Conclusion de la première partie

La présence d’éléments traditionnels du discours épique, tels que la réunion du conseil royal, le projet d’expédition ou l’affrontement entre chrétiens et païens, crée dans Lion de Bourges un cadre formel, qui permet de définir un schéma narratif dans lequel s’inscrit le parcours du héros. La chanson, qui veut se donner comme la représentation d’événements historiques, puise dans l’héritage de la tradition carolingienne et dans la littérature de croisade un mode d’écriture propre à célébrer les valeurs habituellement retenues par la classe chevaleresque pour fonder son engagement. Le vœu exprimé par Charlemagne dans la scène initiale va dans ce sens et témoigne d’une volonté de réunir tous ses vassaux dans une même cause, contre les païens301. La reprise, dans cette scène calquée sur ses aînées, d’un vœu si souvent exprimé dans la poésie épique laisse entendre que le poème peut très logiquement s’inscrire dans la longue lignée de la lutte d’une communauté chrétienne contre une autre entité aux contours plus ou moins définis : « la geste Mahon ». Selon H. Bloch, « le discours formulaire des premières chansons de geste, en particulier, convenait idéalement pour exprimer l’unité d’un groupe »302. Mais l’unité du groupe ne se forme pas, parce que la puissance d’un lignage de traîtres est suffisante pour introduire le désordre à la cour impériale et provoquer le bannissement d’un vassal loyal et, du grand projet initial, le poète fera une expédition pour reprendre une épouse enlevée par un magicien… Schématisation d’un entourage royal peu enclin à l’obéissance, caricature d’un roi un peu couard : chaque scène dans Lion de Bourges contribue à représenter les tensions qui affectent la société féodale du XIVe siècle. Déjà, dans les premières poésies épiques, ces tensions existaient ; la chanson de Roland en donne un bon exemple, en laissant les avis contraires se croiser devant un empereur silencieux. Cependant, cette chanson montre que l’unité se reforme autour d’un projet unique et célèbre une idéologie mise au service d’une communauté, dans un esprit de guerre sainte. Cet esprit perdure dans Lion de Bourges, comme en témoignent les engagements des héros, mais la dégradation des relations féodo-vassaliques menace l’accomplissement durable de toute action. L’équilibre entre le roi et ses vassaux, nécessaire au bon fonctionnement de la société, est rompu : même si les colères d’Ogier n’ont finalement d’autre but que de protéger le roi tout en ménageant le vassal fidèle, elles prennent suffisamment d’ampleur pour que l’image impériale finisse par en pâtir. De plus, ce roi a une fâcheuse tendance à accorder sa confiance aux traîtres. Naimes et Ogier veulent‑ils le protéger ? Il n’y voit qu’opposition et serait prêt à laisser s’éloigner ses plus fidèles conseillers. La dégradation de l’image du roi, déjà entreprise dans les chansons de geste dès la fin du XIIe siècle, affecte le pouvoir politique de ce dernier et son rôle de chef de l’Église. L’empereur n’est plus sous influence divine. D. Boutet considère que, déjà à l’époque de Philippe-Auguste, « les transformations qui affectent cette image [sont] le fruit d’un changement dans la perception de la condition de roi, d’une crise de la représentation de la royauté, qui devient comme un symbole de la finitude de l’humanité : crise qui est sans doute moins liée à la mauvaise humeur d’une aristocratie récalcitrante devant l’accroissement du pouvoir royal sous le règne de Philippe Auguste qu’à l’émergence de l’idée, ou du pressentiment, d’une autonomie, encore très relative, de l’histoire humaine par rapport à la transcendance divine »303. La fusion en la personne du roi du pouvoir politique et du commandement de l’Église n’existant plus, il en résulte que la classe chevaleresque ne peut plus retenir les valeurs fondamentales sur lesquelles elle fondait son engagement. Cette désaffection laisse la place vacante aux conflits internes et aux luttes d’influence entre barons et traîtres qui nuisent à l’intégrité de cette classe ; ce thème, fortement développé dans les chansons du XIIIe siècle, préside à l’organisation du parcours héroïque dans Lion de Bourges. Dès lors que l’essentiel ne réside plus dans l’engagement au service de la collectivité, il se produit une scission entre l’idéologie du vassal et ce groupe. La notion d’engagement individuel prédomine, mais la perspective politique n’est plus importante ; seul, persiste le désir de rétablir l’ordre.

Or, cette volonté se trouve au confluent de deux grandes lignes dans la destinée du héros : la perspective religieuse, qui témoigne d’un altruisme inaltéré, et l’exigence de rechercher ses origines, de reconstituer sa famille et de rentrer en possession du fief confisqué. Les nombreux engagements au service de la foi illustrés dans l’œuvre conduisent à établir un constat d’inaboutissement. Le mal est présent ; il le reste, malgré une suite effrénée de combats. Il faut donc reconnaître, dans un échec qui devient révélateur, les limites mêmes d’une destinée qui ne s’inscrirait que dans cette optique, malgré les témoignages de la sollicitude de Dieu. Le modèle héroïque proposé dans le poème ne réside pas dans l’accomplissement du sacrifice au service de la foi chrétienne, mais dans une perspective individuelle incluant la famille.

L’omniprésence de Dieu, dans le parcours des héros, appelle une remarque. Pour des raisons multiples – dissensions politiques, dispersion familiale –, ce sont des personnages généralement isolés, qui peuvent devenir, à leur insu, liés par des engagements contraires à leurs choix : l’enchaînement des aventures de Lion autour du bassin méditerranéen le montre. Or, le Tout-Puissant intervient par l’intermédiaire de conseils précis délivrés soit par le Blanc Chevalier, soit par des voix célestes, ce qui sous-entend que, seul, le chevalier ne peut réaliser ce pour quoi il est destiné. L’attention de Dieu s’est détournée du pouvoir royal, qui ne représente plus l’unité politique et religieuse, pour se porter sur l’individu.

Notes
301.

Cf. v. 38-42.

302.

H. Bloch, Étymologie et généalogie. Une anthropologie littéraire du Moyen Âge français, Paris, Seuil, 1989, p. 143.

303.

D. Boutet, « Royauté et transcendance dans la fiction littéraire au temps de Philippe Auguste », Personne, personnage et transcendance aux XII e et XIII e siècles, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1999, p. 35-59.