Introduction de la deuxième partie

La chanson de Lion de Bourges offre, grâce à la densité de son intrigue, une vision très large des engagements politiques et guerriers, que les personnages sont susceptibles de prendre. Chaque confrontation avec un type de situation génère une leçon, et il apparaît rapidement que, quelles que soient les circonstances, on peut établir un constat d’échec. En effet, qu’il s’agisse des intrigues de la cour royale, de l’expédition de l’empereur ou des divers affrontements entre chrétiens et païens, toutes ces situations, sans lien apparent entre elles, conduisent à une issue sensiblement identique : l’action chevaleresque n’apporte pas de solution durable dans la société. Il en résulte une quasi-impossibilité de s’intégrer dans le système féodal, parce que celui‑ci ne fonctionne pas comme il le devrait et ne répond pas aux attentes impliquées dans les engagements guerriers. La carence du pouvoir royal laisse ainsi le champ libre à des relations d’une autre nature, susceptibles de mieux assurer la protection de l’individu et son désir d’accomplissement. Il se produit une sorte de transfert entre les relations féodo-vassaliques et les relations de parenté, dans lequel ces dernières tendent à prendre la place que l’épopée traditionnelle avait coutume de conférer aux premières.

Le parcours héroïque proposé dans la chanson révèle ainsi une alternance entre action au service de la société – qui reste à la base de l’engagement – et action au service du lignage³⁰⁴. Cette sorte de va-et-vient s’organise progressivement, chaque échec favorisant le déclenchement de l’acte suivant. Malgré l’enchevêtrement des épisodes, on peut voir se dessiner un ordre dans lequel la déception liée à l’inaboutissement de toute action en faveur du pouvoir royal ou de la collectivité, et l’impression d’instabilité générée par le cadre politique entraînent la recherche d’un nouveau point d’ancrage. Cela se traduit par l’importance accordée aux relations de parenté, dont il conviendra de comprendre si elles sont aptes à assurer la protection de l’individu, dans les conditions que nous avons précédemment décrites – ce qui équivaut à se poser une nouvelle question : la lecture de Lion de Bourges permet-elle de déterminer si les liens du sang peuvent encore se concevoir en termes de solidarité ? Cette dernière notion sous-entend, presque inévitablement, une idée de réciprocité ; mais, cela peut-il s’accomplir réellement dans la représentation de la société à l’œuvre dans le poème ?

On constate que le domaine de la parentèle, fonctionnant comme un vaste réseau, ne peut se soustraire aux attaques du mal, d’un mal profond – comme larvé dans les structures de la société médiévale représentée ici – qui, s’il ne se traduit pas par de violents conflits, fait apparaître une sorte de torpeur ou d’inertie ; malgré sa ténacité, le héros éprouvera des difficultés à en annuler les effets négatifs. C’est ainsi que graduellement se met en place la connaissance des limites qui cernent ce type de relations et qui ne permettent pas d’envisager un approfondissement de la relation de solidarité. Désormais, c’est en direction d’une cellule de dimension plus restreinte que le regard se tourne : la cellule familiale³⁰⁵.

Là aussi, l’instabilité et le désordre règnent, non pas en raison de dissensions internes mais à cause de l’action de traîtres ou de personnages malveillants. Dispersion, enlèvements, jalousie, inceste : de nombreux motifs sont utilisés pour témoigner des dangers planant sur la famille. C’est cette manifestation du désordre qui constitue le point d’ancrage de l’engagement, car le chevalier met son action au service de sa famille, ce qui inclut aussi bien le rétablissement de l’ordre dans les possessions domaniales que les efforts constamment déployés pour parvenir à la reconstitution de la cellule familiale. Quelle que soit la dimension de cette implication, celle‑ci suscite de nouvelles interrogations. De même que le poète avait montré la quasi-impossibilité de donner un aboutissement positif à l’acte héroïque accompli en faveur de la société, il souligne, dans l’engagement guerrier au service de la famille, la fragilité et le manque de permanence de ces actes. Cela revient à poser la question essentielle de la finalité : est-ce dans ce type d’engagement que réside l’idéal d’accomplissement auquel tend le héros dans Lion de Bourges ?