Conclusion du Chapitre Premier

Quelle image retenir de la société féodale dépeinte dans Lion de Bourges ? Placé sous le signe de la tradition, le texte s’appuie sur des clichés bien connus, tels que la cour plénière ou l’expédition militaire, mais ceux-ci sont détournés de leur signification fondamentale pour témoigner d’une évolution, perceptible dans les chansons de geste dès le début du XIIIe siècle, concernant la conception de la fonction royale. Ainsi, la réunion de la cour plénière s’achève brutalement ; aucune décision susceptible d’entraîner l’adhésion des vassaux n’est prise. En outre, l’expédition de Charlemagne contribue fortement à dévaloriser son image. Plus préoccupé de défendre ses intérêts personnels que ceux de la chrétienté, il n’apparaît plus comme le chef de l’Église et le représentant de Dieu sur terre. Alors que, dans la Chanson dAspremont, Naimes de Bavière le désignait comme « l’incarnation de la plus haute valeur après Dieu »203, ce fidèle conseiller doit, dans notre poème, lui rappeler les plus élémentaires notions de responsabilité. Si la position du roi au sommet de la hiérarchie sociale n’est pas contestée en elle-même, le bien-fondé de ses décisions n’est plus crédible. C’est donc bien la conception même du pouvoir royal qui se trouve ainsi remise en question.

Dans ce contexte, l’entourage se désolidarise de l’empereur et ne lui accorde plus sa confiance. Le poète montre que l’absence d’une grande cause collective a des répercussions sur l’engagement de la collectivité ; l’ « effet d’entraînement moral » produit, dans les premiers poèmes épiques, par la célébration des victoires de Charlemagne204, est totalement absent dans Lion de Bourges. C’est une situation inverse qui se révèle, dénonçant une scission dans les structures de la société, et cette dernière ne peut plus fonctionner selon les principes d’unité et de réciprocité qui la caractérisaient. Cette évolution a pour effet de pousser la noblesse à resserrer ses liens et à mettre ses forces au service de la défense de ses propres intérêts, qu’il s’agisse de ses prérogatives territoriales ou du maintien de l’intégrité du lignage, comme essaient de le faire les héros du poème.

La perception de la crise de l’ordre féodal n’est pas propre à Lion de Bourges. Déjà, les héros du cycle de Guillaume prenaient conscience du dysfonctionnement de la société et tentaient de lutter contre celui-ci pour rétablir un ordre initial, mais l’acharnement de Guillaume et de son lignage avait pour but de défendre les intérêts de la royauté, comme l’a souligné B. Guidot : « Malgré les moments d’indignation, malgré les révoltes passagères contre l’injustice, les Aymerides, au treizième siècle comme dans le Couronnement de Louis et le Charroi de Nîmes, continuent à être pour la royauté des soutiens indéfectibles. (…) Un peu de recul par rapport à l’intrigue révèle que les héros de la geste s’interdisent à longue échéance des objectifs qui ne se confondent pas avec ceux de la royauté »205. Ce qui est montré dans Lion de Bourges, c’est que l’essentiel de la destinée du héros n’est plus de lutter pour corriger le mauvais fonctionnement de la société. L’essentiel réside ailleurs, dans un parcours différent qui inclut notamment la défense de la famille, comme l’affirme Lion alors que l’empereur sollicite son aide.

L’instabilité du pouvoir royal génère une impression d’insécurité, et l’amenuisement du lien vassalique provoque un certain isolement chez le héros. Dès lors que la carence du pouvoir royal devient évidente, le vassal, tout en se dégageant des obligations de cour liées au serment de l’hommage, perd la protection que le suzerain lui accordait. Dans ce contexte, il accorde la priorité à la restauration de sa propre situation et non à celle de l’ordre général.

La distension des liens féodo-vassaliques confère aux héros du poème une certaine liberté. Ce sentiment nouveau se traduit par la possibilité de choisir les valeurs sur lesquelles ils entendent fonder leur engagement. En ce sens, le héros éponyme de Lion de Bourges est un homme libre. C’est de cette nouvelle perception que le poète rend compte quand il le fait clamer haut et fort qu’il est « Lion, filz Herpin le vaillant, Qui vient deden Berry sa terre relevant206 ». L’affirmation de son identité, par le rappel du lignage et de la terre, est une valeur qui justifie une guerre contre l’empereur, pour rétablir un « idéal de justice »207. Elle est synonyme d’une prise de conscience aboutissant à l’émergence d’un nouvel individualisme, inconnu tant que le héros faisait partie intégrante d’un monde figé dans la tradition, qui ne laissait aucune place à l’expression de ses choix.

Ainsi, à partir d’un cadre calqué sur la tradition, le poète de Lion de Bourges témoigne de l’inversion qui se produit dans le poids des enjeux politiques. Tandis que la royauté cherche à affirmer son pouvoir en prenant appui sur d’autres classes, dans lesquelles elle recrute ses sergents payés, la chevalerie voit son influence s’amenuiser. Si l’épopée traditionnelle pouvait chanter les hauts faits d’une classe unie à son souverain, il apparaît que la chanson de Lion de Bourges ne peut respecter les données rigides de cette tradition. Enrichi des craintes que cette évolution suscite, mais aussi des espoirs qu’elle offre, le poème se propose de montrer que l’engagement guerrier du héros peut être librement choisi. Or, cette liberté suppose, d’une part, d’avoir constaté l’absence de réponse du pouvoir royal – c’est ce que fait Lion en affrontant l’empereur –, d’autre part, de définir les valeurs à retenir. Alors que la chanson montre que l’idée de justice à rendre, pour les autres et pour soi‑même, perdure, la question fondamentale se posera de savoir si l’impossibilité de donner à la mort du héros la valeur de sacrifice, telle que la Chanson de Roland l’a fixée dans les mentalités, permet cependant de donner un sens à la destinée héroïque.

Notes
203.

D. Boutet, Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, Champion, 1992, p. 322. Cf. également La Chanson d’Aspremont, éd. F. Suard v. 97­­-104.

204.

Cf. J. Subrenat, « Peuples en conflit dans les guerres carolingiennes à travers les chansons de geste », Peuples du Moyen Âge, Aix-en-Provence, Université de Provence, 1996, p. 169‑180.

205.

B. Guidot, Recherches sur la chanson de geste au XIII e siècle (…), Aix-en-Provence, Université de Provence, 1986, p. 278.

206.

Cette déclaration (v. 21603-604), proférée par Lion, est en réalité le message qu’il adresse à Charlemagne pour lui signifier qu’il est rentré en possession de son fief.

207.

Cf. R.R. Bezzola, « À propos de la valeur littéraire des chansons féodales », La Technique littéraire des chansons de geste, Paris, Les Belles Lettres, 1959, p. 183-195. (Cf. p. 194).