Première Partie
À la recherche d'un ordre politique

Introduction de la première partie

L’image de saint Gabriel prenant le gant de Roland et emportant son âme en paradis a pour longtemps laissé son empreinte sur la conception d’un héroïsme proche du martyre, assurant sans nul doute le salut de l’âme. La présence des anges aux côtés de Roland agonisant signifie que Dieu accepte son offrande, constituée par son engagement héroïque au service de la France, de son lignage et de Charlemagne23. En accordant à Roland le statut de saint, Dieu donne sa pleine justification à l’héroïsme guerrier. D’ailleurs, même en l’absence de signes aussi manifestes, l’âme du héros épique, mort sur le champ de bataille, gagne assurément le paradis. Lorsque Roland recueille les dernières paroles d’Olivier ou de l’archevêque Turpin, il confie ses compagnons à Dieu : « De pareïs li seit la porte uverte ! »24. Quand Vivien expire en Aliscans, Dieu accueille son âme parmi les anges25. La certitude qu’une mort sacrificielle donnait un sens à l’engagement héroïque est particulièrement présente dans les premières chansons de geste, dans lesquelles elle se trouve associée à la vision d’un monde féodal uni, conduit par un empereur fort, tout entier dévoué au service de la foi. Dans cet univers clos, le héros, désigné – prédestiné à être un « héros » – inséré dans un entourage délimité de relations lignagères est celui qui établit, rétablit ou défend un ordre initial. Qu’il soit un neveu ou simplement un proche parent du suzerain, il accomplit la mission périlleuse que ce dernier lui confie.Il met son engagement héroïque au service d’une collectivité, et, même si ses actions tendent à le distinguer de ses compagnons (et à le conduire à l’accomplissement suprême vers la sainteté), il conserve son statut. Ni les défaites guerrières, ni la mort ne remettent en question la justification de la cause à laquelle il apporte toute sa vaillance. Il n’y a pas de scission entre l’idéologie du héros et celle de la collectivité qui l’entoure.

Située à une étape tardive de la tradition épique, la chanson de Lion de Bourges porte en elle l’héritage d’une tradition littéraire qui se plaît à célébrer un passé accepté comme véridique et dont l’évocation est reconnue comme une source d’autorité incontestée. La référence au monde carolingien situe les héros dans un espace de temps « inaccessible – le passé absolu », décrit par M. Bakhtine, « clos et séparé par une frontière infranchissable des époques postérieures et surtout du présent (…) où se trouvent l’aède et ses auditeurs »26. En même temps, la référence à la légende carolingienne crée autour des héros du poème « l’espace-temps épique27 » nécessaire à la célébration de l’exploit héroïque28. La distance ainsi instaurée impose une marge de respect, de même qu’elle confère une certaine aura aux protagonistes de l’œuvre.Dès lors que ceux‑ci partagent l’existence que la poésie prête aux héros légendaires des épopées, le regard porté sur eux doit-il être différent ?

Cependant, sur ce canevas historique, la superposition de thèmes spécifiques au cycle des barons révoltés, tels que la querelle entre l’empereur et le vassal, éloigne le poème de l’esprit des épopées plus anciennes. Même si les combats des chrétiens contre les païens restent nombreux, ils ne représentent plus exactement le centre d’intérêt, qui se déplace vers d’autres pôles, car le principal ennemi n’est plus le païen, mais l’empereur Charlemagne ou les traîtres qui lui sont dévoués. Dans ce contexte, l’absence d’un engagement collectif contre l’infidèle d'une chrétienté menée par un empereur, représentant Dieu sur terre, et l’éloignement du modèle rolandien, selon lequel le sacrifice au service de la Foi conduisait à un état de quasi‑sainteté29, sont susceptibles de modifier les fondements de l’engagement héroïque et de remettre en cause la conception même de cet idéal.

Néanmoins, ce n’est pas le développement de ces thèmes, par ailleurs déjà très exploités au XIIe siècle, qui singularise la conception de l’engagement du héros dans la société, proposée par la chanson de Lion de Bourges. C’est le développement d’une thématique centrée sur la recherche des origines qui apporte plus particulièrement un infléchissement majeur aux valeurs héritées de la tradition épique. En faisant de ces héros des personnages isolés, l’auteur les place dans un contexte forcément éloigné de la tradition épique où le héros agissait entouré de la classe chevaleresque, en qualité de représentant de cette classe30. L’exclusion, du fait du bannissement, ou l’errance qu’entraîne la recherche des origines, influent sur le parcours héroïque en générant de multiples aventures. Confrontés à des situations conflictuelles, les héros de Lion de Bourges n’auront d’autre choix que de tenter de répondre par leur valeur chevaleresque. Mais la fin réservée aux protagonistes de l’œuvre invite à s’interroger sur la finalité de leur action au service de la société.

La multiplication des aventures vécues par les héros de l’œuvre laisse entrevoir une apparence de désordre31, – un désordre qui revêt une certaine signification. Ainsi, les aventures de Herpin de Bourges commencent-elles dans un cadre parfaitement épique – la cour plénière – pour se poursuivre dans des lieux de plus en plus éloignés (Rome, Chypre, Tolède). Celles de Lion suivent une progression relativement semblable : après ses enfances au château de Monclin, il part éprouver sa valeur au tournoi de Monlusant, puis il quitte le monde chevaleresque pour poursuivre sa quête personnelle qui le conduira jusqu’au Proche Orient, mais lorsqu’il revendique l’héritage de Bourges, il se trouve à nouveau confronté au monde carolingien. À Bourges, à Paris, en Espagne ou bien à Rome, les amis des héros, comme leurs ennemis d’ailleurs, appartiennent à ce même univers, tandis que monstres marins, géants et horribles nains n’existent que dans les terres lointaines de l’Orient. Bien que ce classement sommaire soit loin de pouvoir s’appliquer à l’ensemble du poème, il apparaît néanmoins que chaque fois que les questions essentielles touchant l’aristocratie sont abordées (qu’il s’agisse de ses devoirs, de ses droits quant au maintien sur la terre, ou de son avenir), le trouvère a senti la nécessité de placer son personnage dans le cadre familier de la tradition épique.

Ainsi, la chanson de Lion de Bourges, tout en se prêtant aisément au jeu du miroir réfléchissant l’image d’événements donnés comme vrais et situés dans un lointain passé, peut‑elle également se lire comme le témoignage de certaines des préoccupations traversant la fin du Moyen Âge, notamment celles de la classe chevaleresque sur son devenir, sur la finalité de son engagement au sein d’un ordre en mutation32. Ce sont ces questions, posées par les textes littéraires dès la fin du XIIIe siècle, que l’auteur du poème reprend, en les transposant à travers un personnage de fiction, un « héros », au parcours atypique. Parmi ces interrogations, celle qui concerne l’engagement héroïque découle, dans le poème, de l’ambiguïté existant entre la reprise de schémas traditionnels de l’épopée – dans lesquels pourrait justement s’inscrire cet engagement – et l’incidence de l’ignorance des origines. En d’autres termes, en mettant son action guerrière au service de la société féodale, comme l’illustrent les nombreux exploits narrés par le trouvère, le héros dans Lion de Bourges peut-il parvenir à l’accomplissement de sa destinée ?

Notes
23.

La Chanson de Roland, éd. critique, C. Segre, Genève, Droz, 2003, cf. v. 2377‑2380 :

De plusurs choses a remembrer li prist,

De tantes teres cum li bers cunquist,

De dulce France, des humes de sun lign,

De Carlemagne, sun seignor, kil nurrit ;

24.

La Chanson de Roland, éd. cit.,v. 2016, 2252‑2258.

25.

Aliscans, éd. C. Régnier, Paris, Champion, 1990, v. 1003‑1005.

26.

M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 452-453.

27.

Cf. J.‑P. Martin, « Histoire ou mythes : l’exemple de la chanson de geste », L’Épopée : mythe, histoire, société. Études réunies par J.‑P. Martin et F. Suard, Paris – Nanterre, Centre des Sciences de la Littérature, Université de Paris X – Nanterre, 1996, p. 5‑20.

28.

Cf. E. Gaucher, La Biographie chevaleresque. Typologie d’un genre (XIII e ‑XV e siècle), Paris, Champion, 1994, p. 189.

29.

Cf. J.­‑C. Vallecalle, « Sainteté ou héroïsme chrétien ? Remarques sur deux épisodes de L’Entrée d’Espagne », PRIS‑MA, t. XVI/2, Poitiers, Erlima, 2000, p. 303‑316 : « (…) la tradition épique tout entière (…) fait du martyr de Roncevaux le modèle insurpassable d’une vaillance capable de conduire jusqu’à une forme guerrière de sainteté ».

30.

Cf. D. Boutet, « Aliscans et la problématique du héros épique médiéval », Comprendre et aimer la chanson de geste (À propos d’Aliscans), Feuillets de l’E.N.S. de Fontenay Saint‑Cloud, Mars 1994, p. 47-62.

31.

C’est un reproche que la critique littéraire du début du XXe siècle, dans le sillage de J. Bédier, avait formulé et qui a longtemps terni l’image de l’épopée tardive.

32.

Cf. J.-P. Martin, « Histoire ou mythes : l'exemple de la chanson de geste », art. cit. : « Il s’agit, en s’aidant de l’histoire, de construire un monde permettant de célébrer les événements fondateurs de la collectivité, ceux dans lesquelles celle‑ci se reconnaît et qui sont pour elle autant un passé originel qu’une réflexion sur son état politique et moral présent, et un rêve d’avenir ». (p. 15-16).