Chapitre premier
La crise de l’ordre féodal

La situation particulière des héros de Lion de Bourges est déterminée par le conflit qui prend naissance, dès le début de l’œuvre, entre Charlemagne et Herpin de Bourges. Ce conflit, dont les répercussions vont s’étendre à l’ensemble de la descendance du duc de Bourges, éclate lors de la tenue de la cour plénière à Paris33, le jour de la Pentecôte. Le motif de la cour plénière, utilisé dans la scène d’exposition immédiatement après le prologue (ou après le rappel de quelques faits antérieurs comme cela est le cas dans Aye d’Avignon 34 ou Gui de Nanteuil 35) revient fréquemment dans les différents cycles de la littérature épique36 pour nouer l’intrigue, car c’est en général pendant cette scène qu’intervient l’élément perturbateur, qu’il s’agisse de l’arrivée d’un messager, ou d’une accusation mensongère proférée par un traître, comme dans Huon de Bordeaux 37 et dans Lion de Bourges. Le choix du cadre stéréotypé de la cour plénière, pour situer le point de départ de l’intrigue, traduit une volonté d’établir une liaison entre l’attitude du pouvoir royal et les aventures des héros, puisque celles‑ci résultent plus ou moins directement de la condamnation injuste prononcée par Charlemagne. En effet, cette sentence provoque une rupture des relations vassaliques, ce qui signifie, pour le héros, qu’il est exclu de l’ordre social (que la cour impériale est censée représenter). Par le jeu de la construction en cascade adoptée par l’auteur, cette première exclusion entraîne une aventure, qui en entraîne elle-même une autre, à laquelle s’enchaînent ensuite de multiples péripéties vécues par Herpin, ou Lion, ou d’autres personnages… À titre d’exemple, la réparation de l’injustice, seule issue possible à ce conflit, ne pouvant pas être obtenue de son vivant par Herpin, devient la préoccupation du héros éponyme et se trouve à l’origine de l’ultime confrontation avec l’empereur Charlemagne. Il y a donc bien une relation durable, de cause à effet, entre le conflit initial et le parcours héroïque.

Dans les deux épisodes consacrés à la naissance, puis au dénouement du conflit, les forces en présence sont, d’un côté, Charlemagne, et, de l’autre, les protagonistes de la chanson. Au milieu, se situe un groupe d’une extrême importance, celui des barons. Et, parmi ceux-ci, certains sont des vassaux connus pour leur traîtrise, d’autres réputés pour leur sagesse et leur fidélité au pouvoir royal. Or, comme dans les épopées de la révolte, le groupe des barons ne joue pas un rôle statique, car, en accordant une oreille favorable aux traîtres du lignage de Ganelon, l’empereur perd le soutien de ses fidèles conseillers et rencontre même en eux une franche opposition38, que ceux-ci vont justifier par les liens de parenté qui les unissent au lignage des seigneurs de Bourges. Ces attaches lignagères entre certaines figures légendaires de l’épopée (notamment Naimes de Bavière et Ogier le Danois) et les personnages de l’œuvre qui sont, pour la plupart, inconnus dans la littérature épique (hormis Herpin de Bourges, dont le nom apparaît dans certaines épopées de la croisade39) ont à la fois pour conséquence d’isoler le personnage du roi et d’apporter d’emblée une justification – une garantie – à l’engagement des protagonistes. Les luttes d’influence entre ces différentes forces font apparaître les scissions qui affectent les structures du cadre féodo-vassalique et lui confèrent un aspect instable. Cette instabilité génère une impression d’insécurité.

La chanson de Lion de Bourges se propose donc de donner une représentation des structures politiques du début du XIVe siècle, et de montrer les conséquences de leur fragilité sur le parcours héroïque. Au centre de cette réflexion, se situe la personne du roi, dont l’attitude influe sur les relations que son entourage entretient avec son pouvoir ou à l’intérieur même de la classe aristocratique.

Notes
33.

Dans Lion de Bourges, la tenue de la cour plénière sert de scène initiale. Elle est située immédiatement après un court prologue d’une vingtaine de vers. Cf. v. 22-24 :

A une Pantecouste, ung jour de moult grant nom,

Tint li roy Charlemenne, qui cuer ot de lion,

Haulte court noble et grant à Paris sa maxon.

34.

Aye d’Avignon, éd. crit. S.J. Borg, Genève, Droz, 1967, v. 47-48.

35.

Gui de Nanteuil, éd. crit. J.R. Mc Cormack, Genève, Droz, 1970, v. M175 sq.

36.

Cf. W.W. Kibler, « Les derniers avatars du personnage de Charlemagne dans l’épopée française » dans Charlemagne et l’épopée romane, Actes du VII e  Congrès International de la Société Rencesvals, Paris, Les Belles Lettres, 1978, t. I, p. 281-290 : « La situation par laquelle débute le poème se retrouve dans la plupart des épopées du cycle de Nanteuil : lors d’une fête de la Pentecôte, Charlemagne tient sa cour à Paris ». (p. 282).

37.

Huon de Bordeaux, éd. bilingue W. W. Kibler et F. Suard, Paris, Champion, 2003, v. 72 sq.

38.

Cf. R. R. Bezzola, « À propos de la valeur littéraire des chansons féodales », La Technique littéraire des chansons de geste, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 183-195 : « L’unité d’action de la communauté contre les païens est remplacée par le choc continuel entre les forces contraires à l’intérieur de cette communauté ». (p. 184).

39.

Cf. Le Bâtard de Bouillon, éd. F. Cook, Genève, Droz, 1972 : Harpin de Bourges est un compagnon de Baudoin de Bouillon. Le vers 193 contient une allusion précise au fief de Bourges : « Chef u li dux Harpins, qui de Bourges fu hoirs ».