupation. En cela, Pasargades est un exemple tout à fait pertinent d’un ensemble de blocs d’occupation pris dans un plus vaste projet paysager. Enfin, les différentes carrières retrouvées autour de Persépolis témoignent d’une importante exploitation des ressources en pierre, destinées à subvenir aux différents chantiers de construction.

Ces observations posent enfin la question de la limite de la ville définie comme un projet d’organisation commun entrepris sur une vaste surface. Le fonctionnement de ces villes pouvait être soutenu par la mise en culture de certaines zones non-bâties au sein de leur périmètre d’occupation ; il devait toutefois s’appuyer sur l’exploitation d’un territoire beaucoup plus vaste. La question se pose donc de l’extension de ces schémas d’aménagement planifiés, au-delà des quelques centaines, voire milliers d’hectares, considérés pour chaque exemple. La définition de cette limite pourrait se faire, comme à Persépolis, à partir des lieux d’implantation des différents édifices royaux. Toutefois, nous le verrons par la suite, la plaine de Persépolis présente d’autres bâtiments de prestige utilisant des éléments d’architecture en pierre, et dont le statut pourrait être aussi bien aristocratique que royal. On notera aussi dans la région de Persépolis l’existence de réseaux de canaux conçus à l’échelle de la plaine ; l’investissement dans les aménagements hydrauliques va donc bien au-delà de la seule zone d’occupation royale1453. De même, à Pasargades, l’existence d’un réseau de barrages sur les différents cours d’eau entourant le site témoigne d’un projet d’aménagement à l’échelle d’une région beaucoup plus large. L’investissement dans des infrastructures ne se limite donc pas aux seuls périmètres des fondations royales. A ce stade, ce qui définit le mieux ces villes, ce sont la concentration des vestiges d’occupation achéménides dans un rayon de quelques kilomètres, et la complémentarité fonctionnelle des différents blocs. Il pourrait paraître contradictoire de parler de concentrations d’occupation, alors que nous avons souligné l’existence de vastes zones vides dans les différentes villes, et souvent une faible densité de l’espace construit. Cette concentration doit cependant être considérée en comparaison de la très faible densité d’implantations achéménides dans les territoires de chacune de ces villes.

Notes
1449.

Boucharlat 2010a : 440-442 sur les différences structurelles entre les différentes résidences royales.

1450.

Boucharlat 1997a : 223

1451.

Boucharlat 2007 : 463

1452.

Sumner 1986a : 9 parlant de Matezzish note que les vestiges de cette ville ne correspondent pas exactement à ce que l’on connaît pour les autres sites archéologiques du Proche Orient ; Stronach 1997 : 50 estime que Pasargades ne peut être regardé comme une ville construite sur les modèles des autres sites connus du Proche-Orient.

1453.

Cf. § 6.2.5