Conclusion du chapitre second

La reprise de schémas traditionnels présidant à l’engagement héroïque fournit, dans Lion de Bourges, un cadre formel. Cela témoigne de la survivance d’un héritage à la fois politique et culturel, mais les valeurs qui sont exprimées ici se révèlent privées de leur signification fondamentale. Le vieil idéal épique reproduit dans certains actes ne suffit pas à justifier une idéologie dépassée, mais il permet de développer un schéma narratif dans lequel s’inscrit le parcours du chevalier.

La représentation d’un héroïsme en adéquation avec ce qu’il est convenu de considérer comme le modèle épique se traduit par la présence d’éléments traditionnels de l’épopée : affrontements contre les Sarrasins, dévouement constant en faveur des plus faibles, etc. La valeur est longuement exaltée, et le héros sollicite l’admiration de son entourage297. Le poète hisse son personnage au niveau de la perfection chevaleresque : « Il n’ot plux herdit homme en ceu siecle vivant », dit-il à propos d’Olivier298. Il est celui qui montre la voie, qui guide ses compagnons vers la victoire : « Or avant mez baron ! » s’écrie Herpin299 avant de donner l’assaut au camp des Sarrasins et ce n’est pas la disparité des forces en présence qui risque d’amoindrir sa détermination, puisque la supériorité numérique de l’ennemi – les païens se dénombrent par milliers – est toujours évoquée dans le même souci idéologique de rehausser la vaillance du héros épique300. La défense de la chrétienté lui offre un champ d’action en harmonie avec son désir initial et le Tout-Puissant répond favorablement en envoyant ses intermédiaires participer aux affrontements terrestres.

Cependant, il est un élément contre lequel il ne peut lutter malgré toute sa détermination : c’est l’imprégnation du mal dans l’humanité. La « vente » de Herpin de Bourges, sur le port de Brindisi, illustre bien cet état d’inaboutissement de l’action héroïque ; alors que le siège de la papauté vient d’être délivré grâce à lui, il devient un otage du fait de la jalousie d’un autre chrétien. La multiplication des affrontements pour pacifier les Lieux Saints montre que, malgré les victoires remportées sur les païens, l’ordre chrétien reste perpétuellement menacé, et la propagation continuelle du mal remet en question l’action des héros, dont les tentatives de rétablir l’ordre échouent.

D’autre part, les répercussions de la sentence royale, qui s’étendent à l’ensemble du lignage des protagonistes, font naître chez eux un sentiment très acéré de l’injustice à réparer, et la récupération du fief constitue l’un des axes autour desquels s’organise la destinée. Cet élément est lié, dans la thématique de l’œuvre, à la recherche des origines à laquelle Lion et Olivier consacrent une majeure partie de leur existence. Or, toutes les aventures que nous avons évoquées n’apportent pas de progression en ce sens ; situées sur un plan linéaire, elles se succèdent, en les détournant constamment de leur but initial. Le périple de Lion entre la Sicile, la forêt des Ardennes et le bassin méditerranéen en donne un bon exemple, soit plus de dix-sept années passées avant d’être reconnu par Herpin de Bourges.

Dans ce contexte très particulier, l’idéal de justice que le héros se forge n’inclut pas systématiquement la défense de causes multiples. Or, cet idéal entre en contradiction avec la persistance du désir de mettre sa valeur chevaleresque au service des autres. Et c’est en constatant l’inaboutissement de ses exploits qu’il peut parvenir à comprendre les limites évidentes de son engagement au service de la société et tenter de les dépasser.

Notes
297.

Après la victoire d’Olivier sur le monstre marin, ses compagnons louent son courage :

« Dieu, dient li baron, on ne poroit trouver

Homme plux souffissant ne en terre ne en mer

Comme est roy Ollivier. Dieu le vuelle garder,

Le Glorieux du ciel qui tout ait a salver ! » (v. 28583-586).

298.

Vers 24122.

299.

Vers 17661.

300.

Cf. J. Subrenat, « Les forces militaires en présence aux Aliscans », Mourir aux Aliscans, (…), Paris, Champion, 1993, p. 163-175.