1/ - Permanence de traits traditionnels

De nombreux exemples témoignent de la présence, dans Lion de Bourges, d’un idéal héroïque fondé sur les valeurs chrétiennes traditionnellement chantées par la poésie épique. La persistance d’une idéologie de cet ordre justifie l’engagement dans des causes multiples, en Espagne, en Terre Sainte, à Chypre, et se trouve longuement illustrée par les personnages de Herpin, Lion et Olivier : chaque occurrence révèle une impérieuse volonté de repousser des envahisseurs sarrasins ou de délivrer des chrétiens prisonniers. Selon F. Suard, « le motif de l’invasion sarrasine, qui met en péril un lieu essentiel à la vie et au développement de la chrétienté (Rome, Paris, Jérusalem), les signes tangibles de l’adhésion à la foi (…) ou la survie des chrétiens, apparaît comme un élément fondateur de la chanson de geste, quelle que soit la thématique de celle-ci. (…) Combattre les Sarrasins, c’est pour le héros acquérir ses lettres de noblesse (…) »208. L’exemple de Herpin de Bourges montre que l’exclusion de l’ordre féodal peut conduire à des engagements divers, notamment le service de la foi, mais il apparaît rapidement que la finalité de certains d’entre eux reste à définir. Condamnés à une certaine errance, soit à cause du bannissement, soit en raison de la recherche des origines, les héros du poème sont amenés à poursuivre leurs aventures en terres sarrasines. De cette confrontation, il peut résulter une collaboration – c’est ce que vit Herpin à Tolède – ou des affrontements, dont le récit rappelle l’esprit régnant sur les premières chansons de croisade. Les exploits d’Olivier en Terre Sainte en témoignent. La diversité des sources d’inspiration utilisées par le poète aboutit ainsi à offrir un champ très vaste de raisons justifiant une implication dans des causes multiples.

Le récit révèle la forte présence d’un idéal de justice : le héros n’a de cesse de rétablir l’ordre là où il se trouve. Trahisons, princesses captives, créatures monstrueuses, royaumes envahis, etc. : c’est une tâche perpétuellement recommencée, dont la diversité même soulève de nombreuses interrogations. La vie de Lion, modelée par la recherche des origines et la récupération du fief, reflète l’infléchissement donné, dans l’épopée tardive, à la finalité de l’engagement héroïque.

Cette diversité incite à s’interroger sur la signification de la présence récurrente d’engagements au service de Dieu et d’autrui dans la vie des héros. N’entrent‑ils pas en contradiction avec la destinée que se fixent ceux‑ci ? D’autre part, quelle justification leur attribuer dans le contexte politique illustré par le poème ?

L’existence de Herpin, ponctuée par deux engagements importants (la défense de Rome209, puis celle de Tolède210), montre qu’une constante volonté de défendre la foi chrétienne anime le héros. Le premier exemple est particulièrement significatif : Herpin reprend les armes après dix-huit années passées dans un ermitage pour se rendre à Rome et apporter son aide au pape contre des envahisseurs sarrasins. Si le siège de Rome constitue un thème récurrent dans la littérature épique tardive211, sa présence dans Lion de Bourges n’a pas une fonction très déterminante sur l’ensemble du récit, mais il faut y voir une tentative supplémentaire de donner un sens chrétien à l’engagement de Herpin. En effet, la destinée de ce dernier est irrémédiablement modifiée par le bannissement initial : exclu du royaume de France qu’il ne reverra pas et dépossédé de son statut social, Herpin ne pourra jamais reconquérir Bourges, ni réintégrer l’ordre féodal. Sa vie montre que seul persiste un désir d’engagement, agissant comme une sorte de compensation de ce qu’il ne peut plus réaliser dans un ordre féodal impossible à réintégrer. On peut d’ailleurs établir un parallèle avec une volonté particulièrement mise en valeur par la littérature de croisade ; selon J. Subrenat, « tout chevalier conscient de ses engagements et de ses devoirs féodaux pouvait faire la transposition de son allégeance vassalique au suzerain suprême, le “Seigneur des seigneurs” »212. Herpin ne met pas ses pas dans la trace des croisés jusqu’à Jérusalem, mais la valeur symbolique du siège de Rome apporte une réponse à sa foi. « Je sus chevalier Dieu » affirme Herpin213 (comme le fera aussi Olivier avant d’affronter le diable qui a pris l’apparence d’un monstre marin214), car la réalisation de l’acte héroïque en faveur de la chrétienté transforme le désir initial en une conviction : celle d’être sous le regard du Tout-Puissant. C’est de cela aussi que témoigne l’engagement de Herpin à Tolède. Celui‑ci, prisonnier de l’émir de Tolède, négocie sa liberté et celle des autres prisonniers chrétiens contre la promesse de libérer la ville assiégée par une horde de païens conduits par le géant Orible. Ne mettant pas en doute que Dieu accordera la victoire aux chrétiens215, il exhorte les barons à le suivre216. Il ne faut pas oublier que cela constitue une réponse de Dieu à la prière de la duchesse Alis (qui a dû fuir le palais de l'émir de Tolède, pour éviter un mariage avec ce dernier, et se déguiser en mendiante dans les rues de la cité, où elle passe quatorze ans). Elle suppliait Dieu de la délivrer de l'état de persécution dans lequel elle vivait et Dieu avait entendu la prière : la cité sera sauvée par Herpin217. Cet épisode montre une implication sans réserve, qui repose sur la certitude de vaincre. Idée largement véhiculée par la poésie épique, la détention du bon droit assure la victoire finale, – ce droit au nom duquel les héros vont jusqu’à à la démesure218, et au nom duquel les protagonistes de Lion de Bourges mettent encore leur vie en danger. D’ailleurs, comme l’a souligné M. Rossi, c’est de « la conscience d’avoir le droit pour soi », que la démesure du héros tire son origine – une démesure « constituée aussi par la surestimation de ce que l’on peut exiger au nom de ce droit, et par la confiance du héros en ses propres forces », que cela soit « dans le service du seigneur aussi bien que dans la révolte »219. C’est bien le même esprit qui pousse Olivier à attaquer les trois rois païens surpris dans la forêt de Nájera (alors que l’écuyer préfèrerait contourner la difficulté)220, ou bien qui anime Herpin quand il repousse les envahisseurs sarrasins devant Rome.

Ce sont ainsi les mêmes valeurs qui se trouvent exaltées dans la défense de Rome et dans celle de Tolède, selon un procédé que C. Roussel appelle « le modelage épique »221. Ce que montrent les aventures vécues par Herpin de Bourges, c’est que ni l’exclusion du héros d’un ordre destiné à favoriser son accomplissement, ni l’évolution de la société féodale n’empêchent la persistance d’un idéal d’accomplissement au service de la foi, un idéal que les premiers poèmes épiques avaient largement illustré. Et, pour opérer cette imprégnation épique, pour parvenir à « l’héroïsation » dans un contexte chrétien, l’auteur du poème recourt à des images emblématiques.

Par exemple, pendant la bataille devant Tolède, les chrétiens reçoivent l’aide de saint Georges, saint Jacques et saint Domin, ainsi que d’une armée de saints vêtus de blanc et portant une croix rouge222. L’auteur reprend ici deux motifs appartenant aux épopées de la Croisade. Le premier – les prisonniers chrétiens offrent de combattre pour le compte de leurs geôliers sarrasins – figure dans Les Chétifs 223 . Dans cette chanson, Herpin de Bourges participe, avec les autres chétifs, à la défense de Corbaran. Selon J.‑L. Picherit, la présence de ce motif tend cependant à s’estomper dans l’épopée tardive224. Le second motif – l’aide des saints – appartient aussi au premier cycle de la Croisade : dans la Chanson d’Antioche 225 et dans la Conquête de Jérusalem,226 les interventions de saint Georges et de saint Démétrius jettent le trouble dans les rangs païens. Bien que dans notre poème, Herpin de Bourges ne se rende pas en Terre Sainte (c’est Olivier qui le fera), la reprise des deux motifs cités ci‑dessus, dans une séquence consacrée à ce personnage, montre une volonté de renouveler l’esprit des chansons de croisade. D’ailleurs, le déroulement de la bataille justifie l’engagement des chrétiens et atteste que Dieu reste attentif à ses serviteurs. De même, dans l’Histoire anonyme de la première croisade 227 ou dans la Chanson d’ Aspremont 228, les chrétiens savaient reconnaître, dansl’aide des saints, la volonté de Dieu. Si le motif de l’intervention du saint apportant son aide sur le champ de bataille ne reçoit pas le même développement que dans ce dernier poème229, il conserve cependant une place bien marquée dans Lion de Bourges. Ainsi, lorsque Lion apporte son aide au roi de Chypre en guerre contre le sultan de Damas et Sinagon de Palerme, Dieu envoie sur le champ de bataille le Blanc Chevalier et trente mille saints. Comme dans l’exemple de Herpin, les saints sont vêtus de blanc, portent une croix vermeille et se battent avec acharnement230. C’est donc une même image qui se superpose dans les destinées des héros du poème, une image qui tend à montrer que l’idéal de la croisade perdure231. Malgré leurs doutes, l’émir de Tolède et le roi de Chypre232 reconnaissent la puissance du Dieu des chrétiens, et Lion obtient la conversion des souverains de Chypre et de la totalité de l’île233. La nouvelle est transmise à Rome, et le pape envoie des évêques, des abbés et des cardinaux prêcher la foi chrétienne. L’ampleur solennelle que l’auteur donne à cet épisode laisse penser que l’action du héros en faveur de la chrétienté n’est pas vaine :

‘Ensement fuit per Lion li pays sauvér.
Il fist convertir Cipre, s’an doit estre loéz. (v. 17261-262)’

Désormais, le roi de Chypre (qui a pris le nom chrétien de Herpin) restera fidèle à l’esprit de croisade, et ses efforts vont se mêler à ceux d’Olivier en Terre Sainte pour libérer le Saint Sépulcre des Sarrasins234. Pour la troisième fois dans le poème, le parcours d’un héros se trouve lié à ce thème, qui reçoit dans cette occurrence un développement complet. Olivier se fixe pour but la conquête de Jérusalem, qui reste au centre de l’idéologie de la croisade :

‘Ollivier en jurait le Perre droiturier
Que ne s’an partiroit ne ester ne yvier
S’aroit prinse la ville tout a son dezirier. (v. 28261-263)235

Qu’elle représente une confrontation avec le monde sarrasin ou qu’elle soit vécue comme une mise à l’épreuve de la valeur guerrière, la conquête des Lieux Saints, de même que le maintien de l’ordre, entraînent une implication totale du héros. « Jérusalem est le lieu par excellence de la nostalgie, de l’émerveillement, du désir et du désespoir » écrit D. Régnier-Bohler ; « dans les chansons de geste (…), elle est mise en scène comme le lieu par excellence où le Sarrasin redouté attend son adversaire, où le chrétien enfin couronné par la victoire devient fondateur d’un royaume »236, – un royaume auquel les pèlerins doivent pouvoir accéder. C’est pourquoi l’engagement du héros doit se poursuivre jusqu’au combat contre le monstre marin qui attaque les navires. À ce terme seulement, le service de Dieu sera accompli, conformément au vœu prononcé par Olivier :

‘«Signour, dit Ollivier, or ait fait serement
A tous les sains de parraidis trestout premierement,
Et a la mere Dieu je lou voe ensement,
Que jamaix a nulz jour n’arait arestement
Tant que j’averait fait mon cuer et mon tallant
De celle malle beste qui destrut nostre gens.
Ou elle m’occirait a duel et a torment
Ou je l’ocirait voir ; il n’irait aultrement ! » (v. 28315-322)237

En se plaçant sous le regard de Dieu, le héros donne à son engagement une dimension spirituelle. D’ailleurs, Dieu, attentif au geste de son serviteur, envoie le Blanc Chevalier qui tue le monstre. Mais cette intervention est assortie d’un avertissement concernant la destinée personnelle d’Olivier : « Va t’ant », lui dit-il, « Encor reverrez ton perre Lion au fier talant »238. Malgré leur importance, les actes héroïques accomplis en Terre Sainte au service de Dieu ne constituent donc pas une finalité. La recherche des origines, plus que l’engagement total dans une cause de cet ordre, est bien le but auquel doit tendre le héros. De nombreux témoignages de l’autorité divine existent dans le poème et, quelle que soit leur diversité, ils présentent une caractéristique commune : ces avertissements célestes sont destinés à informer le héros, à le guider, à orienter son action, mais ne concernent pas une collectivité. Ce sont les conseils – quand il ne s’agit pas d’ordres – du Blanc Chevalier (comme dans l’exemple d’Olivier) ou, pour certains personnages du poème, de voix célestes. L’exemple de la duchesse Alis est significatif à cet égard, car elle agit « comme un héros ». Habillée en homme, elle travaille, sous le nom de Ballian, pendant huit ans dans les cuisines du palais de Tolède. Une nuit, elle entend dans son sommeil une voix céleste lui ordonnant de livrer bataille au géant Lucien, champion de Marsilie, qui assiège Tolède. Or, cet ordre est assorti d’une révélation concernant la destinée individuelle de l’héroïne : au terme de sa mise à l’épreuve, elle pourra retrouver le duc Herpin et son fils Lion ; telle est la volonté de Dieu239. Le fait de libérer Tolède ne représente donc pas la fin de l’acte héroïque. Au-delà, se situe une autre valeur, qui est la reconstitution de la famille.

Si l’on peut remarquer une même volonté de servir la foi chrétienne chez Herpin et Lion ou son fils Olivier, on peut cependant observer des nuances sensibles. En effet, ce qui est esquissé dans la destinée de Herpin reçoit un développement complet dans celle de Lion ou d’Olivier. Ce qui est particulier chez ces derniers, c’est le fait que leurs engagements au service de Dieu obtiennent en général une réponse –principalement par l’intermédiaire du Blanc Chevalier – alors que, dans le cas de Herpin, on ne relève qu’une seule occurrence de l’aide divine, concrétisée par l’intervention d’une armée de saints. Il semblerait donc que ce qui semblait découler d’un ordre naturel – l’affrontement permanent des chrétiens contre les Sarrasins… et la victoire des premiers – nécessite l’insertion, dans le poème, d’une marque de reconnaissance ou d’une preuve d’assentiment. Et le fait que ces interventions soient généralement assorties de conseils sur la destinée individuelle du héros montre l’infléchissement donné à ce type d’engagement.

La variété des sources d’inspiration utilisées par le poète ne permet pas de donner une seule et unique dimension à l’implication des héros. L’idéologie de croisade imprègne la matière épique censée constituer la base de la chanson ; les réalités historiques inspirent certains épisodes tandis que les emprunts au merveilleux chrétien en dominent d’autres. L’influence romanesque transforme parfois en errance la vie des protagonistes et le matériau folklorique colore les aventures de ces derniers. Cependant, malgré cette diversité, le sentiment religieux domine et le poème met en évidence la persistance d’un idéal de conversion ; celui-ci se révèle être fondateur d’un engagement héroïque, dont le poète de Lion de Bourges se plaît à apprécier tout à la fois les certitudes et les zones d’ombre qu’il laisse entrevoir.

Si l’on se réfère à l’idéologie représentée dans les premiers poèmes, l’adhésion à la foi chrétienne impliquait la soumission à l’empereur Charlemagne. J. Subrenat rappelle à ce propos que, dans la Chanson de Roland, « foi et vassalité vont (…) de pair », et que « l’unité religieuse et l’unité politique sont complémentaires »240. L’idéal épique réunit ainsi en une même conception l’empereur conquérant du monde et l’empereur chef de l’Église, assurant l'harmonie de la société féodale et l’engagement de la chevalerie. C’est un idéal que soutenait Naimes dans la Chanson d’Aspremont, quand il encourageait les barons à servir Charlemagne, en situant ce dernier juste après Dieu241. Ce rappel invite à prendre la mesure des distances qui tantôt rapprochent les protagonistes de Lion de Bourges d’un idéal d’accomplissement au sein de la société féodale, tantôt les en éloignent. Une première constatation s’impose : ce n’est plus l’empereur qui ordonne : « Salve la foi »242, ou qui conduit une armée pour reconquérir une terre tombée aux mains des Sarrasins ; l’empereur est absent ; il ne constitue plus un point de référence. En raison de l’affaiblissement – ou même de la rupture – des relations féodo-vassaliques, le chevalier se trouve donc fréquemment dans une position isolée et son engagement est le fruit d’une décision individuelle, ce qui inclut une certaine notion de liberté Or, cette liberté de choix est en elle‑même source de fragilité. Dès lors que ce type d’engagement n’est plus serti dans l’écrin des relations unissant suzerain et vassal, peut-il conduire à la reconnaissance et à l’accomplissement suprême ? Alors que, dans l’épopée traditionnelle, il apparaît qu’une structure politique cohérente entoure le héros et lui confère une mission, les protagonistes de la chanson de Lion de Bourges agissent indépendamment, quand ce n’est pas à contre-courant du pouvoir politique. Ces conditions particulières expliquent les différences qui les éloignent du modèle épique, déterminé, selon D. Boutet, « non pas comme une personne, avec un jeu entre sa liberté propre et des facteurs externes auxquels il réagit, mais comme le point de rencontre entre des règles ou des habitudes de narration, une esthétique (avec en particulier des successions de pathétique et de détente) et des valeurs à promouvoir. Ces valeurs sont généralement celles qui favorisent l’accomplissement de ce que la communauté sociale ressent comme son essence la plus intime (…) »243. Dans Lion de Bourges, cette notion de « communauté » apparaît comme un second plan un peu voilé, car la décision de s’engager n’émane pas d’une autorité représentant un ordre collectif. L’implication est, en de multiples occurrences, le fruit d’une réaction individuelle face à une situation précise. Si le parcours d’un personnage tel que Lion, ou Olivier, inclut incontestablement une notion d’aventure, de mise à l’épreuve (principalement dans les premiers affrontements qu’ils connaissent244), l’issue de leurs engagements montre qu’il existe une autre finalité susceptible de modifier leurs choix.

Cet état d’esprit, cohérent avec la thématique générale de l’œuvre, n’est pas sans évoquer celui des chansons de croisade, qui, loin d’exploiter le « prestige de l’époque carolingienne »245, privilégient l’action individuelle. Cela traduit également l’influence du roman sur les chansons de geste tardives, qui « mettent l’accent sur l’aventure individuelle des héros au détriment de l’action collective au service du pays et de la religion »246. Ce sont les héros qui choisissent de répondre à la sollicitation qu’ils ressentent, ou à un ordre divin. Cela est particulièrement marqué dans les séquences précédant une action décisive, dont l'aboutissement aura une influence sur leur destinée terrestre.

D’une façon constante, les actes héroïques conservent, pour fondement initial, le principe du service de Dieu, et la permanence d’un idéal célébré par les premiers poèmes épiques peut encore se lire dans les déclarations prononcées avant un combat décisif. Toute tentative de conversion ou de pacification apporte la preuve de la sollicitude du Tout-Puissant : la victoire sur le mal, l’intervention des saints, les conseils du Blanc Chevalier en constituent autant de marques et confortent les héros dans leurs engagements. Il ne faut pas craindre de mourir pour venger la mort du Christ, comme le souhaite Herpin :

‘« Or en prandons vangence, si morons liement,
Car Dieu moruit pour nous, je lou croy fermement » (v. 17524-525)’

Mais, le contexte politique ne permet pas de donner à une telle implication l’aboutissement attendu. Pour principale raison, il faut retenir l’absence du pouvoir royal : aucune entreprise de (re)conquête territoriale n’accompagne les engagements des protagonistes. L'idéologie développée dans les premières épopées opérait une fusion entre une vassalité exemplaire et le service de Dieu, selon la « phraséologie épique habituelle » rappelée par J. Subrenat : « devenir vassal donc ami, « servir Dieu », c'est‑à‑dire entrer dans la Chrétienté dont l'Empire est la forme politique »247. Cet infléchissement apparaît clairement dans la séquence consacrée à la libération de Tolède par Herpin de Bourges : la victoire des chrétiens ne modifie aucunement les convictions de l’émir. (Seule, la fille de ce dernier, Florie, souhaite se faire baptiser, mais ce désir est motivé par d’autres raisons personnelles). Dans l’exemple de Chypre, la conversion des souverains a plus de prix, aux yeux de Lion, que la soumission de l’île248. D’ailleurs, toute la population de Chypre est baptisée, sans la moindre réticence. Comme cela est fréquent dans l’épopée tardive, les conflits entre chrétiens et païens n’aboutissent pas systématiquement à une soumission de ces derniers. Lorsqu’il s’agit (par exemple : à Tolède ou Chypre) de conflits entre Sarrasins, l’aide des chrétiens se révèle opportune et peut même donner naissance à de nouveaux pactes. La confrontation avec le monde sarrasin tend ainsi à perdre le caractère absolu que lui conférait la chanson de geste du XIIe siècle pour servir, dans l’épopée tardive, de faire‑valoir à l’action individuelle du héros. Dans Tristan de Nanteuil, « œuvre sœur » de Lion de Bourges, les Sarrasins n’hésitent pas à faire alliance avec les chrétiens ; J.‑L. Picherit évoque une véritable « collaboration [allant] jusqu’à engendrer la confiance et l’amitié »249.

Absence de grandes conquêtes carolingiennes, absence de soumission totale des Infidèles aux lois chrétiennes : ce terne bilan appartiendrait‑il à la chanson de Lion de Bourges ? Oui, pourrait‑on répondre, si l’on prend pour unique mesure les projets de conquête de l’Orient évoqués dans la Chanson d’Antioche et dans la Conquête de Jérusalem. Les poèmes du premier cycle de la Croisade, dont certains éléments apparaissent dans Lion de Bourges, étaient porteurs d’un message idéologique ambitieux selon H. Kléber : « Par rapport au passé carolingien, l’époque de la première croisade apparaît donc comme un nouvel âge héroïque qui reprend la tradition de la conquête chrétienne sur les païens du premier âge épique, qui renoue avec l’idée impériale carolingienne, mais qui va plus loin que le passé et qui ne sera plus dépassé en héroïsme par l’avenir »250. Mais l’issue de la plupart des confrontations des héros de notre poème avec le monde carolingien ou avec le monde sarrasin montre que leur destinée n’est pas appelée à se fonder sur ce type d’idéal. Qu’il s’agisse de Herpin, Lion, Olivier, ou même la duchesse Alis, la séquence narrative se clôt sur une victoire – ce qui prouve que la valeur héroïque reçoit la justification attendue dans ce genre de situations – mais cela ne constitue pas un terme ; le personnage est invité à rechercher dans son aventure personnelle les possibilités de dépassement de la réalisation de l’acte en faveur des autres. Si l’épopée carolingienne et les épopées de la guerre sainte apportent des éléments traditionnels, dans lesquels le genre épique se reconnaît, cela se réduit à donner un cadre, mais non des limites. Dans Lion de Bourges, le destin héroïque ne s’inscrit pas dans une cause défendue par une communauté politique ou religieuse. En ce sens, la lecture du poème invite à percevoir la structure narrative d'un schéma romanesque déroulant la destinée individuelle des protagonistes, orientée vers la recherche de l'ordre dans la famille, ce qui confère à leurs actions une dimension dynamique.

D’autre part, un autre facteur influant sur l’engagement des héros dans Lion de Bourges doit être pris en compte : il provient de l’organisation complexe de l’intrigue qui laisse s’imposer une certaine impression de piétinement. Sous l’influence du roman arthurien, la chanson tardive tend à s’allonger jusqu’à devenir une biographie complète. Tel est le cas pour Lion, Olivier ou Guillaume, dont la vie est narrée depuis les enfances jusqu’à la mort. Cela implique une certaine exigence d’exhaustivité251, avec le souci constant de n’omettre aucun détail qui puisse fausser la compréhension, et s’accompagne de la création d’une multitude de personnages. Le rôle dévolu à chacun de ceux-ci génère un ou plusieurs récits entrecroisés selon la technique de l'entrelacement utilisée par les romanciers. Par exemple, laissant en suspens la destinée d’un protagoniste, le poète s’intéresse à nouveau à un autre (momentanément abandonné quelques milliers de vers auparavant), lui confère une nouvelle aventure, dont la conclusion sert quelquefois de rebondissement à l'aventure d’un troisième personnage, ou entraîne le premier dans de nouvelles péripéties qui vont éloigner ce dernier du but poursuivi... Cet enchevêtrement excessif, en partie responsable de la mauvaise réputation des épopées tardives252, incite à penser que le fil conducteur devient parfois si ténu que le parcours des héros semble se diluer dans un désordre sans fin. Alors que de multiples indices – donnés notamment par les avertissements célestes – laissent aisément deviner que leur destinée ne s’inscrit pas systématiquement dans un incessant recommencement de l’acte héroïque au service d’autrui, le poète s’attache à en multiplier les occurrences, jusqu’à égarer ses personnages dans des sortes d’impasses. Il convient dès lors de s’interroger sur les raisons qui ont motivé la représentation d’un monde dans lequel ordre et désordre alternent, et sur la signification de ces répétitions continuelles.

Notes
208.

F. Suard, « La chrétienté au péril de l’invasion sarrasine », La chrétienté au péril sarrasin, Aix-en-Provence, CUER MA, 2000, p. 231-248.

209.

Cf. v.  2885-3205.

210.

Cf. v. 17693-18024.

211.

Cf. C. Roussel, « Le siège de Rome dans les chansons tardives », La chrétienté au péril sarrasin, Aix-en-Provence, CUER MA, 2000, p. 219-230. L’auteur s’intéresse à la présence du motif dans six chansons tardives : La Belle Hélène de Constantinople, Dieudonné de Hongrie, Florence de Rome, Florent et Octavien, Lion de Bourges et Theseus de Cologne. Cf. également D. Collomp, « Le motif du pape combattant dans l’épopée », Le Clerc au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUER MA, 1995, p. 93-112 : La multiplication des sièges de Rome dans l’épopée tardive reflèterait une réalité historique. Selon D. Collomp, « la situation romaine n’est pas très brillante au XIVe siècle ».

212.

Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte XII e -XVI e  siècle, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont, 1997. (p. vii).

213.

Cf. v. 3155-157 :

« Je sus chevalier Dieu et d’un pays loingtain.

Allons combaitre au Turc qui sont fel et mahain,

Per quoy nous ne perrdons de terre ung tout soulz grain. »

214.

Vers 28369 : « Je sus chevalier Dieu, a li me vuel donner ».

215.

Cette certitude repose sur l’interprétation d’un rêve, dans lequel Herpin avait vu une colombe descendre du ciel et arracher le cœur d’un griffon. (Cf. v. 17657 : De son songe li vint l’averitacion).

216.

Cf. v. 17661-665 :

(…) « Or avant mez baron !

Ossi vrai que Jhesu souffrit la passion

En la sainte vraie croix pour nostre redempcion,

Nous arons victoire au pueple Baraton.

Or sus, adoubés vous, pour Dieu vous en prion !

Je desir que je soie la hors sur le sablon. »

217.

Cf. v. 17637‑642.

218.

Cette certitude, omniprésente dans les chansons de geste, a une fonction rassurante, protectrice. Cf. La Chanson de Roland, éd. cit., v.  1065-1069 :

« Einz i ferrai de Durendal asez,

Ma bone espee que ai ceint al costet ;

Tut en verrez le brant ensanglentet.

Felun paien mar i sunt asemblez ;

Jo vos plevis, tuz sunt a mort livrez ».

219.

M. Rossi, Huon de Bordeaux et l’Évolution du genre épique au XIII siècle, Paris, Champion, 1975, p. 467.

220.

Cf. v. 24883-24887 :

« Amis, dit Ollivier, or antant ma raison :

Pués que se sont ci paien et Esclavon

N’iroie plux avant sans avoir la tanson

Qui me donroit tout l’or qui fuit au roy Charlon,

Maix m’irait combaitre en bonne entancion. »

221.

Cf. C. Roussel, « Le siège de Rome dans les chansons de geste tardives », art. cit., p. 228.

222.

Cf. v. 17972-979 :

Atant est venus saint George a teste armee,

Saint Jaicque et saint Domins furent en celle assamblee ;

Et s’i ot maint coprz sains de grande renommee

Armés de blanches arme, plux que flour buletee ;

S’avoient lez rouge croix, de ceu avoit paree

Chescun d’iaulz en sa parure qu’il avoit endossee.

En l’estour se fierent chescun lance avallee ;

Paien abaitent assez plus de quaree.

223.

The Old French Crusade Cycle, vol. V, éd. G.M. Myers, The University of Alabama Press, Tuscaloosa and London, 1980.

224.

J.‑L. Picherit, « Les Sarrasins dans Tristan de Nanteuil », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, CUER MA, 1987, p. 941‑957.

225.

La Chanson d’Antioche, éd. S. Duparc-Quioc, Paris, Geuthner, 1977-1978, v. 9053 sq.

226.

The Old French Crusade, vol. VI, éd. N.R. Thorp, The University of Alabama Press, Tuscaloosa and London, 1992. Le poème évoque principalement saint Georges, à la tête d’une armée de plus de trente mille saints (chants I et VI), puis de cent mille saints vêtus de blanc (chant VIII), ainsi que saint Démétrius et saint Maurice.

227.

Histoire anonyme de la première croisade, éd. L. Bréhier, Paris, Champion, 1924, p. 154 : « Exibant quoque de montaneis innumerabiles exercitus, habentes equos albos, quorum vexilla omnia erant alba ». L’armée des saints est conduite par saint Georges, saint Mercure et saint Démétrius.

228.

La Chanson d’Aspremont, éd. F. Suard, Paris, Champion, 2008. Cf. v. 8120‑8236 : Dieu envoie saint Georges, saint Domiste et saint Mercure pour aider les chrétiens. Cf. également v. 8696-8700 : Ogier reconnaît, dans l’arrivée des trois saints, l’aide de Dieu pour « Crestïentez tenir et essaucier ». Cf. également Garin le Loherenc, (éd. A. Iker‑Gittleman, Paris, Champion, 1996) : saint Georges apporte son aide aux Lorrains abandonnés par Bernard de Naisil et Fromont (v. 1797-1800).

229.

Cf. La Chanson d’Aspremont, éd. cit., principalement les vers 8153-8157 :

Seinz Jorges tint par la regne Rollant

Et li a dit doucement an riant :

« Nel doutez mie por ce s’il est si granz,

Criez "Seint Jorge !" des cest jor an avant. »

Et cil respont : « Sire, jel vos creant. »

230.

Cf. v. 17025-030 (description de l’armée des saints) et cf. également une remarque assez colorée de l’auteur sur le traitement que cette sainte armée réserve aux païens :

Chescun abait le sien comme le loup lez berbis ;

En poc d’oure en ot quairante mil occit.

231.

Cf. D. Collomp, « Le motif du pape combattant dans l’épopée », Le Clerc au Moyen Âge, op. cit., p. 108 : « On sait que l’esprit de croisade a continué à animer les courants de pensée du XIVe siècle ; en 1336, Philippe VI prononce le vœu de croisade ; en 1347, Clément VI confie la conduite de la croisade contre les Turcs à Humbert de Vienne (…) ». Or, comme le note par ailleurs l’auteur, le pape nommé dans Lion de Bourges n’est autre que Clément.

232.

Cf. la déclaration du roi de Chypre, avant le combat des troupes chrétiennes contre celles des Sarrasins :

« Vaissalz, s’ai dit li rois, je n’i ait dont mestier !

Ensois me lairoie tout lez dens araichier

Que jai je me feysse laver et baptisier !

233.

Cf. v. 17175-262.

234.

Cf. à partir du vers 27012 : Herpin de Chypre, en guerre contre les païens en Syrie, demande de l’aide à Olivier. Après la conquête de Damas, ils se rendent à Ascalon, où Olivier délivre la reine des persécutions du roi Otinel. Celle‑ci se fait baptiser. Herpin et Olivier se rendent ensuite à Jérusalem qu’ils conquièrent.

235.

Cf., pour l’ensemble, v. 28256-263.

236.

Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte XII e -XVI e siècle, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont, 1997, p. xxxi.

237.

Cf. également v. 28360-361 :

« (…) tout seulz m’en yrait a l’ennemmi merler

Et mon veulx escomplir ; Dieu m’en puist conforter ! »

238.

Cf. v. 28533-28561 et, plus particulièrement, pour les conseils délivrés par le Blanc Chevalier : v. 28554-28559.

239.

Cf. v.  1562-1601.

240.

J. Subrenat, « L’esprit de conversion dans les chansons de geste françaises », Ce nous dist li escris… Che est la verité, Aix-en-Provence, CUER MA, 2000 , p. 263‑276.

241.

A. de Mandach, Naissance et développement de la chanson de geste en Europe : III – La Chanson d’Aspremont, Genève, Droz, 1975, v. (W4) 802-809.

242.

La Chanson d’Aspremont, éd. L. Brandin, Paris, Champion, 1970, vers 7508 : « Salve la foi » dist Karles al vis fier.

243.

D. Boutet, « Aliscans et la problématique du héros épique médiéval », Comprendre et aimer la chanson de geste (À propos d’Aliscans), Feuillets de l’E.N.S. de Fontenay Saint-Cloud, Mars 1994, p. 47-62.

244.

Nous pensons particulièrement à la capture des rois sarrasins par Olivier dans la forêt de Nájera (v. 24851-24933), qui est motivée par la volonté de ne reculer devant aucune épreuve et par le perpétuel désir de réduire l’ennemi sarrasin.

245.

Croisades et pèlerinages. Récits, chroniques et voyages en Terre Sainte, XII e -XVI e  siècle, dir. D. Régnier-Bohler, Paris, Laffont, 1997, p. xxix.

246.

Cf. J.‑L. Picherit, « Les Sarrasins dans Tristan de Nanteuil », Au carrefour des routes d’Europe (…), op. cit.,p. 941-957. L’auteur estime que le trouvère de Tristan de Nanteuil « préfère donner libre cours à l’aventure individuelle de chaque héros chrétien, plutôt que de le confiner dans les rôles limités de l’épopée plus ancienne ».

247.

J. Subrenat, « Chrétiens et Sarrasins. La rencontre de l'autre dans la chanson de geste », Théophilyon, Lyon, 1998, t. III, vol. 2, p. 549-575 (p. 560).

248.

Cf. v. 17193-17200 :

La li dit la royne : « Vous soiez bien trouvér,

Sire frans chevalier corraigeux et senés ;

Nous pays est tout voustre se pranre le vollez,

Car per vous ait estéit nous pays reconfortéz.

– Damme, s’ai dit Lion li damoisialz loéz,

Je ne volrait du voustre doulx denier monnoiéz ;

Mais je vous prie, dame, que nostre loy creés,

Car Mahommet vous Dieu ne vault mie doulx dez. »

249.

J.-L. Picherit, « Les Sarrasins dans Tristan de Nanteuil », Au carrefour des routes d’Europe : la chanson de geste, Aix-en-Provence, CUER MA, 1987, p. 941-957. Cf. également J.‑C. Vallecalle, Messages et ambassades dans l’épopée française médiévale (…), Paris, Champion, 2006, p. 461‑462.

250.

H. Kléber, « Pèlerinage – vengeance, conquête : la conception de la première croisade dans le cycle de Graindor de Douai », Au carrefour des routes d’Europe (…), op. cit., p. 757-775. Cf. p. 767 et, également, p. 769 : « Par la volonté de Dieu, l’époque de la première croisade est un nouveau temps de grâce qui surpasse le passé carolingien ».

251.

Selon D. Maddox (« Les figures romanesques du discours épique et la confluence générique », dans Essor et Fortune de la chanson de geste dans l’Europe et l’Orient latin, Modène, Mucchi Editore, 1984, p. 517-527), la tendance à l’amplification biographique apparaît au XIIIesiècle et se généralise dans la production littéraire du XIVe siècle : « On remarque qu’une plus grande partie du cycle biographique de l’individu, auparavant découpé en moments discrets chacun ayant son poème, tend au XIIIe  siècle à être assimilé aux dimensions relativement closes d’un texte ». (p. 520).

252.

Cf. G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, Paris, A. Franck, 1865, p. 78-79.