2 / - L’entourage royal

L’image de Charlemagne, restituée dans les quelques séquences du poème qui le mettent en scène, est certes peu glorieuse. Sa conduite instable, mêlant à la fois entêtement et crédulité, provoque des réactions diverses dans son entourage : les prises de position en faveur du vassal fidèle sont le fait des pairs de France, tandis que celles en faveur de l’empereur émanent du groupe des traîtres. Une telle répartition s’inscrit dans l’ordre logique de la thématique générale dont l’auteur de Lion de Bourges a voulu se rapprocher, car elle offre la vision d’un monde féodal affaibli par ses dissensions internes. Nous reprenons les mêmes séquences révélant la manière particulière dont est conçu l’entourage royal : la cour plénière, en début de poème, dans laquelle l’action des traîtres est déterminante, puis l’expédition de Bourges suivie de la poursuite contre le magicien Gombaut de Cologne, qui concerne plus particulièrement aux relations que les pairs de France entretiennent avec leur souverain.

Si l'image de la cour, dans la scène initiale, ne présente pas de caractéristique remarquable par rapport à l’ensemble des œuvres, où cette séquence tend à revêtir l’aspect obligatoire que lui reconnaît R. R. Bezzola161, elle offre néanmoins l’avantage de délimiter immédiatement les contours d’un foyer où se concentrent les plus fortes tensions entre le pouvoir et l’aristocratie, ou entre les lignages eux-mêmes. Selon un modèle qui revient fréquemment dans la littérature épique – quel que soit le thème du poème – l’auteur de Lion de Bourges prête à Charlemagne une « haulte court noble »162, censée symboliser la puissance de la royauté. Ainsi, cette image apparaît aussi bien dans la Chanson de Roland,le Couronnement de Louis 163, Gui de Nanteuil (« Francois et Flamenc et Frison, Alemant et Bavier et Normant et Breton »164 entourent Charlemagne), ou encore dans Huon de Bordeaux 165. La réunion de la cour est souvent associée à une décision importante telle que la transmission de la couronne (comme dans le Couronnement de Louis ou Huon de Bordeaux), les préparatifs d’une expédition guerrière à plus ou moins long terme comme dans la Chanson d’Aspremont 166, ou bien encore la réception ou l’envoi d’une ambassade. Selon les règles communément évoquées dans les poèmes épiques, les barons composant le conseil sont censés être liés au suzerain par le serment de l’hommage et lui apporter conseil et aide en échange de sa protection167. En ce sens, le poème de Lion de Bourges donne une représentation particulièrement intéressante de l’entourage royal, car il montre à la fois la permanence d’une structure calquée sur des principes fondamentaux et, en même temps, la fragilité même de cette structure.

L’idée de permanence est présente dans les premières images de la cour plénière. Dans une certaine logique, Charlemagne consulte ses barons à propos de son projet d’anéantir la gent païenne et il rappelle bien que sont concernés par cet appel les chevaliers qui tiennent leur fief de lui-même168. Bien que le déroulement de la réunion soit immédiatement perturbé par l’intervention du traître Clariant, la présence de ce motif témoigne d’une volonté de mettre en place un cadre traditionnel, proche des structures habituellement représentées dans l’épopée. On attendrait effectivement que cette présentation soit suivie d’une délibération, comme cela est le cas dans de nombreuses chansons. Dans la Chanson de Roland, la réunion de la cour donne lieu à des concertations entre l’empereur et ses fidèles conseillers, qui interviennent successivement. Ogier, l’archevêque Turpin, Richard de Normandie et son neveu Henri, Ganelon et de nombreux Francs169 entourent l’empereur. L’intervention de Naimes de Bavière, empreinte de sagesse, fait suite à celles de Roland et de Ganelon170, tandis que Charlemagne écoute en tenant la tête baissée, puis demande l’avis des pairs171. Ce n’est certes pas l’unanimité qui règne dans cette réunion, et Charlemagne doit imposer le silence aux plus impétueux 172, mais cela n’empêche pas que la proposition émise par Roland et confirmée par le conseil prenne, dans les dernières paroles de l’empereur, la force d’un ordre. De cette délibération naît un projet concret, qui donnera une impulsion à l’armée de Charlemagne. Schématiquement, il y a un enchaînement : réunion – décision – action collective, qui donne une unité à la chanson. Dans Lion de Bourges, ce schéma se rompt et il n’émane, de la réunion de la cour plénière, aucune décision qui puisse reformer l’unité des pairs autour de Charlemagne. Seule demeure l’image d’un entourage qui juge, en s’y opposant, les décisions de l’empereur.

L’idée de permanence est également suggérée par la reprise d’une composition traditionnelle – roi, fidèles conseillers, traîtres – sans laquelle la cour royale perdrait tout relief. Figures légendaires de la poésie épique, Naimes de Bavière173 et Ogier de Danemark174 interviennent auprès de Charlemagne, pour le conseiller – ce qui correspond sensiblement au rôle qui leur est habituellement conféré dans les poèmes –ou dans le but de rétablir un ordre perturbé par la défaillance du pouvoir royal. Tout aussi légendaire, le lignage des traîtres, représenté par Ganelon, Hardré, Griffon et Clariant de Hautefeuille, s’efforce de jeter le trouble. « Personnages obligés de tout poème épique », comme l’écrit M. Rossi, les félons profitent de la faiblesse du roi pour mener à bien leur machination, dont la principale visée, dans la scène initiale de Lion de Bourges, est de discréditer un vassal loyal aux yeux de l’empereur. « Le lignage félon, qui n’est jamais détruit totalement, a une importance permanente, intervient à toutes les phases du déroulement des événements, et contribue à donner le spectacle d’une cour divisée, déchirée par les intrigues et les rivalités (…) ; les traîtres sont présentés comme ayant une importance politique, car ils créent et entretiennent l’anarchie féodale (…) »175. Présence des fidèles conseillers, ténacité des traîtres, la bipolarité nécessaire à la lutte entre le bien et le mal se trouve ainsi respectée, selon un ordre que l’on pourrait presque qualifier de banal. Les relations développées à la cour entre le groupe des barons, connus pour leur loyauté traditionnelle à l’égard de l’empereur, et le groupe des traîtres ne présentent pas de caractère spécifique. De même, l’action de ceux‑ci sur le pouvoir royal relève d’un emploi fréquent. Leur présence à la cour génère habituellement des conflits entre l’empereur et un vassal ; Dans Lion de Bourges, ni la personne royale, ni son fils ne sont touchés par l’action des traîtres, comme cela était le cas dans Gaydon ou dans Huon de Bordeaux. Seule l’accusation revient à briser un ordre déjà fragile. Insinuations, fausses accusations et basses manœuvres constituent leur panoplie, dans le but de faire basculer en leur faveur un pouvoir royal chancelant – ce qui apporte une sorte de surenchère à une situation déjà conflictuelle, car, pour rétablir l’ordre, pour dessiller les yeux de ce roi aveugle, les fidèles conseillers doivent s’opposer en utilisant les armes dont ils disposent : interventions autoritaires, sévères, ou quelquefois ironiques, et, quand cela devient nécessaire, refus de se soumettre à l’autorité royale.

Mélange de sagesse et de fermeté, Naimes de Bavière apporte son habituelle pondération aux emportements de l’empereur. Habile conciliateur, il sait s’opposer aux décisions du roi quand celles-ci sont mauvaises, mais il est – et reste – le plus fidèle conseiller176, et, malgré leurs divergences d’opinion, il respecte toujours son engagement initial : « Je sus li vous hons lige »177 rappelle‑t‑il à l’empereur, dans une situation tendue, qui entretient quelque parenté avec celle qui existait déjà dans Gaydon 178 . La fidélité de Naimes repose sur une conscience aiguë de la valeur de son engagement vis-à-vis de son suzerain. C’est une notion qu’il respecte toujours, même s’il doit s’opposer à l’empereur. Par exemple, lorsque Charlemagne s’obstine à avancer à découvert en direction de Bourges, il lui conseille fermement de faire armer ses troupes179. En agissant ainsi, il assume pleinement son obligation de protection. D’ailleurs, le bien-fondé des remarques de Naimes est ensuite reconnu par Charlemagne180. Face au comportement irrationnel du roi, le conseiller représente la force raisonnée. Dans cette séquence illustrant l’avancée des troupes françaises vers Bourges, il passe outre les déclarations de l’empereur et prend, seul, la décision de faire armer ses hommes181. La solution adoptée par Naimes de Bavière traduit le fait que les conseillers doivent intervenir dans les décisions prises par le roi, non seulement pour protéger celui-ci182, mais aussi pour protéger les hommes de son armée. Il se produit une sorte de transfert entre le pouvoir royal et son entourage, ce dernier étant présenté comme seul capable d’assurer la sécurité.

Une étroite complicité unit Naimes à Ogier de Danemarche, dont le caractère plus fougueux apporte dans le poème une tonalité plus vive. J. Subrenat a donné une belle description de cette amitié : « Une telle connivence n’étonne guère entre deux vieux compagnons d’armes qui, en outre, ont la même opinion sur le drame qui se joue [dans Gaydon], bien qu’ils l’abordent sous des angles différents : Nayme restait ici le conseiller traditionnel de l’empereur ; Ogier est davantage engagé dans l’action matérielle. L’on est frappé néanmoins par la similitude de leur conduite et de leur pensée ; ils ne se font guère de longs discours et un geste ou une courte réflexion suffisent »183. Le poète de Lion de Bourges s’appuie sur ces valeurs traditionnelles – respect, fidélité et amitié – et les utilise, comme l’ont fait certains de ses prédécesseurs, pour marquer l’opposition des pairs de France au comportement irrationnel du roi. Ce désaccord repose sur un élément essentiel, celui de la défense d’un vassal injustement accusé. Et, le fait que ce vassal soit du même lignage que Naimes et Ogier, apporte une signification particulière. Cela se traduit, d’une part, par le refus d’appliquer la sentence de mort en début de poème, d’autre part, par le refus de combattre et la volonté d’amener le roi à conclure la paix avec le vassal. Ce sont donc des prises de position importantes, puisqu’elles aboutissent à modifier la politique du pouvoir royal.

Le souci de réparer l’injustice royale constitue la préoccupation majeure des pairs de France. L’argumentation d’Ogier et celle de Naimes, bien que différentes dans leur formulation, reposent sur deux axes identiques. Tous deux rappellent au roi la valeur du vassal injustement condamné et insistent sur les liens de parenté qui les unissent à Herpin184. Avec sa fougue habituelle, Ogier intervient immédiatement pour dénoncer l’incohérence de la sentence :

‘« – Sire, s’ait dit Ogier, belle l’avés trouvee !
Li duc est mez cosin, m’amour li ait donnee ;
Si ne say roy ne duc jusque an la mer sallee
Ne dela assiment jusques en Gallilee,
S’il li avoit meffait demie ne danree,
Qu’il ne fuit amandér ains qui paissast l’annee.
Pais ne morait li duc de mort si desguisee’

Tant qu’il ait cez parans en vous salle pavee. » (v.173-180)

Naimes reprend les mêmes arguments et insiste sur l’appartenance du duc Herpin au plus haut lignage de France :

‘« (…) li duc Herpin qu’est filz de ma serour.
Des lignaige de France il en est chief et flour,
Ensi ne puet morir, querrez ung aultre tour. » (v.198-200)’

Lors de l’épisode de Bourges, Ogier soutient le même raisonnement185, ce qui a pour effet immédiat d’accroître le courroux de Charlemagne. En effet, faire valoir auprès de ce dernier le prestige de barons du même lignage que le héros, tels que les quatre fils Aymon, Girart de Roussillon ou bien encore Gui de Nanteuil, n’était‑ce pas risquer de rappeler le souvenir de conflits de même nature ? Le plaidoyer de Naimes laisse entendre une sorte d’avertissement, dont le roi, soucieux de conserver sa puissance, devrait bien comprendre la teneur. Comme Ogier, il suggère l’idée que la royauté ne peut pas se permettre de se couper des meilleurs membres de la classe chevaleresque186, au risque de s’affaiblir et de mettre en danger la couronne :

‘« Se perrdre vollez France, vous force et vous vigour,
Se faite le duc pandre a loy de mourdreour. » (v.208-209)187

Cette notion entre en parfaite adéquation avec la démonstration de la faiblesse de l’empereur, qui est soutenue dans le poème. Elle prend toute son ampleur, quand on se souvient de l’isolement auquel le souverain s’exposerait si son proche entourage se refusait à adhérer à sa politique. C’est ce que le poète de Huon de Bordeaux avait fait valoir, quand Naimes, en réaction à la décision arbitraire de l’empereur à l’égard de Huon, exprimait clairement son opposition. Il « incite les pairs à abandonner un roi qui n’a pour eux aucune considération », écrit M. Rossi. « Que soutient en effet ici Naimes ? Il affirme que les pairs n’ont plus à remplir le devoir de cour, une des principales obligations du vassal : peut‑on marquer plus nettement que l’innovation du roi est une atteinte au pacte féodal, mettant fin à la réciprocité des obligations ? »188. Naimes entraîne à sa suite les pairs de France et Charles, resté quasiment seul, n’a d’autre issue que de s’incliner : « Il moy covient faire lour vollanteit »189. Dans Lion de Bourges, l’opposition ne repose pas sur le même problème juridique que dans Huon de Bordeaux, et ne conduit pas les pairs de France à quitter le roi. Elle est étroitement liée aux relations lignagères existant entre ceux-ci.

Cela apparaissait déjà nettement dans Renaut de Montauban, où les barons refusent successivement d’obéir à Charlemagne et de faire pendre Richardet190, au nom des liens de parenté qui les unissent à ce dernier. Abandonné par les pairs et éconduit par Richard de Normandie191, l’empereur prend conseil auprès de Naimes, qui, une fois de plus, va l’inciter à la modération, en lui rappelant l’intérêt stratégique de ne pas déclencher une guerre contre les quatre fils Aymon, et va utiliser le même argument de la parenté : « Il sunt de vostre geste, de vostre parentez »192, mais cela, le roi ne veut pas l’entendre, puisqu’il considère que le lien vassalique a été rompu du fait du vassal, et que cette rupture brise donc la relation de parenté.

Les tensions existant entre le pouvoir royal et son entourage reposent sur une différence d’appréciation des obligations. Tandis que le roi s’obstine à placer au premier rang le devoir féodo-vassalique, la classe aristocratique répond par l’affirmation des obligations lignagères. C’est une conception que le lignage des traîtres a fait sienne depuis longtemps : « les devoirs féodo-vassaliques n’ont guère de poids devant la défense de la famille »193. Pour eux, cette notion, incluant un perpétuel besoin de vengeance, occulte tout autre sentiment et ne suscite aucun engagement altruiste. Bien différente est la mentalité reflétée par le comportement des pairs de France. Si l’importance de la famille n’est pas nouvelle dans l’épopée, elle répond, dans Lion de Bourges, à une préoccupation particulière, plus nette que dans les textes antérieurs. Cela se constate dans le fait que le roi ne rassemblant plus les critères qui justifieraient un engagement total à son service, son entourage, conscient d’un manque de protection, assure lui‑même sa défense. Ce sentiment s’accompagne, chez les pairs de France, du souci d’amener l’empereur à comprendre les raisons de leurs prises de position, car, si le sens du lignage exerce une pression accrue sur le respect des engagements féodo-vassaliques, cela n’occulte pas le désir fondamental de rétablir l’ordre. L’infléchissement donné aux relations féodo-vassaliques dans le poème est bien une marque du renouvellement de la thématique dans le poème.

Pour parvenir à rétablir la paix, il faut temporiser, freiner les impulsions du roi, jouer en fin diplomate – mission difficile, à laquelle Naimes s’emploie avec succès. « U non de son lignaige li faite ceste amour »194, plaide‑t‑il une dernière fois pour fléchir Charlemagne en faveur de Herpin. Il obtient alors l’annulation de la sentence de mort (alors que, dans Renaut de Montauban, la condamnation à mort de Richardet était maintenue). Cependant, les circonstances sont tout à fait différentes : même si l’empereur refuse d’admettre que Herpin n’a commis aucune faute, l’intervention de la duchesse Alis, jouant involontairement de la faiblesse de l’empereur à l’égard des femmes, n’est sans doute pas étrangère à l'adoucissement de la peine – ce qui contribue encore à souligner l’altération de la figure du roi.

Rétablir la paix avec le vassal n’est pas chose aisée, notamment lorsque Lion rentre de force en possession de son fief et renvoie à Charlemagne les hommes de Fouqueret, mutilés et rasés, après avoir tué ce traître. Ce que Charlemagne entend de ces hommes est presque une déclaration de guerre : Lion se proclame « droit hoir de Bourge » et « se dit filz Herpin de droite lignie »195. C’est une situation qui n’incite guère le souverain à écouter les conseils de Naimes et d’Ogier, d’autant plus que ces derniers ont cédé à un élan de joie, en reconnaissant dans les faits rapportés la signature de celui qu’ils appellent leur « cousin »196 :

‘Et quant Ogier l’an oit, ne pot tenir n’an rie ;
Il ait dit à Naymon, baix a voix serie :
« Sire, se dit Ogier, ne vous sovient il mie
Quant Herpin fist jaidis de nous la despartie,
Qu’ansainte estoit sa damme qui tant estoit ensignie ?
Et se c’estoit ung filz, bien nous dit celle fie
Et nous priait de cuer ne li fallissien mie :
Il est nostre colsin, Jhesu le benoye !
Se parrt bien qu’il est estrais de nous lignie,
Que ou despit de Charlon ait destruit sa maingnie ;
Je l’an sai moult boin grez et si ne l’en hait mie ! » (v. 21657‑667)’

La reprise du conflit oppose l’empereur à Lion de Bourges, tandis que Naimes et Ogier, partagés entre leur fidélité au souverain et le désir de protéger un membre de leur lignage, se trouvent dans une position ambiguë. Il s’établit une relation de force triangulaire, dans laquelle, seuls, les conseillers du roi désirent la paix. A priori, rien ne dispose l’empereur à accéder à la demande de paix formulée par Naimes197. En effet, non seulement celui-ci lui rappelle un souvenir désagréable lié au bannissement de Herpin – l’empereur s’était incliné –, mais il lui fait entendre qu’il avait commis une faute en reprenant le fief accordé. Les propos de Naimes sont clairs : l’empereur a tort d’engager une guerre. La ténacité des barons n’ayant d’égale que l’obstination de l’empereur, cela se traduit dans le poème par des affrontements verbaux de plus en plus violents entre eux.

Les arguments développés par les conseillers du roi reposent sur le bien-fondé de la reconquête de Bourges par Lion. Pour soutenir leur raisonnement, ils font valoir la qualité d’héritier légitime de ce dernier. C’est une certitude que leur ont apportée les paroles des hommes de Fouqueret : Lion a réussi l’épreuve du cor magique, dont Naimes et Ogier connaissent le secret grâce aux indications que leur avait données Herpin de Bourges avant de partir en exil198. Le problème posé dans Lion de Bourges concerne donc la reconnaissance de la transmission successorale du fief concédé, établie dans le droit féodal dès le XIe siècle199. De son côté, l’empereur considère qu’il y a eu rupture du contrat, Herpin n’ayant pas fourni le service armé qui lui incombait, lors de la guerre qui l’opposait à Girart de Roussillon (selon les dires de Clariant). À ce titre, il estime être dans son bon droit lorsqu’il reprend le fief de Bourges et en confie la garde à autrui. De plus, Lion a tué Fouqueret de Hautefeuille. Il apparaît donc qu’il n’existe aucune possibilité de conduire l’empereur à faire la paix avec son vassal. La seule issue possible pour Naimes et Ogier, qui veulent rester fidèles à la promesse qu’ils avaient faite à Herpin200, est de rester aux côtés de l’empereur en évitant de se battre contre Lion. Avec les nuances auxquelles la poésie épique a habitué ses lecteurs, Naimes exprime son ressentiment calmement, tandis qu’Ogier adopte une attitude catégorique : « je n’en porterait ne lance ne baston »201, – ce qui pousse Charlemagne à préférer se priver de la compagnie d’Ogier :

‘« (…) je n’ait de vous mestier,
Car vous seriez dollant se me veés gaingnier,
Si que je n’ait tallant d’un sifait soldoier ! » (v.21883-885)’

Cependant, Naimes et Ogier n’abandonnent pas l’empereur et participent à la bataille devant Bourges. Leur loyauté les pousse à agir contre leurs sentiments, et les place dans une situation délicate, lors des négociations de paix qui interviennent après l’avertissement céleste conseillant à Charlemagne de cesser le conflit. Venu en ambassadeur proposer la paix, Ogier se voit reprocher violemment son obéissance à l’empereur202. Le respect de leur engagement initial vis-à-vis de celui-ci fait de Naimes et d’Ogier les ennemis du vassal, puisqu’ils l’ont combattu. Position complexe, sans aucun doute, car si leur passé littéraire les place dans l’entourage immédiat du roi, les liens du sang évoqués dans Lion de Bourges infléchissent cette position. Il en résulte un mouvement continuel de bascule entre deux pôles d’attraction, qui révèle la ténuité de la frontière entre relations purement féodo-vassaliques et relations de parenté. Le rôle joué par ces deux personnages, qui participent de deux visions – celle de l’ordre politique et celle de l’ordre familial –, ne répond donc pas uniquement à une volonté d’ancrer le texte dans la tradition épique, mais contribue au renouvellement de cette thématique. Dans un contexte où l’idéologie guerrière tend à se modifier, ces oscillations prouvent que la réciprocité des engagements féodo-vassaliques tend à s’amoindrir devant la solidarité fondée sur le lignage.

Dans les différents exemples que nous avons évoqués, il apparaît qu’une même dégradation affecte les relations que le souverain est susceptible d’entretenir avec son entourage très proche  – les pairs de France constituant le conseil – comme avec son entourage plus éloigné composé des vassaux liés par l’hommage. Les divergences d’opinion entre le roi et le conseil ne constituent pas une nouveauté. Elles sont fréquentes dans le genre épique dès les premiers poèmes – déjà la Chanson de Roland en donnait un exemple – et ont longtemps eu pour conséquence d’aboutir à l’approbation finale des desseins de l’empereur. Ce n’est pas le cas dans Lion de Bourges, car le projet initial est abandonné, remplacé par une expédition dépourvue de toute gloire. Certes, les pairs de France accompagnent toujours l’empereur, mais leurs prises de position aux portes de Bourges montrent qu’ils souhaiteraient effectuer un choix entre une obéissance sans réserve aux ordres du souverain et la défense d’un membre de leur lignage. Il n’y a donc plus de cohésion parfaite entre le souverain et ses plus fidèles conseillers, même si, en dernier ressort, ces derniers ne peuvent se soustraire à leurs obligations vassaliques. D’autre part, l’intrigue du poème montre, dès la scène initiale, que l’empereur écoute facilement les traîtres ; ceux-ci n’intriguent pas directement contre le pouvoir royal, mais leur action met en danger l’harmonie de l’entourage. La crédulité de Charlemagne à l’égard des membres du lignage de Ganelon profite à ces derniers ; cela est confirmé par l’attribution du fief de Bourges à Fouqueret de Hautefeuille. D’ailleurs, à elle seule, cette disposition justifierait l’opposition de Naimes et d’Ogier, lors du siège de Bourges, – opposition qui traduit une profonde volonté de rétablir la justice. La troisième conclusion que l’on peut tirer des épisodes étudiés dans les pages précédentes, c’est que le dysfonctionnement des relations vassaliques ne concerne pas uniquement l’entourage immédiat, mais s’étend également à la classe aristocratique représentée dans le poème par les membres de la famille de Lion.

Les divers éléments que nous avons relevés permettent d’attribuer une origine assez complexe à l’altération des relations entre le pouvoir royal et la noblesse, illustrée dans la chanson : la faiblesse du roi favorise les luttes d’influence et le comportement de ce dernier montre qu’il n’a plus le sens de la justice. Il se produit donc une sorte de déplacement des valeurs et des obligations incombant normalement au souverain, qui deviennent ainsi l’apanage de la classe aristocratique. Cela s’accompagne de plusieurs conséquences. Cette classe ressent la nécessité de resserrer ses liens internes pour mieux assurer sa défense. C’est ce que font les pairs de France en accordant leur protection à un membre de leur lignage ; ils marquent ainsi leur volonté de rester unis entre eux. Leur changement d’attitude à l’égard du souverain, par rapport à des textes plus anciens où ils restaient soudés au pouvoir royal, montre que les liens de parenté constituent une relation plus forte que les liens vassaliques. En second lieu, les différentes prises de position de Naimes, d’Ogier ou de Lion traduisent aussi d’incontestables velléités d’indépendance, mais cette évolution s’accompagne d’un revers : la distension des liens politiques qui faisaient de la noblesse le soutien du pouvoir royal a pour effet progressif de diminuer sa puissance, tandis que la royauté se tourne vers d’autres classes dans lesquelles elle recrute une armée mercenaire. Devenant moins indispensable, cette classe à vocation guerrière perd progressivement son prestige.

Ainsi, ce que montrent les épisodes consacrés dans Lion de Bourges à la réunion de la cour plénière et à l’expédition militaire de Charlemagne, c’est qu’entre le pouvoir royal et la classe aristocratique, une scission s’est créée de façon irréversible.

Notes
161.

R. R. Bezzola, « À propos de la valeur littéraire des chansons féodales », La Technique littéraire des chansons de geste, op. cit., p. 193.

162.

Cf. v. 22-24 :

A une Pantecouste, ung jour de moult grant nom,

Tint li roy Charlemenne, qui cuer ot de lion,

Haulte court noble et grant a Paris sa maxon.

163.

Le Couronnement de Louis,, Ed. E. Langlois, Paris, Champion, 1984, v. 10-44.

164.

Gui de Nanteuil, éd. cit., v. M. 176-177.

165.

Huon de Bordeaux, éd. cit., v. 51-67.

166.

La Chanson d’Aspremont, A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, III et IV, Genève, Droz, 1975, v. 745 sq.

167.

L’obligation de présence est rappelée aux vers 25-26 :

Cilz qui de lui [Charlemagne] tenoient la monte d’un boton

Il dobvoient tout estre et per compe et per nom ;

168.

Cf. v. 41-42 :

« Il vanront avec moy sur la geste Mahon,

Et tous ciaulz qui de moy thiennent lor region. »

169.

La Chanson de Roland, éd. cit., v. 168-178.

170.

Ib., v. 232-242 (Naimes), 196-213 (Roland) et 220-229 (Ganelon).

171.

Ib., v. 214-216 et 244-245.

172.

Cf. Ib., v. 259-260 : (Charlemagne s’adresse à Roland et Olivier)

Respunt li reis : « Ambdui vos en taisez !

Ne vos ne il n’i porterez les piez. »

Cf. également v. 263 : Franceis se taisent, as les vus aquisez.

173.

Selon A. de Mandach, le duc Naimes de Bavière est « le pur fruit de l’imagination des auteurs du temps de Philippe Auguste ». Cf. Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, VI ‑ La Chanson de Roland, Genève, Droz, 1993, p. 42.

174.

Selon J. Bédier, Ogier fait « figure de bon vassal et de preux » dans les poèmes du cycle du roi ; il ne lui reconnaît « aucun trait de caractère qui le distingue dans la troupe des figurants ». Cf. Les légendes épiques, T.II, Paris, Champion, 1917, p. 298. Cf. également F. Lot, Études sur les légendes épiques françaises, Paris, Champion, 1970, Chapitre VII : La légende d’Ogier le Danois, p. 280 sq.

175.

M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’Évolution du genre épique au XIII e  siècle,Paris, Champion, 1975, p. 494.

176.

Parmi tous les portraits de Naimes dressés dans les chansons de geste, le plus beau est peut‑être celui qui est donné dans la Chanson d’Aspremont. Cf. A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe, III – La Chanson d’Aspremont, Genève, Droz, 1975, v. 726-744.

177.

Vers  21860.

178.

Gaydon, éd. cit., vers 9512-9513 :

« Je ne doie mie faillir a mon seignor,

Ne por nul home ne li faudrai nul jor. »

179.

Cf. v. 21760-21767 :

« Frans roy, dit li duc Nayme a la barbe merlee,

Je vous prie et requier, s’i vous plait et agree,

Que vous faiciez armer vous gens san demoree

Per quoi elle ne soit souprise ne enchantee

Ne de nous ennemmi per nul endroit grevee,

Car de si jusques a Bourge n’ait que une luee.

Si seroit bien raison que vous gens soit aprestee,

Per quoi, s’on salloit, que ne fuist esquaree. »

Cf. également v. 21784-21789.

180.

Cf. v. 21831-21834.

181.

Cf. v. 21799-21807.

182.

Cette situation rappelle un épisode de Gaydon, lorsque Charlemagne avait décidé, contre l’avis de Naimes et d’Ogier, de s’introduire déguisé dans Angers. Malgré ses réticences, Naimes avait choisi d’accompagner l’empereur pour le protéger. Cf. Gaydon, éd. cit., v. 9772‑9775.

183.

J. Subrenat, Étude sur Gaydon, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1974, p. 326.

184.

Les rapports spécifiques résultant des liens de parenté qui unissent les héros du poème à Naimes de Bavière et à Ogier de Danemark seront étudiés dans la seconde partie (« Recherche d’un ordre familial »). Pour l’heure, nous signalons leur existence dans le seul but d’analyser si ces relations de consanguinité sont appelées à influencer les rapports que ces deux personnages de la tradition épique entretiennent avec l’empereur.

185.

Cf. v. 21675-685 :

« Se vous l’aviez occit, se Dieu vous benoye,

Je ne sai en ceu monde chaistelz ne menandie

Que vous puissiez tanser ne perdissiez la vie.

N’esse pais filz Herpin a la chiere gensie,

Et li fils Aelis la duchesse prisie ?

Niece est au duc Naymon, suer au signour de Brie ;

Li quaitre filz Emont sont tous de sa lignie,

Giray de Roucillon a la chiere herdie,

Et Guion de Nantuel si est de sa partie,

Emeris de Nerbonne qui tant ait vaillandie,

Doelins de Maiance, (…)

186.

A chaque intervention, les deux conseillers exaltent la valeur du vassal, faisant de lui un personnage-clé pour la sécurité du royaume. Ainsi Ogier s’exclame-t-il : « Je ne sai homme en cest monde, tant qu’il tornie, / Que li peust meffaire une pomme porie, / Et c’il li meffaisoit qu’il n’en eust haichie ! » (v. 21686-688).

187.

La prise de position de Naimes ne laisse planer aucun doute :

« (…) il ne morait mie, pour le mien Creatour,

Car c’il covient qu’i muere a si grande hydeur

Je n’y voy aultre voie, per le mien vasseour :

Fuiés vous an de si a loy de coureour,

Demain ne voriez estre en vous salle d’onnour

Pour tout l’avoir qui est en Inde la majour. » (v. 202-207)

188.

M. Rossi, op. cit., p. 284.

189.

Huon de Bordeaux, éd. cit., vers 2335. Voir également les vers suivants, notamment 2339 et 2340 : (Charlemagne s’adresse aux barons) « Signour, dit il, pour Dieu, car retornez, / Et je ferait acque vous vollanteit ».

190.

Renaut de Montauban, éd. J. Thomas, Genève, Droz, 1989. Cf. pour l’ensemble de la scène, v. 9249 sq. Cf., à ce sujet, F. Suard, « Ogier le Danois et Renaut de Montauban », Essor et Fortune de la chanson de geste (…), op. cit., p. 185‑202 : « L’exemple du siège de Montauban montre que le conflit entre les différents types de relations peut avoir un rôle positif, et que la parenté est souvent un recours contre les obligations vassaliques. Aucun des pairs ne saurait participer à l’exécution de Richardet, car ils lui sont parents, (…) ». (p. 193)

191.

Cf. Renaut de Montauban, éd. J. Thomas, Genève, Droz, 1989, v. 9409-9410 :

« Richart est de ma geste et de mon parenté.

Je nel pendroie mie por quant que vos avez ».

192.

Ibid., vers 9423.

193.

Cf. J. Subrenat, op. cit., p. 348.

194.

Vers 219.

195.

Cf. v. 21645-656.

196.

Ce terme sera étudié dans la seconde partie.

197.

Cf. v. 21848-861 (Naimes s’adresse à Charlemagne) :

« – Sire, s’ai dit li duc, tort avés, ne sceit on.

(…)

Et se n’est pais estrais de malle estraccion.

Filz est de m’entain, on l’appelle Lion.

Son perre avés banis de France le roion,

Et de Bourge aussi li tosist[es] le dont ;

Or est venus li filz qui per droit et raison

Est entrés en sa terre ; soie est la region ;

Nulz ne li peut tollir per droit ung seulz bouton !

A tort le guerriés, que vous cellerait on !

Je sus li vous hons lige ; toudis au donsillon

Si vous prie et requier faite paix au baron ! »

198.

Cf. v. 257-271 et 21495-535. Seul l'héritier légitime du fief peut faire sonner le cor magique, ce qui permet aux habitants de Bourges de reconnaître Lion : « droit signour avons ».

199.

M. Bloch rattache le « glissement [progressif du fief] vers l’hérédité » à l’interprétation qui fut faite des dispositions prises par Charles le Chauve, en 877, dans l’édit de Quierzy, et au morcellement de l’empire carolingien. Initialement mesure conservatoire pour s’assurer de la fidélité d’une famille en temps de guerre, la transmission se transforme en pratique dans « l’opinion publique. Or celle-ci, dans une civilisation sans codes écrits comme sans jurisprudence organisée, était bien près de se confondre avec le droit ». Cf. M. Bloch, La Société féodale, Paris, Albin Michel, rééd. 1994, p. 271-281 ; Cf. également R. Fossier, article « Fief », Dictionnaire du Moyen Âge,dir. C. Gauvard, A. de Libera et M. Zink, Paris, P.U.F., 2002, p. 529-531.

200.

Cf. v.  272-275 :

Et quant li douze perre ont ceste voix oye,

Bien ont ceste mervelle deden lour cuer fichie ;

Pués lour en sovint bien tout lez jour de lour vie

Quant Lionnez revint a Bourge la garnie.

201.

Cf., pour l’ensemble de leurs réactions, v. 21863-882.

202.

Cf. v. 22106-117. Lion justifie son emportement contre Ogier, par le fait que celui-ci et Naimes sont des parents. La nature des relations spécifiques impliquées par l’existence de liens du sang entre les héros et les deux conseillers de Charlemagne est étudiée dans le premier chapitre de la seconde partie de la thèse : « La parentèle large ou la puissance inutile ». On peut d’ores et déjà penser que cette colère est révélatrice des attentes du héros au regard des relations de parenté.